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Contes d'ici et d'ailleurs

Démarré par bunni, 18 Septembre 2012 à 00:22:36

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bunni


La poupée de Sgödi

Trois fillettes du village de Sgödi, la fille du charpentier, celle du tailleur et celle du magicien mirent le nez à la fenêtre, virent les grosses gouttes s'écraser sur le sol et se demandèrent comment elles allaient passer ce jour de pluie. La fille du charpentier proposa : « J'irai sous le vieux tilleul, je couperai une branche, je la taillerai et j'en ferai une poupée!» - «Bonne idée, renchérit la fille du tailleur, et que ce soit un petit bonhomme. Je coudrai un bel habit pour lui et l'en revêtirai. » La troisième réfléchit longuement: « Et moi, dit-elle enfin, j'irai chercher la baguette magique de mon père et donnerai vie à cette poupée. » Elles se mirent aussitôt à l'œuvre. La branche fut détachée du tronc, écorcée et sculptée. Elles en firent un ravissant bonhomme avec des yeux faits de deux raisins de Corinthe et une rangée de têtes d'épingles rouges plantées dans le bois en guise de bouche. Rien n'y manqua, nez et oreilles, ni même la pomme d'Adam... La petite couturière prépara son aiguille. Dans un chiffon, on tailla une mignonne culotte de toile blanche. On borda le frac de soie verte d'une bande de fourrure et on garnit le petit chapeau d'une plume de duvet.
Finalement, la fille du magicien arriva et s'écria en brandissant le bâton magique de son père: « Dans un instant, le petit homme bougera. »
-Les trois fillettes retinrent leur souffle, cependant que la baguette magique touchait la poupée. On entendit un léger grésillement semblable à celui d'un feu qu'on allume. Et le bonhomme de bois commença à se mouvoir, étira ses membres, se dressa lentement puis bondit sur les genoux de la fille du tailleur. « Bonjour, Mesdemoiselles », dit-il gentiment. Les trois fillettes poussèrent un cri de surprise. Alors le minuscule bonhomme s'inclina si bas que les pans de son frac voltigèrent. Il souleva poliment son chapeau et se montra si aimable que les trois enfants s'habituèrent aussitôt à sa présence. La fille du magicien demanda: «Comment t'appelles-tu?» - « Branche de tilleul! » répondit-il d'une voix claire. « Et à qui appartiendras-tu ? » s'enquit la fille du charpentier. « A vous trois, aussi longtemps que vous vivrez en bonne intelligence. »

A l'instant, elles convinrent que Branche de tilleul passerait une semaine dans la famille du charpentier. La deuxième semaine, il serait l'hôte du tailleur, la troisième celui du magicien. Les enfants vécurent des heures délicieuses en sa compagnie. On riait, on plaisantait à journée faite. Branche de tilleul était aussi bon acrobate qu'adroit danseur de corde. Les fillettes le serraient sur leur cœur, le cajolaient et l'embrassaient à qui mieux mieux. L'une le baigna, quand cela fut nécessaire, une autre le peigna et la troisième brossa ses habits. Le soir, à l'heure du couvre-feu, il se laissait border dans un petit lit qu'on balançait doucement, et chacune lui chantait une berceuse. Les papas des fillettes furent enchantés car le petit bonhomme devint bientôt un vrai lutin qui aida le charpentier en rabotant avec ardeur, le tailleur en cousant deux fois plus vite que lui, et le magicien qui put rester tranquillement assis dans son fauteuil, car Branche de tilleul exerçait la magie beaucoup mieux que lui. Bref, il se montrait en toute circonstance un joyeux compère et n'était jamais ni grognon ni maussade. Cette vie merveilleuse aurait pu durer longtemps si la fille du tailleur, volontiers querelleuse, n'avait affirmé un jour : « C'est moi que Branche de tilleul aime le mieux ! » Mais la fille du charpentier répliqua aussitôt : « Non, c'est moi qu'il préfère. Ne l'ai-je pas créé avec du bois, n'a-t-il pas dans la bouche les têtes de mes épingles et ses yeux bruns ne viennent-ils pas de mes raisins de Corinthe ? » A son tour, la petite magicienne, piquée au, vif, s'écria: a Et qui lui a donné la vie ?:» Mais la fille du tailleur trancha: « Ta ta ta... c'est sur mes genoux qu'il a sauté et non sur les vôtres. » Et, repoussant ses compagnes, elle prit Branche de tilleul dans ses bras comme elle l'aurait fait avec un petit chat. Alors les deux autres fillettes, furieuses, la saisirent aux cheveux et l'arrachèrent de sa chaise. Ce fut une vraie bataille. On se griffa et se mordit si bellement que le petit bonhomme, épouvanté, se réfugia sur le miroir suspendu à la paroi et versa des larmes amères, car il souffrait dans son cœur d'être la cause d'une si méchante querelle.

Sur ces entrefaites, le charpentier, alerté par le bruit, arriva pour prêter main forte à sa fille. « Prenez la porte ! cria-t-il aux autres, Branche de tilleul est mon compagnon! » Mais déjà le tailleur accourait en brandissant ses ciseaux. Il hurla : « Le petit bonhomme m'appartient, il est en apprentissage chez moi. » Le magicien, lui aussi, revendiquait Branche de tilleul. Par précaution, il avait amené avec lui des voisins armés. En les voyant, le charpentier et le tailleur appelèrent également à leur aide des hommes munis de piques, de glaives, de hallebardes, si bien que trois troupes en armes se trouvèrent face à face. La plupart des hommes avaient même apporté des vivres pour trois jours car on pensait que la lutte serait longue.
La bataille devait avoir lieu sous le vieux tilleul qui avait fourni la branche. Mais, dès que le signal fut donné, un éclair tomba du ciel et frappa l'arbre qui se fendit. D'un bond géant, le petit bonhomme sauta par-dessus les tètes de centaines d'hommes et disparut dans la fente béante qui, aussitôt, se referma sur lui. Les guerriers, stupéfaits, ouvrirent de grands yeux, puis déposèrent les armes en disant : « Puisque Branche de tilleul est parti, il n'y a plus de bataille qui tienne ! ... » et ils poussèrent un soupir de soulagement. Mais les trois fillettes déplorèrent la perte du gentil compagnon de leurs jeux et projetèrent de tailler plus tard pour chacune un autre petit bonhomme afin de ne plus jamais se quereller.

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Le prince orphelin

Si vous ne dormez pas, écoutez mon histoire.  C'est l'histoire d'un petit prince orphelin à qui son père, le roi Lambert, en mourant, n'avait laissé qu'un bâton plié en deux, une demi-coquille de noix de coco et une petite chatte au poil jaune.

Le petit prince était bien malheureux.  Après la mort de son père le roi, un méchant ministre appelé Maltorne l'avait mis à la porte du château :

—Ouste! dehors, le petit prince.  Emporte avec toi ton sale chat, ton bâton croche et ta moitié de noix.  Et ne t'avise pas de revenir, sinon je te fais couper la tête!

Le petit prince n'avait ni frère, ni sœur, ni oncle, ni tante, et il n'avait plus de père.  Quant à sa mère, il ne l'avait jamais connue : elle était morte en lui donnant la vie.  Il s'en alla donc la tête basse, la demi-noix de coco dans sa main droite, le bâton courbé dans sa main gauche et la petite chatte à poil jaune sur ses talons.

Il marcha longtemps droit devant lui, longtemps, longtemps.  Il traversa des champs de blé et des champs d'avoine, des ruisseaux et des savanes, des collines et des vallons.  Au soir tombant, il arriva au pied d'une montagne couverte d'arbres majestueux.

Le petit prince était bien fatigué, car il avait marché très loin malgré ses petites jambes.  Et il avait grand-faim, malgré sa tristesse.  Il s'assit sur un tronc de bouleau, et dit à haute voix :

—Je suis bien fatigué et j'ai grand-faim.  La nuit va venir bientôt et je vais avoir froid.  Qu'est-ce que je vais faire?

Et, prenant son visage dans ses mains, le petit prince se mit à pleurer.  L'une de ses larmes tomba dans la moitié de noix de coco et alors...  Merveille!  Une bonne odeur monta au nez du petit prince.  Quand il regarda à ses pieds, il vit que la noix de coco débordait de viandes délicates, de légumes appétissants et de toutes sortes de mets délicieux.  Le petit prince mangea jusqu'à plus faim, et donna les restes à sa chatte.

—Ouf!  J'ai mangé comme un grand prince, dit le petit prince.  Maintenant je m'étendrais bien sur un bon lit, avec une bonne couverture pour me protéger du froid.

À peine eut-il dit ces mots que le bâton plié en deux s'allongea, s'élargit, et bientôt forma un petit lit bien confortable.  La demi-noix de coco roula jusqu'à la tête du lit et prit la forme d'un oreiller.  La petite chatte se gratta l'oreille, et une touffe de poils jaunes s'envola jusqu'au lit et s'agrandit, s'élargit, s'épaissit jusqu'à devenir une moelleuse couverture.

Le petit prince se coucha sur le lit, la petite chatte se coucha au pied du lit, et tous deux s'endormirent sous les étoiles qui commençaient à s'allumer.

Quand le petit prince s'éveilla, il s'aperçut qu'il avait dormi longtemps, très. très longtemps.  Tellement longtemps qu'en se passant la main sur le menton, il sentit qu'il lui était poussé de la barbe!  Ses vêtements étaient devenus bien trop petits : sa chemise avait craqué dans le dos, son pantalon lui montait à mi-jambe, et les orteils lui sortaient par le bout décousu de ses souliers.

Il alla se mirer dans un ruisseau qui coulait près de là, et fut étonné de voir un grand jeune homme habillé comme un mendiant et barbu comme un savant.

Quand il revint du ruisseau la petite chatte au poil jaune, le bâton courbé et la demi-coquille de noix de coco l'attendaient, tout pareils à ce qu'ils étaient quand il les avait reçus de son père mourant.

—J'ai grand-faim! dit le prince en regardant la demi-noix de coco.

Mais la demi-noix de coco resta une demi-noix de coco.

—Je voudrais bien m'allonger un peu! essaya le prince en regardant le bâton courbé.

Mais le bâton courbé resta un bâton courbé.

—Et toi non plus, tu ne peux rien pour moi? demanda le prince en caressant la chatte.

La petite chatte jaune ne bougea pas une patte...

—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m'habiller, m'abriter.  Il faudra que je me débrouille tout seul, dit le prince.

Alors il vit venir, sur la route du sud, un grand cheval monté par un beau soldat avec un sabre au côté et un chapeau à plume sur la tête.

—Bonjour, dit le prince.

—Qui es-tu pour me parler ainsi? demanda le soldat avec une grosse voix.  Je n'ai pas l'habitude de fréquenter les mendiants en guenilles plantés au bord des routes!

—Je ne suis pas un mendiant, répondit le prince.  Et vous, qu'est-ce que vous êtes?

—Je suis un soldat, ça se voit, non?  Je suis le plus beau soldat du roi Maltorne.  Regarde mon grand cheval, mon sabre et mon chapeau à plume!

—Je voudrais bien être soldat moi aussi, dit le petit prince à voix basse.  Et qu'est-ce que ça fait, un soldat?  continua-t-il à voix haute.

—Ça fait la guerre! répondit le soldat en riant.  Puis, piquant ses éperons dans les flancs du cheval, il partit dans un nuage de poussière.

—Qu'est-ce que c'est que la guerre? cria le prince... mais le soldat était déjà trop loin, et ne l'entendit pas.

Alors le prince regarda sa chatte, son bâton et sa demi-coquille de noix, et répéta :

—Je voudrais bien être soldat, avec un grand cheval, un long sabre et un beau chapeau à plume.

Mais la petite chatte se contenta de miauler joyeusement, la demi-coquille de noix ne se changea pas en chapeau à plume et le bâton courbé resta un bâton courbé.

—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m'habiller, m'abriter, dit le prince.  Il faudra que je me débrouille tout seul...

Alors il vit venir sur la route du sud un riche marchand assis dans une calèche tirée par une belle jument.

—Bonjour, dit le prince.

—Qui es-tu pour me parler ainsi? demanda sévèrement le marchand.  Je n'ai pas coutume de lier conversation avec les mendiants qui traînent au bord des routes!

—Je ne suis pas un mendiant, répondit le prince.  Et vous, qu'est-ce que vous êtes?

—Je suis un marchand, bien sûr!  Et un riche marchand.  Je suis le plus riche marchand du royaume de Maltorne.  Regarde ma jument de course, ma calèche légère, et ma bourse pleine d'or...

—Je voudrais bien être marchand moi aussi, dit le petit prince à voix basse.  Et qu'est-ce que ça fait, un marchand?  continua-t-il à voix haute.

—Ça fait des affaires! répondit le marchand sans rire.  Puis, d'un claquement de langue, il lança sa jument au grand trot et s'éloigna dans un nuage de poussière.

—Qu'est-ce que c'est, les affaires? cria le prince... mais le marchand était déjà trop loin pour l'entendre.

Alors le prince caressa sa chatte, prit sa demi-coquille dans sa main droite et son bâton courbé dans sa main gauche, et dit :

—Je voudrais bien être marchand, avec une jument de course, une calèche légère et une bourse pleine d'or.

Mais le bâton resta bâton, la demi-coquille ne se changea pas en calèche et la petite chatte ne miaula même pas.

—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m'habiller, m'abriter, soupira le prince.  Il faudra que je me débrouille tout seul...

Alors il vit venir sur le chemin du sud un vieux bonhomme avec une grande barbe blanche, un sac sur l'épaule et une canne sur laquelle il s'appuyait pour marcher.

—Bonjour, dit le prince.

—Bonjour mon prince, répondit le vieux bonhomme.

—C'est vrai que je suis un prince, fit le prince tout surpris.  Et vous, qu'est-ce que vous êtes?

—Je suis un mendiant; ça se voit, non?  Regarde ma besace, ma canne pour soutenir mes pas et ma grande barbe blanche...

—C'est donc ça un mendiant? se dit le prince à voix basse.  Et qu'est-ce que ça fait, un mendiant?  continua-t-il à voix haute.

—Ça demande la charité, répondit le mendiant.

—Et c'est quoi, la charité? demanda le prince.

—La charité, répondit le mendiant en caressant sa barbe blanche, c'est quand on donne.

—Ah!...  je voudrais bien vous donner la charité, dit piteusement le prince, mais je n'ai rien, je ne sais même pas comment je vais manger, m'habiller, m'abriter...

—Tu as une petite chatte, une demi-coquille de noix et un bâton courbé, remarqua le mendiant.

—C'est vrai, dit le prince.  C'est tout l'héritage que j'ai reçu de mon père, le roi Lambert.  Si je te les donne, je n'aurai plus rien du tout!

—Alors tu deviendras un mendiant, dit le mendiant.  Tu te tiendras au bord des routes et tu demanderas la charité aux passants.

—J'aurais préféré devenir soldat, ou riche marchand, dit le prince à voix basse.  Mais je ne sais pas ce que c'est que la guerre, ni ce que c'est que les affaires.  Tandis que la charité, je sais maintenant ce que c'est.  Alors je veux bien devenir mendiant.  Tiens, vieil homme, continua-t-il à voix haute, voici mon bâton courbé, il remplacera ta canne si jamais elle se brise.  Je te donne aussi ma demi-coquille de noix.  Quant à ma petite chatte, elle ne reste avec moi que parce qu'elle le désire.  Alors elle partira avec toi seulement si elle accepte de te suivre.

Le vieil homme mit la demi-coquille de noix dans sa besace, prit le bâton courbé, et s'en alla.  La petite chatte le suivit.

Et le prince resta tout seul sur le bord de la route.

—Maintenant je sais comment faire pour manger, m'habiller, m'abriter, se dit-il tristement.  Je n'ai qu'à demander la charité aux passants...

Il s'assit sur une pierre et attendit.  Bientôt, par la route du nord, il vit revenir le soldat.  Mais plus de chapeau à plume, plus de sabre au côté, plus de grand cheval!  Le soldat marchait tête nue, en boitant.  Il avait ses habits tout déchirés, il était couvert de poussière et de sang.

—Bonjour! dit le prince.

—Bonjour, dit le soldat; bonjour, mon prince.

—Mais où sont votre cheval, votre grand sabre et votre beau chapeau à plume? demanda le prince.

—C'est que j'ai perdu la guerre, répondit le soldat.  J'ai tout perdu, je suis bien malheureux.

Et le soldat continua tristement sa route.

—Je n'ai pas osé lui demander la charité, pensa le prince.

Il se rassit sur sa pierre et attendit.

Bientôt le prince vit revenir le marchand.  Mais plus de calèche, ni de belle jument, ni de bourse pleine d'or : le marchand se traînait péniblement, ses habits tout déchirés, son corps couvert de plaies et de bosses.

—Bonjour, dit le prince.

—Bonjour, dit le marchand; bonjour, mon prince.

—Mais où sont votre calèche légère, votre jument de course et votre bourse pleine d'or? demanda le prince.

—C'est que j'ai fait de mauvaises affaires, dit le marchand.  J'ai perdu mon or, puis j'ai vendu ma jument et ensuite ma calèche.  Mais comme je n'avais pu payer toutes mes dettes, les autres marchands m'ont battu.  Je suis bien malheureux.

Et le marchand continua tristement sa route.

—Je n'ai pas osé lui demander la charité, pensa le prince.

Il se rassit sur sa pierre et attendit encore.  Il attendit longtemps.  Puis il vit venir à lui, sur la route du nord, un cortège imposant : il y avait de beaux soldats montés sur de grands chevaux, et plusieurs riches marchands dans des calèches légères, et, dans un carrosse bleu, un beau vieillard à barbe blanche vêtu de magnifiques habits.  À ses côtés souriait une belle jeune fille aux cheveux d'or.

—Bonjour, dit le prince.

—Bonjour, dit le vieillard en arrêtant le cortège d'un geste de la main.  Qui es-tu, toi qui oses m'adresser la parole?

—Je suis un mendiant, répondit le prince.  J'aurais voulu être soldat, ou marchand, mais je ne savais pas ce que c'était que la guerre ni ce que c'était que les affaires.  Puis j'ai appris ce que c'était que la charité, alors je suis devenu mendiant.

—Et tu es content d'être mendiant? demanda le vieillard.

—Je pense que oui, dit le prince.  Voyez-vous, j'ai vu ce qui arrivait aux soldats qui font la mauvaise guerre et aux marchands qui font les mauvaises affaires.  Alors j'aime mieux demander la charité.  Me donnerez-vous de quoi manger, m'habiller, m'abriter, mon beau vieillard?

Le vieillard descendit de son carrosse et s'approcha du prince.

—Ne me reconnais-tu pas? demanda-t-il.

—Bien sûr! s'exclama le prince.  Vous êtes celui à qui j'ai donné mon bâton, ma demi-noix de coco et ma petite chatte au poil jaune...

—Je t'avais demandé la charité et tu m'as donné tout ce que tu possédais, dit le vieillard.  Alors demande maintenant ce que tu veux.  Veux-tu la gloire du soldat?  Veux-tu la richesse du marchand?

—Non, dit le prince; je n'aime pas la guerre ni les affaires.  Si vous n'en avez plus besoin, je voudrais bien ravoir mon bâton courbé, ma demi-coquille de noix et ma petite chatte : c'est tout ce que mon père m'avait laissé...

—Tu as bien choisi, dit le vieillard.  Toi qui étais un pauvre prince dépouillé de son royaume, tu as donné tout ce que tu possédais pour me faire la charité alors que tu ne voyais en moi qu'un vieux mendiant.  Sache que je suis le Roi des génies.  Les fées, les elfes, les lutins et tous les magiciens tiennent de moi leurs pouvoirs.  Voici ton bâton courbé...

À ces mots le vieillard fit un geste, et toute la troupe des soldats disparut; à la place, il ne resta que le bâton plié en deux.  Puis il fit un autre geste et les soldats réapparurent.  Mais le bâton ne disparut pas; il devint une épée richement ornée, que le vieillard tendit au prince :

—Cette épée, continua le vieillard, c'est le signe de ta puissance.  Va dans le royaume de ton père, prince Lambert, et fais régner la paix.

Puis le vieillard dit encore :

—Voici ta demi-coquille de noix de coco...

Il fit un geste, et la troupe des riches marchands disparut; à la place, il ne resta que la demi-coquille de noix de coco.  Puis il fit un autre geste, et les marchands réapparurent.  Mais la demi-coquille de noix de coco ne disparut pas : elle devint une couronne brillante de diamants, d'émeraudes et de rubis, que le vieillard posa sur la tête du prince.

—Cette demi-coquille de noix, c'est le signe de ta richesse.  Va dans le royaume de ton père, prince Lambert, et fais régner la prospérité.

Enfin le vieillard dit :

—Voici ta petite chatte au poil jaune...

Il fit un geste, et la belle jeune fille aux cheveux d'or disparut; à la place, il ne resta que la petite chatte au poil jaune, qui miaula joyeusement.  Le vieillard fit un autre geste et la belle jeune fille réapparut.  Mais la petite chatte ne disparut pas : elle continua de miauler joyeusement en regardant tour à tour le prince et la jeune fille.

—Cette jeune fille, c'est la princesse Harmonie, ma fille bien-aimée, à qui je cherchais depuis quelque temps un prince digne d'elle.  Si tu veux l'épouser, amène-la avec toi dans le royaume de ton père, et faites régner l'amour et le bonheur.

—Elle partira avec moi seulement si elle le désire, murmura le prince en rougissant.

À ces mots, la princesse aux cheveux d'or descendit du carrosse et vint en souriant mettre sa petite main dans la main du prince.  Tous les marchands se mirent à applaudir.  Tous les soldats criaient très fort « Vivent le prince Lambert et la princesse Harmonie!  Vivent notre princesse et son prince! »  Et le beau vieillard qui était le Roi des génies, qui régnait sur les fées, les elfes, les lutins et tous les magiciens, les regarda d'un air attendri puis disparut tranquillement, comme disparaît un rêve, quand on s'éveille.

Et la petite chatte au poil jaune tournait autour des amoureux en miaulant joyeusement...

bunni


Airelle et Myrtil

Lorsque Airelle, conduisant les chèvres, arriva à l'orée du bois, elle entendit de grands coups ! hhan ! hhan ! hhan ! suivis de craquements.
Elle s'avança un peu pour voir ce que cela voulait dire : elle aperçut un homme qui, de sa hache, frappait sans trêve un vieil arbre touffu : hhan !
"Oh, là ! Messire, s'écria-t-elle, vous allez abîmer le roi des chênes.
- Le roi des chênes est un chêne, et c'est du bois de chêne que je veux.
- Il ne manque pas, Messire, de chênes morts qu'on peut abattre sans regrets.
- Ma petite fille, c'est un arbre vivant, robuste et nerveux que je veux."
Et l'homme se mit de nouveau à frapper : hhan !
"Oh, là ! Messire, vous allez faire tomber le nid du rossignol : c'est le roi des chanteurs.
- Le rossignol fera son nid ailleurs, et cet oiseau-roi ne m'intéresse pas avec ses romances inutiles ; je lui préfère une belle oie grasse."
Et l'homme se mit de nouveau à frapper : hhan !
"Oh, là Messire, fit Airelle une trosième fois, vous oubliez que cette forêt est le domaine du roi. Il ne sera pas satisfait de voir abattre son grand chêne sous l'ombre duquel il s'assied.
- Chacun s'assoiera à son tour, lui dessous, moi dessus, et, si le roi n'est pas satisfait, qu'il vienne me le dire ; je m'en moque et j'en ris et, tu pourras lui répéter, je lui prendrai tout son gibier et tout son bois si ça me plaît, foi de Bracco !"
Et l'homme se mit de nouveau à cogner dur : hhan ! hhan ! hhan !
Devant tant d'insolence, Airelle irritée ne dit plus rien ; songeuse, elle mena paître ses biquettes blanches, et le bruit des coups tout le jour l'attrista : hhan ! Le soir vint ; dans le couchant, Airelle entendit le son du cor et bientôt elle vit une troupe de seigneurs au trot alerte de leurs chevaux, escortant le roi et son neveu le prince Myril. Ils passèrent dans la poussière, aux sons de la fanfare : tonton, tontaine et tonton ; mais, quand ils arrivèrent au grand chêne pour faire halte, ils firent de grands cris indignés. Ils revinrent sur leurs pas et le roi s'adressa à Airelle :
"Bonjour, pastourelle, ma mie, n'as-tu  point vu l'audacieux qui abattit le roi des chênes ?
- Salut, Sire, fit Airelle, si, je l'ai vu et menacé de votre colère, mais l'insolent m'a répondu qu'il s'en moquait, foi de Bracco.
- Ah ! ah ! c'est ce Bracco, c'est ce voleur, ce sacripant qui tue mes cerfs et qui me raille. Hardi, Seigneurs, sus au forban ! Et toi, fillette, merci. Si, grâce à toi, je le rattrape et le punis, tu auras la plus belle récompense que tu puisses rêver."
Au galop le roi s'élança, suivi de son neveu, le prince Myrtil, et de ses chevaliers.
... Bracco est déjà loin ; il a emporté le roi des chênes au coeur mystérieux de la forêt, dans un taillis inconnu, son repaire, où nul ne peut le retrouver.
A la place du grand chêne, il ne reste que quelques branches éparses et, parmi les feuilles déchiquetées, le nid du rossignol gît sur le sol.
Airelle doucement le ramasse, l'emporte et le pose dans un cerisier rose de son jardinet. La nuit est venue, Airelle s'endort.
Mais voici que, dans l'ombre adoucie par les étoiles, le rossignol de met à chanter : rititi, tititi... une chanson si pure et si mélodieuse qu'Airelle se réveille ; pour le mieux entendre, elle se met à la fenêtre.
L'oiseau alors saute de la branche voisine, vient se poser tout près d'Airelle et, comme elle le regarde émerveillée, elle s'aperçoit tout à coup... que c'est un tout petit page, vêtu de gis, tenant en main une mandoline dont il s'accompagne : rititi, tititi... et si petit qu'on dirait un oiseau.
"Bonsoir Airelle, chante Rossignolet ; puisque te voilà si gentille et si bien éveillée, prends ta cape de bure et tes sabots de bois léger, je connais la forêt et je sais le repaire où se cache le voleur que le roi veut punir. Viens, Airelle, avec moi, ma chanson te guidera."
Airelle prit sa cape, ses sabots, descendit les trois marches du seuil ; il faisait sombre :
"Rititi, tititi !" De sa chanson, Rossignolet la guidait. Après une longue marche, elle arrive ainsi à une grande clairière.
"Chut, fit Rossignolet, regarde, mais point de bruit."
Airelle, dans un rayon de lune, vit l'homme qui se balançait en cadence, poussant, tirant une grosse lame déchiquetée, faisant des planches avec le roi des chênes.
Puis il prit un maillet et des clous : toc, toc, il se hâtait. Bientôt il y eut une grande table dressée sur la terre.
"Partons", fit Rossignolet.
Airelle revint sur ses pas jusqu'à sa demeure et dormit jusqu'au jour. La nuit suivante, elle dormait : Rititi, tititi. Rossignolet l'éveilla ;
"Prends ta cape de bure et tes sabots de bois léger."
Quand ils arrivèrent à la clairière, l'homme taillait et frappait : toc, toc ; il acheva bientôt un banc, puis un autre, et les plaça des deux côtés de la table.
Et, la nuit suivante, quand Airelle arriva avec Rossignolet, l'homme posait sur la table des plats d'étain luisant chargés de gibiers de toutes espèces, avec, au centre, un grand surtout rempli de pommes.
"Ah ! ah ! fit-il en ricanant, si le roi n'a plus de gibier, j'en ai de reste pour traiter mes amis ; si ses pommiers n'ont que des feuilles, c'est que leurs fruits sont sur ma table !"
Il s'éloigna pour aller quérir ses invités. Rossignolet dit alors à Airelle :
"Souviens-toi, Airelle, qu'il a voulu du bois nerveux, solide, vivant pour ses oeuvres, et, bien que son voeu soit exaucé, le bois vivra."
Airelle, stupéfaite, voit alors la grande table qui, sur ses quatre pieds, se met à marcher l'amble comme un cheval de tournois et les deux bancs l'escorter sur leurs pieds courts ainsi que deux bassets de Poméranie."
"En route ! Airelle, fit Rossignolet, guidons-les vers le bon chemin."
L'oiseau chantait : rititi, tititi ; Airelle allait, la table marchait, les bancs suivaient, tout s'enfonça dans la forêt.
...Cependant le roi, bouillant de colère, depuis trois jours battait les bois sans rencontrer Bracco, ne voulant pas revenir au palais avant d'avoir lavé l'injure.
Suivi de ses gentilshommes, accompagné de son neveu Myrtil, il galopait, sans répit, laissant à peine les montures lamper au passage une gorgée à la source jaillissante ou happer une pousse de taillis verdissant : Bracco devenait introuvable.
Las enfin, et la rage atténuée par cette chevauchée, le roi s'apprêtait tout de même à rentrer à son logis quand il s'arrêta un peu sur la route du retour.
"Hélas ! fit-il, il nous faut revenir avec notre affront et notre peine ; si nous avions eu quelque bonne table bien servie, du moins aurions-nous pu poursuivre nos recherches !"
A ce moment Airelle arrivait ; sur ses cheveux Rossignolet était posé.
"Sire, soyez exaucé."
Et le roi, les yeux éblouis, vit une table toute dressée qui s'avançait au pas de parade, accompagnée de deux bancs. Chacun sauta de selle et s'assit au festin.
...Bracco, pendant ce temps, était allé en toute hâte quérir les bandits ses amis.
"Venez, leur dit-il, faire bombance à la santé du roi."
Mais, quand il revint avec eux, plus de table, plus de festin : il s'étonna ; à la risée de ses amis, sa stupéfaction devint de la rage, il fureta et, sur le sol, il aperçut une pomme tombée, puis à quelques pas une autre pomme...
Au cahot de la marche, les pommes une à une avaient roulé et sur le sol laissaient la piste. Bracco la suivit.
"Hardi, les gars !"
Il la suivit, se dépêchant et, de la sorte, il arriva avec ses amis à la place où la table s'était arrêtée.
Le roi réconforté venait justement de remonter en selle ; les chevaliers, l'arme au poing, attendaient ; son neveu Myrtil l'escortait. Il vit Bracco : "Sus au félon !"
En un instant, Bracco, cerné et capturé, couvert de chaînes, fut mené, avec sa bande, au noir cachot.
"...Maintenant, dit le roi, comment te nommes-tu, fillette ?
- Sire, je m'appelle Airelle pour vous servir.
- Et tu m'as servi au delà de mon espoir ; aussi, fillette, tu auras plus encore que je n'avais promis, approche ici, voici Myrtil mon neveu, il sera ton époux."
En souvenir des fiançailles, le roi planta un chêne, et ce chêne, aujourd'hui remplaçant l'autre abattu par Bracco, est le roi de la forêt ; et le fils de Myrtil et d'Airelle est lui aussi devenu roi.

Jérome DOUCET


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La vengeance de la Fée Totorote

Toute la Cour du Royaume Imaginaire était réunie dans la salle des fêtes du palais, où devait avoir lieu, ce matin-là, le baptême du petit prince Frisselis, héritier présomptif de la couronne. Chambellans, dignitaires, ministres, grands seigneurs et belles dames étaient venus de dix lieues à la ronde pour assister à l'auguste cérémonie, et ils attendaient avec une impatience facile à comprendre le moment solennel où les portes s'ouvriraient à larges battants et livreraient passage au cortège royal.
L'attente ne fut pas longue, car bientôt, deux magnifiques huissiers à chaînes annoncèrent gravement :
"Le Roi !... La Reine !..."
Et le couple royal, dans ses plus somptueux habits de gala, pénétra dans la salle pendant que les grandes dames, grands seigneurs, ministres, dignitaires et chambellans, pour bien marquer leur respect, se penchaient vers le parquet, en faisant les génuflexions les plus plates.
Quatre suivantes, magnifiquement parées, apparurent ensuite, portant un palanquin sur lequel se trouvait placée une longue corbeille ; c'était le berceau qu'elles déposèrent au pied du trône.
"Seigneurs et dames de la cour, dit aussitôt le roi, je vous présente Frisselis, prince héritier de la couronne. C'est pour assister à son baptême, que je vous ai conviés aujourd'hui. Nous allons y procéder sur le champ."
Et ce disant, il prit le royal poupon, et l'élevant au-dessus de sa tête le montra à l'assistance. Inutile de dire que le murmure le plus flatteur s'ensuivit. Pendant quelques minutes, on n'entendit que ces mots prononcés à mi-voix, et qui volaient de bouche en bouche :
"Oh ! le bel enfant !... Qu'il est joli !... Qu'il est mignon !..."
Le prince Frisselis était en effet un fort beau bébé, frais, rose, avec deux petites joues toutes pareilles à des pommes d'api. Ses yeux étaient clairs, intelligents, et se portaient de l'un à l'autre avec la plus grande vivacité. Mais ce qu'il y avait de plus remarquable chez lui, c'était encore la bonne humeur empreinte sur son visage, où s'épanouissait, comme une fleur de printemps, le sourire le plus gracieux qu'il fût possible de voir. Depuis le moment où il était né, c'est-à-dire depuis huit jours, non seulement il n'avait pas pleuré une seule fois, mais encore sa jolie petite frimousse ne s'était même pas renfrognée une seconde.
Le petit prince donna d'ailleurs, ce matin-là, la meilleure preuve de son excellent et radieux caractère. En effet, la cérémonie du baptême, à laquelle procédèrent trois grands prêtres en robes rouges, fut fort longue et fort compliquée. On eût pu croire que Frisselis en montrerait de l'énervement et de l'impatience ! Il fut au contraire aussi sage qu'une image et, souriant de plus en plus à mesure que le baptême se prolongeait, c'est à peine s'il bougea dans les bras de sa marraine !...
La cérémonie allait prendre fin quand, tout à coup, un grand massif de camélias blancs, qui tenait le milieu de la salle, s'entrouvrit ... Et, vêtues de belles robes blanches, roses, bleues, aux étoffes chatoyantes et constellées de pierres précieuses, des fées, toutes les fées du royaume, apparurent...
Car j'avais oublié de le dire : en ce temps-là, il y avait encore des fées !...
Pourquoi venaient-elles toutes ainsi au baptême de Frisselis ?... Mais tout simplement parce que les fées assistent toujours au baptême des petits princes pour leur faire don, d'un coup  de leurs baguettes magiques, des plus belles qualités du coeur et de l'esprit !... Et c'est ainsi que la fée Brise-d'Avril donna à Frisselis la grâce, la fée Folle-Avoine, la bonté, la fée Ciel-Léger le courage, et d'autres la douceur, l'énergie, la modestie, la franchise...
Mais voilà que, tout à coup, du beau massif de camélias blancs, surgit une sorte de vieille sorcière, plus laide à voir que les sept péchés capitaux.
Elle avait un vilain nez tout crochu, une horrible bouche toute édentée. Et il eût été difficile de dire lequel était le plus long, ou du nez, ou du menton !... De plus, elle était vêtue ridiculement d'une robe de soie jaune à grands ramages verts, qui formait crinoline autour de son petit corps ratatiné, et d'un incommensurable chapeau en feutre rouge, qu'agrémentait un grand oiseau bleu de ciel.
Cette caricature n'était autre que la fée Totorote, l'une des fées les plus grincheuses qu'il y eût à cent lieues à la ronde !...
Une explosion de rire salua l'entrée de cet épouvantail, qui eut certainement mis en fuite tous les moineaux du royaume !... Le petit prince lui-même, ouvrant comme un O majuscule sa jolie petite bouche, pouffa !... Et ce fût si drôle de voir ce poupon de huit jours éclater de rire au nez  de la vieille fée que les trois grands prêtres eux-mêmes, malgré leur dignité habituelle, se mêlèrent à l'hilarité générale !
La fée Totorote, suffoquée par la colère, s'arrêta au milieu de la salle. Son visage était devenu apoplectique. On crut un instant qu'elle allait avoir une attaque.
"Ah ! c'est ainsi ! murmura-t-elle rageuse. On me tourne en ridicule !... On se moque de moi !... Eh bien ! je vais me venger !"
Et levant sa baguette magique vers Frisselis :
"Petit prince qui te ris de la Totorote, continua-t-elle, tu viens de rire pour la dernière fois ! A partir d'aujourd'hui, tu ne riras plus... plus jamais... plus jamais !..."
Et tandis qu'à la surprise de tous le rire se figeait sur les lèvres du bébé, et la vieille fée disparut.
Totorote avait dit vrai !... Plus jamais, plus jamais, le prince Frisselis ne rit !.. Il grandit, sérieux et mélancolique, et plusieurs années s'écoulèrent sans qu'un seul sourire vînt jamais effleurer le coin de sa bouche !... Ses petits camarades avaient beau rire autour de lui, parmi les larges pelouses vertes où ils nouaient leurs rondes joyeuses, jamais Frisselis ne riait !... Il jouait bien comme les autres, mais en conservant l'étrange immobilité de visage dont il ne s'était plus départi, depuis le jour de son baptême §...
Le roi et la reine étaient désespérés !... Que faire pour guérir le petit prince ?
Pendant plusieurs années les deux souverains firent fouiller tous les coins et recoins de leur royaume, dans l'espoir de retrouver la fée Totorote à laquelle ils comptaient offrir une fortune si elle consentait à lever le mauvais sort qu'elle avait jeté sur leur fils !... Mais toutes les recherches furent infructueuses !... La vieille fée resta introuvable !...
Alors le roi et la reine firent venir du fond du pays et des pays environnants, tous le médecins quii avaient quelque réputation. Ils firent même appel aux charlatans et aux rebouteux de village !... Un grand congrès, où se réunirent tous ces hommes de science, eut lieu ; et l'on agita les moyens les plus divers et les plus insensés, pour rendre la gaieté au petit prince. L'un proposa de le faire voyager, autre du lui souffler du gaz hilarant dans les oreilles, un troisième de lui chatouiller la plante des pieds avec une paille. Quelque invraisemblables et extravagants qu'ils fussent, tous ces traitements furent essayés, et bien d'autres encore qu'il serait trop long d'énumérer !... Mais rien ne réussit, hélas ! Ces expériences n'avaient même fait qu'aggraver l'état du petit prince qui, s'étant aperçu de son infirmité, en éprouvait la plus grande tristesse.
Le roi et la reine, qui avaient compris que le mal dont souffrait leur fils ne ferait qu'augmenter s'il voyait les ravages produits sur son visage, avaient proscrit l'usage des miroirs. Cela n'avait du reste amené aucune amélioration, et les années passèrent les unes après les autres, sans que le moindre changement se produisit.
Le père et la mère de Frisselis étaient devenus presque fous de douleur, et, comme eux aussi depuis bien longtemps ne riaient plus, la pensée seule que d'autres personnes pouvaient rire leur devint insupportable. Ils prirent donc un grand parti et, un matin, donnèrent l'ordre de réunir toute la cour. Puis, lorsque chambellans, dignitaires, ministres, grands seigneurs et belles dames se trouvèrent assemblés, comme le jour du baptême :
"Seigneurs et dames de la cour, prononça gravement le roi, le prince Frisselis, ici présent, n'ayant jamais connu la joie de rire, il est, de par ma volonté, à partir d'aujourd'hui et jusqu'à nouvel ordre, interdit à tous mes sujets de rire, sous peine de voir leurs biens confisqués et leur tête tranchée !"
Un frisson courut dans l'assistance ! Belles dames, grands seigneurs, ministres, dignitaires et chambellans se regardaient atterrés, se sachant si le roi devenait subitement insensé ou se moquait d'eux !...
Mais au même instant, un aigre et bruyant éclat de rire s'éleva au milieu de la salle, et tous les assistants se tournèrent avec stupeur vers l'endroit d'où il partait...
Et dans le beau massif de camélias blancs, ils virent qui ? la fée Totorote, l'affreuse et vieille Totorote, plus ridicule que jamais dans sa robe de soie jaune, à grands ramages verts, et avec son incommensurable chapeau rouge au grand oiseau bleu de ciel !... Et elle était si comique, et le rire qui la secouait avait des notes si inattendues, qu'il ne se trouvait certainement pas à ce moment là une seule personne dans l'assistance , sauf le prince Frisselis, bien entendu, qui n'eût envie d'éclater de rire !
Mais chacun se rappelait l'ordre royal, et personne n'osa !...
"Sire, dit alors la vieille fée, vous avez été chercher bien loin les moyens de guérir votre fils, et vous avez supprimé le seul qui fût vraiment efficace !...
- Et ce moyen, c'est ?... fit vivement le roi.
- C'est... ou plutôt, ce sont... les miroirs et les glaces."
Le roi regarda Totorote avec stupéfaction, et tout le monde crut qu'elle se moquait de lui. Elle continua :
"Ce sont les miroirs et les glaces, où le prince aurait pu voir, en se regardant, combien il est... ridicule. Or rien ne vaut, croyez-moi, l'observation de soi-même, quand on veut se corriger de quelque défaut !..."
Tout en parlant, la fée avait sorti un miroir de sa poche. Elle plaça alors devant les yeux du prince qui, ne s'étant jamais vu, se trouva comiquement lugubre qu'il éclata de rire.
"Que vous disais-je, sire ?... dit Totorote. Voilà votre fils guéri, et guéri malgré moi, car je n'avais pas encore levé mon mauvais sort !"
Puis se tournant vers Frisselis :
"Prince, lui dit la vieille femme, te voilà guéri et pardonné !... Mais que cette leçon te serve, et à vous aussi, qui vous étiez moqué de moi !... N'oubliez pas en effet qu'on ne doit jamais, quand on est jeune, se rire des vieux et des vieilles, aussi ridicules qu'ils puissent être !..."
Et sur ces mots, la fée Totorote disparut comme elle était venue, tandis que le prince Frisselis, heureux de rattraper le temps perdu, était pris d'une inextinguible crise de fou-rire, en se rappelant la tête qu'il avait quelques minutes plus tôt.

Henri de GORSSE

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#379

Le Rossignol et la Belle-de-Nuit

Quel délicieux pays que le royaumes des Emeraudes ! Que de curieux voudraient le visiter ! Malheureusement le Temps, impitoyable destructeur, n'a pas plus respecté ses palais d'or et de pierres précieuses que la gloire et la prospérité d'empires plus vastes, dont les écoliers les moins sensibles au charme des études historiques connaissent tout au moins les noms.
Vers l'an 642 après NostamaldaNostamalda, législateur des Emeraudiens, une petite princesse naissait dans le palais royal. Les fées, pressées autour du berceau capitonné de satin, lui avaient prodigué tour à tour la bonté, l'esprit, la grâce, la beauté, quand la fée des Neiges, pâle et triste dans sa parure hivernale, déclara que la mignonne fillette mourrait si elle voyait une seule fois la lumière du soleil.
Désespérés, le roi et la reine voulurent éviter pour toujours à l'enfant la vue du beau ciel de son pays. Ils firent construire pour elle un palais immense, qui, d'après les documents relatant l'histoire de la princesse Zella (c'était son nom) fut considéré comme la 142e merveille du royaume des Emeraudes. Il n'avait pas de fenêtres, une porte d'or couverte de diamants permettait seule aux visiteurs et aux serviteurs l'accès de cette demeure étrange et féerique. Les salles étaient capitonnées de satin bleu, blanc ou rose semé de pierres précieuses aux feux changeants. Cent mille bougies, placées dans des candélabres d'or, y entretenaient constamment une brillante lumière. Toutes les ressources de l'industrie et de l'art avaient été employées pour distraire et charmer la royale recluse.
Amenée dans ce palais d'or sans que ses jolis yeux bleus aient vu l'azur du ciel ou suivi un blond rayon de soleil, Zella s'y trouvait heureuse. Elle y grandit, persuadée que les plafonds aux peintures délicates, les tentures aux couleurs riantes, devaient nécessairement borner ses regards, que la lumière factice illuminant sa demeure était seule qui existât.
Quand la jeune fille atteignit sa dix-huitième année une grande fête réunit dans l'immense salon blanc aux meubles d'émeraude, les rois les plus puissants, les princesses les plus belles et les plus élégantes, les seigneurs les plus aimables de son pays et des royaumes environnants.
La fée des Neiges avait présidé à la toilette de Zella et quand celle-ci parut, vêtue d'une robe bleue pâle pailletée d'aiguilles de givre brillantes comme des diamants finement taillés, un murmure d'admiration l'accueillit et un courtisan empressé la surnomma Belle-de-Nuit.
Un prince étranger nommé Rossignol, le seul sans doute à qui le seul sans doute à qui l'on eût négligé de raconter l'histoire mystérieuse de la jolie princesse, crut que le palais sans fenêtres était né d'un de ces caprices, et en dansant avec elle il dit en souriant :
- Gracieuse Zella, vous avez eu une heureuse idée en faisant construire cette demeure sans ouvertures, car, lorsqu'on peut contempler vos yeux, le ciel le plus bleu semblerait sombre, lorsqu'on peut admirer votre blonde et vaporeuse chevelure, les rayons du soleil ne sauraient charmer les regards.
Ces compliments laissèrent la jeune fille songeuse tout le reste du jour. Le ciel, le soleil étaient des choses inconnues pour elle et après avoir rêvé bien longtemps elle décida à tout tenter pour les voir.
Le lendemain, tout le monde reposait encore au palais d'Or quand Zella, trompant la vigilance de ses femmes, traversa les salles brillamment illuminées, ouvrit la porte et sorti. Les gardes, profondément endormis, n'avaient pas entendu ses pas légers et ele se trouvait dans les rues pavées de marbre, sans que personne soupçonnât cette promenade mortelle.
Habituée à la lumière éblouissante qui inondait ses appartements, la clarté indécise qui enveloppait la ville  cette heure matinale l'étourdit d'abord, mais elle se remit bientôt et marcha à l'aventure. Elle était arrivée prés d'un petit bois, quand le voile, qui semblait couvrir tout d'une lueur bleuâtre, se déchira : dans le ciel azuré, le soleil, rouge comme un globe de feu, darda ses rayons brûlants. La jeune princesse, frappée à mort par cette chaleur ennemie, tomba sous les ombrages puissants, à la protéger. Une exclamation de douleur retenti près d'elle à ce moment. Le prince Rossignol venait d'apprendre la valeur de ses imprudentes paroles, quand, en se promenant dans la ville, il avait aperçut la jeune fille. Affolé de désespoir, il venait seulement de la rejoindre et ne savait comment réparer le malheur qu'il avait causé inconsciemment.
Soudain, la fée des Neiges, plus pâle que jamais, apparut devant lui. De sa baguette froide et brillante elle toucha Zella inanimée et les yeux bleus, les cheveux dorés, la longue robe blanche disparurent. La princesse des Emeraudes n'était plus qu'une jolie fleurette qui ferma aussitôt sa corolle. L'infortunée jeune fille n'était plus qu'une mignonne belle-de-nuit.
Le prince pleurait en appelant Zella. La fée comprit ses regards suppliants, elle eut pitié de sa douleur et, frappant son vêtement avec la baguette de glace, elle le transforma en un petit oiseau gris, au plumage bien humble, mais elle lui donna ce qui charme le plus dans l'oiseau et  il devint le chantre mélodieux des belles nuits de printemps.
Aujourd'hui, les princesses les plus délicates peuvent supporter l'éclat des rayons du soleil, le royaume des Emeraudes n'est plus qu'un souvenir, la baguette des fées est brisée, mais le chant du rossignol n'a rien perdu de sa poésie et la belle-de-nuit est toujours fraîche et gracieuse.
Quand la nuit est venue, quand la nature s'est doucement endormie, que les étoiles d'or se sont allumées, une à une dans le ciel d'un bleu laiteux, que la lune verse sa lumière argentée sur les gazons de velours vert, un chant étrange, aux roulades tour à tour lentes, joyeuses ou tristes s'élève vers le ciel, troublant seul le silence mystérieux. Promeneur solitaire, tu supposes que ces notes sublimes où l'invisible musicien met toute son âme et tout son talent bercent seulement les rêves. Il n'en est rien. Regarde au pied de l'arbre où se tient le roi incontesté de ces nuits si calmes : une mignonne fleurette vient de s'ouvrir, la brise parfumée glisse plus légère, le chanteur ailé commence l'histoire de la malheureuse Zella et la belle-de-nuit écoute !

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La poudre d'escampette

Il y a plusieurs siècles, vivait en Hollande un géant, le géant Brasidomir, qui était certainement le plus extraordinaire géant que l'on puisse imaginer. Ce singulier personnage semblait avoir collectionné, pour son usage personnel tous les défauts de l'humanité, et il les affichait avec une complaisance et un orgueil qui le rendaient insupportable à tous ceux qui l'approchaient. Cette belle assurance était d'ailleurs naturelle : elle lui venait de la certitude qu'il avait de voir ses mauvaises actions ou ses demeurer impunies.
Le géant Brasidomir, tout comme l'ogre du Petit Poucet, possédait en effet une paire de bottes grâce à laquelle il pouvait franchir, d'une seule enjambée, des pays entiers, et échapper, par conséquent, à toutes les réclamations et à toutes les poursuites. Ces bottes extraordinaires ne devaient point leur vertu à leur confection ou à leur forme, mais à l'introduction dans l'intérieur de leurs talons, d'une simple pincée d'une poudre enchantée. Cette poudre, dont tout le monde a entendu parler, était la poudre d'escampette, et c'est elle qui a donné son nom à l'expression bien connue : "Prendre la poudre d'escampette", qu'on applique aujourd'hui à tous ceux qui, pour une raison quelconque, prennent si vite la fuite qu'il est impossible de les rattraper.
Le géant Brasidomir en usait non seulement pour lui, mais aussi pour Fifrelin, le jeune valet dont il avait l'habitude de se faire accompagner au cours de ses lointaines expéditions. Il eût, en effet, été tout à fait impossible à ce dernier, sans la poudre d'escampette, de suivre, sans être distancé, les longues enjambées de son maître.
Or, un soir que Brasidomir et Fifrelin, après une dure étape à travers les vastes plaines de Hollande, s'étaient arrêtés au bord d'un canal pour se reposer quelques instants, ce petit dialogue s'engagea entre eux.
"Ne trouves-tu pas, dit le géant à son valet, que nos bottes commencent vraiment à avoir fort piteuse mine ?...
- En effet, répondit Fifrelin, en montrant ses semelles éculées, il ne doit plus guère rester de poudre d'escampette sous le cuir de nos talons, or nous sommes bien loin aujourd'hui de faire les huit ou dix lieues que nous faisions, il y a quelques jours encore, d'une seule enjambée !...
- Il faut nous faire faire d'autres bottes ! fit Brasidomir.
- Avec quel argent ?..." questionna Fifrelin, en montant à son maître la bourse qui pendait, lamentablement plate, à son justaucorps de velours.
Le géant, qui était homme de ressources, ne se laissa pas démonter par cette objection.
"Sois tranquille, fit-il, nous aurons d'ici huit jours, et sans payer, une magnifique paire de bottes neuves pour chacun de nous !"
Et, sans en dire davantage, le géant Brasidomir se leva et se rendit, d'un bond, au plus prochain village.
Il y était déjà, que Fifrelin ne s'était pas encore aperçu de son départ ; mais celui-ci eut vite fait d'imiter l'exemple de son maître, et une seule enjambée lui suffit, à lui aussi, pour se trouver sur la place de l'Hôtel-de-Ville.
Deux cordonniers, Faro et Lambic, tenaient justement boutique, l'un en face de l'autre, sur cette place. Brasidomir se dirigea vers l'échoppe du premier et, le hélant pour le faire sortir :
"Holà ! hé ! maître Faro, s'écria-t-il, voulez-vous confectionner, pour moi et mon valet, deux solides paires de bottes ?...
- Mais avec plaisir, monseigneur, et je vais, si vous le permettez, vous prendre à tous deux les mesures."
Ainsi dit, ainsi fait, et lorsque maître Faro eut consciencieusement enregistré les indications qui lui étaient nécessaires, Brasidomir prit de nouveau la parole.
"Monsieur le savetier, dit-il, j'ai maintenant une importante recommandation à vous faire. Il faudra, lorsque vous fabriquez nos chaussures, que vous placiez, à l'intérieur du talon de chacune des deux bottes de droite une pincée de cette poudre enchantée, qui me permet, ainsi qu'à mon valet, de franchir plusieurs lieues à la fois !"
Et, ce disant, il remit deux petites pincées de la fameuse poudre d'escampette au cordonnier, qui promit d'exécuter, de point en point, les instructions de son client.
Brasidomir et Fifrelin se rendirent ensuite à l'échoppe de maître Lambic, et une scène analogue à la précédente s'y déroula entre les trois hommes ; mais avec cette différence cependant que le géant ordonna au deuxième savetier de placer les deux petites pincées de poudre d'escampette, qu'il lui remit aussi, non sous les talons de droite, mais, cette fois, sous les talons de gauche.
Cela fait, Brasidomir et Fifrelin allèrent s'installer dans la plus belle hôtellerie du village, où, en attendant que les quatre paires de bottes fussent confectionnées, ils se mirent à mener l'existence de paresse qui leur était habituelle. Toute une semaine s'écoula ainsi fort agréablement ; enfin un beau matin, maître Faro se présenta avec les chaussures commandées.
"Oh ! oh ! s'écria Brasidomir. La botte de gauche me va très bien, mais celle de droit me gêne horriblement, et il faut que vous la remportiez pour l'élargir !...
- Chose étonnante ! fit à son tour Fifrelin, à qui son maître avait préalablement fait la leçon, il en va tout à fait de même pour moi !..."
Maître Faro, qui ne voulait pas mécontenter ses clients, n'essaya même pas de discuter, et, après avoir laissé les deux bottes de gauche, il remporta les deux bottes de droite pour les arranger.
Il venait  peine de sortir que maître Lambic arriva à son tour.
"Oh ! oh !... s'écria de nouveau le géant, en clignant de l'oeil vers son valet !...
La botte de droite me va très bien, mais celle de gauche me fait cruellement souffrir.
- Chose stupéfiante !... acquiesça aussitôt le valet. Je me trouve exactement dans le même cas !..."
Et maître Lambic, après avoir, à l'inverse de maître Faro, laissé les bottes de droite, emporta, pour les modifier, les bottes de gauche.
"Ca y est ! ils sont joués !" s'écria alors le géant Brasidomir, en esquissant un entrechat pour manifester sa joie.
Puis, se tournant vers Fifrelin :
" Eh bien, mon petit, fit-il, que penses-tu de la façon dont j'ai manoeuvré ?... Nous voici maintenant chacun avec une paire de bottes complète, puisque, chacun, nous avons une botte de droite et une botte de gauche !... Chaussons-nous vite pendant que nos deux savetiers font les réparations ordonnées et gagnons le large !...
Et tapant en même temps sur l'épaule de son valet :
"Te l'avais-je dit, hein, que nous aurions chacun une paire de bottes neuves sans les payer ?
Les deux hommes, oubliant par la même occasion de régler la note de l'auberge, quittèrent alors le village à petits pas, afin de ne pas éveiller les soupçons par une fuite trop rapide, et, quelques instants plus tard, ils se trouvèrent sur la grand route.
"Allons, fit à ce moment-là Brasidomir, si nous pressions un peu le pas ?
- Oui, répondit Fifrelin, faisons quelques belles enjambées !"
Mais nos deux héros eurent beau s'élancer, ils ne purent arriver à faire des pas plus longs que les pas ordinaires.
"Ah ! ça, qu'est-ce que cela veut dire ? s'écria Brasidomir furieux, sans même songer que dans leur précipitation il avait, ainsi que son valet, pris à chacun des savetiers celle des bottes qu'il ne fallait pas !... Ces deux cordonniers de malheur ont donc oublié de mettre de la poudre d'escampette dans les talons de nos chaussures ?... Vite, retournons aux village pour faire  l'échange !"
Brasidormir et Fifrelin s'apprêtaient donc à retourner sur leurs pas, lorsqu'ils aperçurent tout à coup, au loin sur la route, et venant dans leur direction, une troupe de hérauts d'armes !... Comme tous les criminels qui, une fois leur forfait accompli, se croient sans cesse recherchés, ils ne réflèchirent même pas que la présence de ces soldats sur les grands chemins pouvait avoir une toute autre cause que leur poursuite, et ils s'imaginèrent qu'on s'était déjà aperçu de leur disparition !... Cette constatation leur causa une telle frayeur que, et à petits pas, en rampant le long des buissons, en se faufilant sous les broussailles pour ne pas être découverts, ils continuèrent vivement leur route.
Ce petit manège dura toute la journée, et ils pensaient maintenant être tout à fait hors d'atteinte, lorsque, soudain, en une énorme enjambée, qui avait commencé on ne sait où et finissait juste sur eux, deux hommes leur apparurent : c'étaient maître Faro et maître Lambic !...
Ceux-ci, à qui Brasidomir avait, en leur commandant les bottes, dévoilé maladroitement la vertu merveilleuse de la poudre d'escampette, s'étaient empressés de mettre cette confidence à profit pour retrouver leurs indélicats clients, et la chose avait naturellement été très facile, grâces aux immenses enjambées qu'ils avaient pu faire.
Le géant et son valet, malgré leurs protestations, furent aussitôt livrés par eux à la maréchaussée du bourg le plus voisin, et, jetés, pendant plusieurs mois au fond d'un sombre cachot, ils purent longtemps méditer à loisir le proverbe qui dit, avec tant de raison, que "bien mal acquis ne profite jamais !"

Henry de GORSSE

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Les anémones

Tyvit ! Tyvit ! dit le vanneau en volant au-dessus de l'étang de la forêt. Voici venir Mlle Primevère ! Je le sens à mes pattes et mes ailes."
Quand l'herbe nouvelle, qui était dans la terre, entendit cela, elle se mit aussitôt à pousser, et joyeusement cligna de l'oeil vers les vieux brins de gazon jauni, car l'herbe est toujours prête à aller bon train.
Les anémones, entre les arbres, entendirent aussi ce que criait le vanneau, mais elles ne voulurent en aucune façon sortir de terre.
"Il ne faut pas se fier au vanneau, disaient-elles ; c'est un éventé sur qui l'on ne peut faire fond. Il arrive toujours en avance, et, tout de suite, se met à crier. Non, nous attendrons paisiblement que le sansonnet et l'hirondelle soient de retour. Ce sont personnes de sens sûr et solide, et qui sont entendues en affaires."
Les sansonnets arrivèrent. Ils se posèrent sur le perchoir de leur villa d'été, et examinèrent les alentours.
"Comme d'habitude, c'est trop tôt, dit M. Sansonnet. Il n'y a pas encore une feuille verte, pas une mouche, sauf une vieille mouche de l'an passé, toute coriace et qui ne vaut pas qu'on ouvre son bec."
Mme Sansonnet ne disait rien, mais elle non plus ne paraissait pas enchantée.
"Que ne sommes-nous restés dans notre confortable maison d'hiver, de l'autre côté des montagnes !" dit M. Sansonnet. Il était furieux que sa femme ne lui répondit pas, car il avait si froid, qu'il lui semblait qu'un bout de causette lui eût fait du bien.
"C'est ta faute, tout comme l'an passé ! Tu es toujours furieusement pressée d'aller à la campagne.
- Si je suis pressée, c'est que j'ai de bonnes raisons pour cela, répliqua Mme Sansonnet. Et tu devrais être honteux de ne pas le savoir, aussi vrai que tes oeufs sont aussi les miens.
- Miséricorde ! dit M. Sansonnet piqué. Quand m'a-t-on vu renier ma famille ? Tu prétends peut-être, par-dessus le marché, que je dois me mettre à chanter pour toi par ce froid.
- Oui, c'est ainsi !" dit Mme Sansonnet, sur un ton qui ne souffrait pas de réplique.
Il se mit donc à siffler du mieux qu'il savait. Mais à peine Mme Sansonnet eut-elle ouï les premières notes, qu'elle le frappa de ses ailes, et lui donna des coups de bec.
"Tais-toi bien vite, lui dit-elle aigrement. Ton chant est si triste qu'il rend le coeur malade. Prends soin plutôt de faire éclore les anémones. Je crois qu'il en est temps."
Aussitôt que les anémones avaient entendu les premières notes du sansonnet, elles avaient avec prudence sorti leurs têtes hors de terre. Elles étaient si bien emmitouflées dans leurs châles verts que l'on ne pouvait les voir.
"Il est trop tôt, murmurèrent-ellesmurmurèrent-elles. Il est honteux de la part du sansonnet de nous tromper ainsi !"
Vint alors l'hirondelle.
"Tsi ! tsi ! pépia-t-elle, et de ses ailes larges et pointues elle fendait l'air. Allons, dehors, vous autres, niaises de fleurs ! Ne voyez-vous pas que Melle Primevère est de retour ?"
Mais les anémones étaient prudentes. Elles se contentèrent d'écarter un peu leurs châles verts, et de regarder autour d'elles.
"Une hirondelle ne fait pas le printemps. Où est ta femme ? dirent-elles. Tu n'es venue que pour voir si l'on pourrait vivre ici, et tu veux nous en imposer. Mais nous ne sommes pas si bêtes. Nous savons fort bien que, si nous prenons un bon rhume, notre affaire est faite.
"Quelles poltronnes !" dit l'hirondelle, et elle alla se poser sur la girouette du toit forestier, et considéra le pays.
Les anémones attendaient et continuaient à avoir froid. Quelques-unes, qui ne surent pas contenir leur impatience, quittèrent leurs châles au soleil. La nuit, la morsure du froid leur fut mortelle, et l'histoire de leur mort piteuse circula parmi les fleurs, et causa un grand émoi.
Enfin arriva Melle Primevère par une belle nuit douce et calme.
Il n'est personne qui sache comment elle est faite, car il n'est personne qui l'ait jamais vue. Mais tous languissent après elle, tous lui rendent grâce et la bénissent. Elle va à travers la forêt, touche les arbres et les fleurs qui, soudain, bourgeonnent et s'épanouissent. Elle va à travers les étables, délie les bêtes et leur donne la clef des champs. Elle va à travers les coeurs des hommes et les rend joyeux. A l'écolier le plus studieux elle rend malaisé de se tenir sage sur son banc, et elle lui fait faire une foule de fautes dans ses devoirs. Mais elle ne vient jamais tout d'un coup. Nuit après nuit, elle accomplit sa tâche, et elle vient d'abord pour ceux qui l'ont le plus longtemps désirée.
Il advint que la nuit même où elle arriva, elle passa près des anémones, qui, enveloppées de leurs châles, ne pouvaient plus les supporter.
Et une ! deux ! trois ! elles se dressèrent dans leurs robes blanches, repassées de frais, et elles avaient tant de jeunesse et de beauté que, de contentement, les sansonnets leur chantèrent leur plus jolie chanson.
"Ah ! comme il fait beau ! dirent les anémones. Comme le soleil est chaud. Comme les oiseaux chantent ! C'est mille fois plus beau que l'année dernière !"
Mais c'est ce qu'elles disaient tous les ans.
Maints et maintes furent heureux, quand ils virent les anémones écloses. Un garçonnet voulait qu'on lui donnât déjà vacances, et le hêtre était dans un extrême mécontentement.
"Ne viendras-tu pas bientôt à moi, Mademoiselle Primevère ? disait-il. Je suis pourtant un personnage d'une autre importance que ces niaises d'anémonse, et voici que je ne peux plus contenir mes bourgeons.
- J'arrive, j'arrive ! répondit Melle Primevère. Mais il te faut encore attendre un peu."
Et elle s'en alla plus loin dans la forêt.
A chacun de ses pas, de nouvelles anémones s'épanouissaient.
Elles se tenaient en foule pressée près des racines du hêtres, et, timides, penchaient leurs têtes vers la terre.
"Allons ! mettez-vous à l'aise, leur dit Mlle Primevère. Profitez du clair soleil ! Votre vie est courte ; il faut donc en jouir."
Elles firent donc comme on leur disait. Elles s'allongèrent, s'élargirent, étendirent leurs feuilles blanches en tous sens pour boire le plus possible les rayons du soleil. Elles faisaient se toucher leurs têtes, et s'entrelacer leurs tiges.
"Je n'y peux plus tenir !" s'écria le hêtre. Et il fit éclore ses bourgeons. Les feuilles, une à une, sortirent de leur enveloppe verte, s'élargirent et s'agitèrent au vent. Toutes la verte couronne du feuillage s'arrondit comme une voûte imposante au-dessus du sol.
"Seigneur ! Est-ce déjà le soir ? dirent les anémones, en voyant que l'obscurité se faisait.
- Non ! c'est la mort, dit Mlle Primevère. Pour vous, c'est fait. Il en est ainsi pour ce qu'il y a de meilleur dans le monde, qui doit germer, fleurir et mourir.
- Mourir ? Déjà ? s'écrièrent quelques-unes des petites anémones.
Durant quelques jours encore elles récriminèrent et gémirent. Puis Mlle Primevère vint une dernière fois à travers la forêt. Elle avait encore à s'occuper des chênes, et de quelques autres vieux compères moroses.
"Maintenant, allez dormir dans la terre ! dit-elle aux anémones. L'année prochaine, je reviendrai et je vous éveillerai de nouveau à la vie."
Quelques-unes des anémones firent comme elle le leur disait. Mais d'autres se prirent à dresser la tête, et elles grandirent gauchement sur leur tige.
"C'est vous qui nous tuez !" criaient-elles aux feuilles du hêtre.
Mais le hêtre secoua ses longues branches et joncha le sol de ses faînes.
"Attendez l'automne, leur dit-il en riant. Alors vous verrez."
Les anémones ne purent comprendre ce qu'il voulait dire. Mais bientôt leur tige se brisa, et elles se flétrirent.
L'Eté avait passé. Le soleil était las de son ardent travail, et se couchait de bonne heure.
La nuit, l'Hiver se glissait parmi les arbres pour voir si son heure n'était pas encore venue. Quand il rencontrait une fleur, il l'embrassait en disant : "Comment, tu es donc encore là ? Je suis vraiment bien aise de te trouver !"
Mais la fleur frissonnait à ce baiser, et la claire goutte de rosée, suspendue à ses feuilles, se changeait sur-le-champ en glaçon.
De plus en plus, l'Hiver courait à travers la forêt. Il soufflait sur les feuilles qui jaunissaient et sur le sol qui durcissait.
Les anémones mêmes qui étaient sous la terre, attendant que Mlle Primevère revînt comme elle l'avait promis, sentaient ce souffle de l'Hiver.
"Et maintenant, mon temps est venu !" dit l'Hiver.
Pendant la nuit, il déchaîna la tempête.
Et la tempête exécuta ses ordres. En hurlant, elle parcourut la forêt, et les branches criaient et craquaient. Celles qui étaient un peu moisies tombaient à terre, et celles mêmes qui étaient en bon état devaient se tourner et se plier en tout sens.
Toutes les feuilles effrayées tombaient sur le sol ; mais la tempête ne les y laissa pas en repos. Elle les prit par la taille, les faisait valser à travers champs, tantôt en l'air, tantôt dans la forêt. Elle les balayait en épais monceaux, puis les disséminait de tous côtés, comme elle en avait fantaisie.
Ce ne fut qu'au matin que, fatiguée, elle s'apaisa. Les feuilles se posèrent alors sur le sol, et s'étendirent comme un épais tapis sur toute la terre.
Les anémones sentirent que la température devenait d'une douce tiédeur.
Il y en eut une qui, prenant courage, regarda ce qui se passait sur la terre.
"Bonjour ! lui dirent les feuilles mortes. Il est un peu trop tôt, ma petite demoiselle ; puisse-t-il ne pas vous en cuire !
- Est-ce que Mlle Primevère n'est pas arrivée ? demanda l'anémone.
- Pas précisement, répondirent les feuilles du hêtre. C'est nous les feuilles du hêtre contre lesquelles vous vous fâchiez si fort cet été. Notre verdure s'en est allée, et nous ne sommes plus gaies ni fières. Nous avons bien profité de notre jeunesse et bien dansé. Et maintenant nous voilà gisantes ici, et nous servons d'abri contre le froid aux petites fleurs qui sont dans la terre.
- Et moi, je gèle avec mes branches nues," dit le hêtre en grondant.
Les anémones se racontèrent cela sous la terre, et trouvèrent que c'était très bien.
"Ces excellentes feuilles de hêtre ! disaient-elles.
- Tâchez donc de vous souvenir de cela, l'été prochain, quand je bourgeonnerai, leur dit le hêtre.
- Nous n'y manquerons point," murmurèrent-elles.
Mais tel promet qui ne tient mie.

bunni


Cornaline

La vieille fermière, au moment de se mette au lit, s'avisa tout à coup d'aller jeter un coup d'oeil au fromage blanc qui s'égouttait dans la laiterie.
Ce fromage, la vieille femme le destinait au Roi, rien que cela, au Roi, maître de toute la contrée, à la bienveillance duquel elle devait sa ferme, louée et jamais payée, au Roi, gourmet fameux et grand mangeur.
Elle alluma, non pas une allumette, parce qu'à cette époque cette invention n'existait pas encore, mais une brindille de paille aux bûches qui se consumaient.
Quand la paille flamba, elle ouvrit sa lanterne, alluma la chandelle, referma la plaque de verre et s'apprêta à sortir.
Mais à peine la bonne femme fut-elle sur le seuil, qu'un coup de vent caché derrière la maison -ffutt- lui fit cette farce de souffler la lumière. La vieille avare grommela, mais pas longtemps, car elle vit qu'il faisait un admirable clair de lune, et elle songea qu'elle avait failli brûler sa chandelle mal à propos, ce qu'elle se reprocha, regrettant presque peut-être même au fond le brin de paille qu'elle avait inutilement employé.
Elle posa sa lanterne sur un coin de la table et clopin-clopant, cliqueti-cliquetot, à la cadence des sabots, se rendit à la baraque sordide décorée du beau nom du nom frais et joli de laiterie.
Cric-croc, la serrure cria. Croyez-vous que la vieille gâchait son huile à la graisser ? Elle entra.
Le fromage blanc s'étalait sur un lit de paille fraîche, ou mieux se tenait ferme et rond, appétissant, blanc comme la lune blanche au ciel sombre, et la vieille regretta- que voulez-vous, à son âge on a tant de choses à regretter !- que ce fromage ne fût point pour le marché prochain où, pour le moins, il eût été payé six sols, par une châtelaine, six sols à mettre au vieux bas de laine. Mais enfin il était promis, et promis à qui ? Au Roi, mes amis, en paiement d'un loyer de ferme d'au moins six écus.
Croc-croc, à double tour, la vieille femme referma la porte, retira soigneusement la clef et, clopant-clopin, cliquetot-cliqueti, à la cadence de ses sabots, regagna la chaumière sans voir, la bonne vieille, qu'elle avait enfermé le loup en la bergerie : un chat noir rôdeur et voleur et curieux et clair rayon de lune.
Le rayon de lune se posa doucement en rond sur la planche, comme une tache blanche à côté du fromage, et se mit à marcher, à glisser plutôt, lentement, lentement du côté de son voisin.
Le chat noir aussi s'avança lentement du côté du fromage, mais plus vite cependant que le rayon de lune, avec des pas menus, et l'on devinait sous la moustache rude une petite langue rose déjà en fête.
Ce fut l'affaire d'un instant. Et sur la planche il ne resta plus qu'une tache blanche, le rayon de lune, et une tache noire, le chat satisfait, couché en rond et faisant ronron. Le fromage était mangé.
Or le soleil n'était pas encore levé quand la vieille - à son âge on n'a plus de sommeil - alla secouer la petite fille en son lit. Car j'avais oublié de vous dire ce détail : la vieille fermière avait auprès d'elle, pur servante et souffre-douleur, une gentille petite fille, égarée sans doute dans les bois par de méchants bohémiens et qu'elle avait recueillie par intérêt en sa masure.
La fillette eut du mal à s'éveiller et, quand elle fut debout, la vieille lui cira :
"Prends tes cliques et tes claques, ton panier fait d'osier, mets-y le fromage blanc du Roi et porte-le au palais, bon pas, bon trot, qu'il n'attende pas trop."
La fillette se rendit à la laiterie ; croc-croc, avec beaucoup de peine elle ouvrit la serrure grinçante et dure, et tira la porte sur le sol de briques ; elle vit un beau rond blanc, voulut le prendre, et ne saisit rien, évidemment, puisque ce n'était que le rayon de lune.
Et le chat blotti derrière un vase de grès profita de la surprise, pour s'échapper sans hésitation et sans bruit.
La pauvre enfant courut vite à la masure en criant :
"Où est-il, où est-il ?"
La vieille répondit :
"Sotte que tu es, vois sur la planche.
- Mais non, sur la planche je n'aperçois rien.
- Mais si.
- Regarde.
Et la vieille en fureur se mit crier à son tour :
"Ah ! coquine, ah ! gourmande !"
Plic-plac et deux claques, sèches, dures, de sa main de bois, sonnèrent sur les joues de la pauvre innocente.
"Va-t-en, voleuse ! je ne veux te voir avant que tu ne me l'aies rapporté ; tu n'auras rien, tu ne rentreras pas à la maison avant que mon fromage, le fromage du Roi, ne soit revenu."
Pleurant, les yeux changés en torrents, la fillette se mit à courir tout droit devant soi, à la recherche du fromage, et pour échapper aussi aux coups de la vieille, criant à ses trousses, pestant après elle.
Et comme elle courait, elle vit à ses pieds, au moment où elle allait poser ses sabots devant elle, une jolie petite grenouille verte arrêtée sur un brin d'herbe.
L'enfant retin brusquement son élan pour ne pas blesser la rainette, et dans cet effort le pied lui manqua, elle tomba sur le gazon.
La rainette ne bougeait pas ; elle avait eu grand'peur, et on voyait battre vivement son coeur sous sa poitrine luisante de grenouille, et ses yeux tout ronds étaient effarés.
Cornaline - c'était le nom de la fillette - Cornaline, dis-je, prit la bestiole dans sa main et la gronda doucement.
"Ca n'est pas gentil, ma mie, de m'avoir fait tomber ; pourquoi, petite imprudente, te mettre sur ma route, sous mon sabot, au risque de te faire écraser, alors que d'un saut tu pouvais éviter ton mal et le mien ? Si je t'avais tuée, pourtant, sans le vouloir, c'eût été un grand dommage."
La grenouile ne répondit rien ; elle restait les yeux fixes, le cou haletant.
"Allons va, petite, et sois plus adroite une autre fois."
Et pour la renvoyer gentiment, la fillette embrassa la rainette et la posa sur son brin d'herbe.
Mais Cornaline ne put retenir un cri : devant elle une femme s'était dressée. Un manteau de velours tombait de ses épaules, de longs souliers émergeaient de sa robe couleur d'opale, des mitaines de soie verte enserraient ses bras nus, et deux grosses émeraudes scintillaient sur ses tempes.
"Je suis la fée Brikiki, enfant, dit-elle, je te dois ma délivrance, je la dois à ton bon coeur et à ton âme compatissante ; ton baiser a terminé l'enchantement qui, depuis deux mille ans, m'enchaînait à ce corps de grenouille par la puissance d'un enchanteur que j'eus la folie d'épouser ; aussi te suis-je dévouée et suis-je prête à accomplir tes voeux les plus exigeants.
- Hélas ! ma bonne marraine, reprit Cornaline, faites-moi retrouver le fromage blanc du Roi, sinon la fermière sera en peine pour acquitter sa promesse."
La fée sourit : l'enfant n'avait pas songé à demander pour elle ; elle la prit par la main et la conduisit au fruitier.
Du bout de sa baguette elle toucha la porte qui, sans croc et sans cric, s'ouvrit par enchantement ; elle toucha encore le lit de paille fraîche où s'arrondissait le rayon de lune, et le fromage s'y trouva par miracle, rond, blanc, appétissant.
Cornaline se confondait en remerciements...
"va, mon enfant, ton désir est satisfait, mais n'oublie point ceci : en portant ton fromage à la ville, n'accoste personne en chemin, ne t'arrête à aucune invitation, car si tu ne l'avais pas remis avant le coucher du soleil, il t'échapperait à nouveau et cette fois pour jamais. N'oublie pas non plus que si je te protège, toujours prête à combler tes voeux, je ne puis satisfaire plus de trois de tes demandes en un an ; c'est la loi qui nous régit toutes.
L'enfant remercia encore et, joyeuse, apporta le fromage à la vieille.
Elle, sans s'enquérir de la façon dont il s'était retrouvé, trop heureuse de la chose, mais grognon malgré tout, s'écria :
"Qu'attends-tu pour aller à la ville, paresseuse ? Il se fait déjà tard, le soleil monte vite à l'horizon."
Cornaline se souvint des paroles de la fée et, sans songer à mettre le fromage en son panier, s'échappa en le portant sur la main.
Cela alla bien quelque temps, mais, à tenir toujours la main ainsi tendue devant elle, le fromage lui sembla lourd.
"Si j'avais un panier seulement !" dit-elle, et avant qu'elle eût achevé, à ses bras un joli panier d'osier était accroché.
Au fond le fromage se prélassait d'aise.
Cornaline, souriante, continua sa route. Regardant sa misérable robe gris verdâtre, proprette et sans accroc, mais si passée de couleur et si courte, elle songeait :
"Je vais, devant le Roi, faire piteuse mine, si mal parée, auprès des belles dames qui doivent resplendir comme la bonne marraine qui m'a sauvée de mon malheur ; on va se moquer de moi, et qui sait même si on voudra me recevoir, si on ne me chassera pas, comme la fermière renvoie les pauvres gens qui mendient à la porte.
"Ah ! si j'avais une belle robe !..."
Cette robe elle l'avait déjà, et avec elle de beaux souliers de satin blanc, des bas de soie et des dentelles ; car la fée avait éxaucé son voeu avant qu'il fût formulé.
Cornaline sautait et riait, adorable et toute heureuse.
Or, sur le chemin elle rencontra un garçon de son âge.
Il lui parla avec tant de douceur, lui fit tant d'adroits et discrets compliments, lui offrit si adroitement de la conduire à la ville qu'elle ne connaissait peut-être guére, que l'enfant sans malice accepta ce guide inattendu et si complaisant.
Et lui l'emmena si bien par la mauvaise route que le jour se mit à baisser, et que les murailles de la ville n'apparaissait pas encore.
Cornaline se souvint trop tard de la recommandation de la fée, elle s'écria bien vite :
"Je voudrais être arrivée !"
Mais elle avait épuisé les trois voeux, et pour toute réponse elle n'entendit, dans le calme du soir qui tombait, que le rire narquois de son compagnon de hasard, qui lui disait :
"Mon épouse Brikiki a pu croire un moment qu'elle te récompenserait de l'avoir arrachée à ma domination, elle doit voir à présent combien elle s'est trompée. J'ai entravé ta route et te voilà à nouveau perdue et privée pour un an de son secours.
"Quant à elle, j'arriverai bien quelque jour à la duper à son tour, et cette fois, il ne se trouvera pas, je pense quelque fille assez sotte pour embrasser une grenouille et rompre l'enchantement."
Grinçant, grimaçant, hideux, l'enchanteur disparut.Num_riser0004
Et clouée sur place, la pauvre petite Cornaline ne savait quelle route suivre à présent.
Le soleil commençait à s'enfoncer derrière les collines, et la lune émergeait au bord opposé de l'horizon.
Cornaline pensa qu'il fallait reprendre le chemin de la ferme ; elle revint donc sur ses pas et marcha très longtemps. Mais tout à coup, à son bras, le panier eut un frémissement ; la lune arrivait au faîte de la voûte céleste avait aperçu au fond de l'osier son rayon dérobé et, l'attirant brusquement, elle avait emporté le fromage de la fillette.
Et du même coup, tout le charme avait été rompu : la corbeille avait disparu, les souliers et aussi les dentelles, et la belle robe de soie... Cornaline était devenue pauvrette comme devant, les mains vides. Sa joie, comme la chandelle de Pierrot, était morte, du coup, au clair de lune.
Quand elle arriva au logis, la vieille mangeait sa soupe dans son écuelle grise. Entre deux bouchées, elle posa sa cuillère et tendit la main :
"Donne-moi les écus que le Roi t'a remis" dit-elle...
Il paraît que le souverain avait l'habitude de faire quelque menu cadeau en pareille circonstance.
Cornaline reprit :
"Mais le Roi ne m'a pas donné d'écus..."
Elle allait ajouter :
"... pour une bonne raison, c'est que je ne l'ai pas vu, parce que..."
Mais la vieille, furibonde, l'interrompit.
"Tu mens, il t'a remis trois écus tout au moins, pour un pareil cadeau, et tu les as volés comme tu m'avais dérobé le fromage ce matin, coquine, menteus, petite peste. Va-t-en, va-t-en ou je t'assomme, et ne reviens que si tu m'apportes les écus que le Roi t'a donné pour moi, en paiement de mon fromage blanc."
Cornaline repassa le seuil, désespérée, brisée de fatigue, l'estomac serré par la faim. Elle alla s'asseoir machinalement au fond du verger, sur un talus en pente douce, au bord d'une mare. Et là elle se mit à pleurer.
Puis, avisant une grenouille posée sur une feuille plate, elle se prit, oubliant ce que son coeur avait de peines, à songer à sa marraine, la fée Brikiki.
"Qui sait si ma désobéissance n'a point porté malheur à ma protectrice ? Qui sait si l'enchanteur méchant ne l'a point à nouveauc changée en une rainette, pareille à cette pauvre bestiole qui me regarde avec des yeux pleins de reproches..."
Elle tendit la main pour prendre la grenouille. Toc, elle avait déjà sauté, et dans la main serrée de Cornaline, il ne restait qu'une blanche fleur de nénuphar.

bunni

Cornaline (suite et fin )

Alors Cornaline se mit à pleurer.
Et les larmes en coulant grosses, rondes et limpides, sur ses joues fraîche, tombaient une à une dans le calice de la fleur, comme en une coupe, et la fleur s'épanouissait ; son coeur d'or s'enflait doucement, si bien qu'au bout d'un instant, en sa main inquiète, Cornaline s'aperçut que la fleur s'animait. Une femme était devant elle, tout de blanc vêtue.
"Enfant, dit-elle je dois à ton bon coeur, à ton âme compatissante, d'être arrachée à l'enchantement auquel depuis mille ans le mauvais enchanteru m'avait enchaînée pour me punir de l'avoir crédulement épousé, alors qu'il avait fait périr ma soeur Brikiki, sa première femme.
"Il m'avait dit : "Tu vas devenir et rester une fleur qui croît et se développe dans la vase et la boue des mares, jusqu'au jour où viendra t'arroser non la pluie des orages, mais une rosée comme l'eau de l'Océan."
"Et de tes yeux bleus est tombée cette rosée qui a brisé le charme qui me tenait. Pour toi, enfant au coeur si doux, je veux selon ma puissance t'accorder ce que tu me demanderas."
Et Cornaline demanda :
"Je voudrais les pièces d'or dont maman fermière a besoin, que le Roi lui aurait offertes pour prix de son fromage."
La fée sourit :
"La vieille gueuse n'a droit à rien, bien au contraire, elle doit à tous, au Roi, et plus encore à toi ; mais cependant ton voeu sera exaucé."
Au coudrier voisin la fée prit trois feuilles sèches, feuilles d'automne, feuilles dorées par le soleil et par le froid, elle les posa dans la main de Cornaline et dit :
"Ce sont les trois écus du Roi, les écus d'or."
Et les feuilles se changèrent en pièces brillantes.
"Va les porter bien vite à la vieille, mais n'oublie pas, quoi qu'il arrive, que tu ne dois pas ouvrir ta main. Sinon elle disparaîtraient aussitôt. Et, selon le seul pouvoir qui me soit accordé, souviens-toi aussi que je puis exaucer en un an trois voeux que tu ferais, si étranges fussent-ils.
Cornaline la remercia, puis, la main bien serrée, elle reprit le chemin très court qui la séparait de la ferme.
Une voix l'appela. Elle se retourna : c'était un bambin plus petit qu'elle, certes, car elle allait, malgré son air chétif, avoir ses seize ans.
"Cornaline !... lui cria le bambin. N'est-ce pas à toi cette pièce d'or ? Je viens de l'entendre."
Cornaline remercia, prit la pièce, ouvrit la main pour la mettre avec les autres, et le gamin qui la regardais, la bouche close, les joues gonflées, souffla au même moment, si bien que les trois feuilles sèches s'envolèrent dans l'espace. Le gamin ricana et son rire était cruel. Cornaline reconnu le rire de l'enchanteur, mais il avait déjà disparu, évanoui.
"Mes pauvres écus, murmurait-elle, où sont-ils ? Si du moins j'avais encore les trois feuilles de coudrier."
Les feuilles à ce moment se trouvaient dans sa main.
"Les voici, les jolies feuilles, mais ce n'est pas tout, il faudrait que la bonne fée les changeât à nouveau."
Trois écus sonnèrent dans sa main. L'enfant avait gaspillé un de se voeux, car elle pouvait d'un coup demander les pièces d'or !
Elle serra nerveusement sa main, et cette fois, se prit à courir, décidée à ne rien voir, à ne rien écouter avant d'être près de la vieille, dont au loin elle apercevait, par la fenêtre, la silhouette cassée.
Une pierre se trouva sous son pied, elle la heurta, et patatras, roula sur le sol, la tête en avant, les bras tendus. Ses pauvres genoux nus s'écorchèrent aux graviers, son front se frappa au sol, mais, courageuse, elle se releva sans une plainte, la main crispée désespérement, car elle devinait la malice de son persécuteur. Souffrant, inquiète, presque morte de fatigue et de peine, elle reprit son chemin.
Sur le seuil de la porte, une chevrette blanche était couchée en travers. Pour se faire un passage, Cornaline la poussa doucement de la main ; la chevrette se redressa, eut un bêlement très doux et frotta son nez busqué à la jambe de la fillette. Celle-ci voulut lui rendre la caresse et, dans un geste, la pauvre main qui tenait les écus s'oublia un instant : elle s'ouvrit pour glisser gentimetn sur le dos rugueux de la bête, si bien que l'une des pièces roula sur le sol et que les deux autres disparurent en fumée en même temps.
La chèvre eut un bêlement comme un rire et, les cornes en avant, disparut par enchantement dans le sol.
Cornaline n'osa franchir le seuil. Que dirait-elle cette fois ? Qui sait si, dans sa colère, la vieille avare ne  la tuerait pas ? En tout cas, puisqu'elle serait chassée impitoyablement, mieux valait partir sans affronter l'orage.
L'enfant partit à travers la campagne, demi-morte de faim, harassée de fatigue.
Au bout de cent pas elle s'évanouit.
... Quand elle se réveilla, elle était dans une chambre claire, dans un bon lit ; deux personnes, une vieille femme et un vieil homme, étaient assis auprès, causant à mi-voix.
Elle regarda de ses grands yeux bleus étonnés.
"La voilà qui s'éveille enfin, dit le bonhomme.
- Où suis-je ? murmura Cornaline.
Et la bonne femme lui raconta qu'ils l'avaient rencontrée au milieu du chemin, et que depuis un an elle dormait là, comme morte, malgré leurs soins.
"Oh ! merci", dit-elle.
Et frappée de ce mot : un an ! elle demanda :
"C'est bien depuis une année que je suis là ?
- Un an juste aujourd'hui" reprit le bonhomme.
Cornaline se rappela les paroles de ses marraines les fées ; un an, elle avait donc six voeux à formuler.
Alors elle demanda aux deux bonnes gens :
"N'avez-vous point quelque regret au fond du coeur quelque souhait en votre pensée ?"
La femme dit :
"Toute ma vie, j'ai rêvé d'une jolie chaumière avec une grande cour verte, un poulailler, une étable, une grange..."
L'homme continua :
"Toute mon existence, j'ai désiré avoir un fils de vingt ans laborieux comme sa mère ; il nous eût aidés à diriger notre petit bien, si mince fût-il."
La femme reprit :
"Oh ! ce fils, je l'ai tant attendu aussi ! nous aurions eu peut-être des petits-enfants pour égayer nos vieux jours : nous eûmes bien un enfant, un jour ; mais il fut volé par des bohémiens de passage, le jour où disparut aussi la fille nouvellement née de nos voisins."
Et les vieux s'enfoncèrent silencieux dans ces souvenirs tristes et toujours vivants, bien que lointains.
Ils ne voyaient pas qu'autour d'eux tout se transformait. Les murs de la maison étaient maintenant haut, larges et neufs, le petit enclos, agrandi, était semé de pommiers en fleurs, des bêtes y paissaient, des poules y picoraient les insectes et les brins d'herbe.
Sur le seuil un beau garçon de vingt ans attendait, prêt à s'avancer le regard joyeux.
Et derrière lui, deux vieillards l'escortaient, les yeux tendus vers Cornaline transfigurée...
Cinq de ses voeux étaient accomplis. Un sixième lui restait ; jalousement elle le gardait en elle.
Les deux vieillards reconnurent leur fils, virent leurs souhaits de fermiers réalisée, leurs voisins retrouvèrent aussi en Cornaline leur enfant volée ; alors le jeune homme vint plier un genou devant Cornaline et lui demanda si elle ne voulait point devenir sa femme. A peine entendit-on son "oui" étouffé par la joie, et la douce enfant songea.
"Ainsi mon voeu se réalise sans que je l'aie formulé, et il me reste un souhait, ô bonnes fées, que je garde précieusement pour la première peine que je rencontrerai, hélas ! trop vite, chez ceux que je croiserai sur ma route."

bunni


Petite Fée, la Fée des Rêves

Le rêve de Petite Fée était que les hommes n'arrêtent jamais de croire en leurs rêves...

Elle était la Fée des Rêves et en particulier des Rêves Fous, c'étaient ceux qu'elle aimait le plus.

Mais depuis quelques temps, Petite Fée avait perdu espoir de réaliser ses rêves à elle...

Elle n'y croyait pas assez fort.

Lui arrivait-il souvent de penser.

Avait-elle raison ou tort, là n'était pas la question.

La question était de savoir où sa petite lueur d'espoir s'en était allée.

Elle l'avait cherché en vain derrière ses grands projets, ses petites peurs, ses grandes angoisses, ses plus beaux souvenirs... Nulle part ! la petite lueur d'espoir avait un jour disparu sans qu'elle s'en rende compte.

Un chagrin d'amour lui avait brisé le coeur en mille morceaux.

Eh oui les fées ne sont pas à l'abri d'un chagrin d'amour malgré tout le bonheur qu'elles donnent au monde.

Petite Fée n'arrivait plus à croire aux rêves des autres, elle ne pouvait plus être la Fée des Rêves...

Mais c'était toute sa vie, elle était une fée.

Que deviendrait-elle si elle n'était plus un fée ? Elle se mit à pleurer...

Elle était seule dans un bois tranquille, seule et elle pouvait enfin vider son coeur de toute la tristesse qu'elle avait accumulée toutes ses années...

Après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, elle sentit une douce chaleur sur son visage et malgré ses paupières closes, elle pouvait distinguer une lueur d'une luminosité extraordinaire.

Elle n'osait pas ouvrir les yeux.

C'est alors qu'elle entendit une voix aussi douce qu'un murmure lui dire :

- Tu as enfin compris...

Elle ouvrit les yeux et vie une petite fée couleur soleil qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau assise sur une branche. Elle osa parler :

- Compris quoi ?

- Tu es la Fée des rêves, mais tu as aussi TES rêves. Il ne faut pas que tu l'oublies.

Tes rêves sont aussi importants que ceux que tu aides à mettre au monde. Si tu ne crois pas en tes rêves alors tous les rêves mourront aussi...

- Je ne comprend pas...

La petite fée auréolée d'une aura répondit :

- Même les rêves qui meurent ont existé. Ils devaient mourir pour laisser place à un autre rêve. Tu ne peux pas réaliser tous les rêves Et pour réaliser un rêve, il faut vraiment y croire.

Je m'étais enfuie parce que je ne me trouvais plus à ma place...

La petite fée s'était tue un moment puis poursuivit :

– Tu étais tellement triste et tu semblais avoir perdu tout espoir que j'ai décidé de t'aider...

Petite Fée la coupa et s'exclama :

- Mais tu m'as abandonnée...

- Non je ne t'ai pas abandonnée. Je t'ai donné la possibilité de te retrouver, de te délivrer de la tristesse et de croire à nouveau en toi !

Ne te sens-tu pas une différence ?

Petite Fée ferma les yeux et ressentit dans sa poitrine un feu intense mais tellement doux...

Elle ne s'était jamais sentie aussi bien.

Quand elle ouvrit les yeux, le Petite Fée toute dorée n'était plus là, Petite Fée comprit et souriait à présent.

Elle s'était levée et avait commencé à marcher.

Quand elle se retourna une dernière fois pour essayer de l'apercevoir, elle entendit la petite voix de la fée portée par le vent lui dire :


»N'arrête jamais de croire en tes rêves, jamais, jamais... »"

bunni


Fleur de Cendre

Fleur de Cendre travaillait du matin au soir, humblement courbée aux caprices de sa marâtre qui avait deux filles.

    Elle partait à l'aube des matins blancs à travers le jardin endormi, pieds nus dans ses geta de bois, jusqu'au bord de l'étang pris dans la glace. « Il ressemble si fort à mon pauvre cœur emmuré dans sa peine », songeait-elle en le contemplant.

Reflet d'un amour perdu

L'eau grise d'ennui

Pleure le soleil.

    Puis elle brisait le miroir gelé pour laver les kimonos de soie des ingrates qui régnaient à présent sur le pavillon en bois précieux de son enfance. Une larme roulait de sa joue jusqu'au fond de l'étang. Se pouvait-il que son père l'ait oubliée à jamais ?

    Chaque matin, il disparaissait dans sa chaise à porteurs, la laissant seule avec ses rivales. En lui-même il murmurait, mais elle l'ignorait : « Que son cœur reste pur dans la nuit du deuil ! »

    Les jours succédaient aux jours, la pluie perçait le cœur du ciel, le vent secouait furieusement les bambous. Fleur de Cendre préparait le thé sur le petit fourneau, coiffait les longs cheveux de ses deux sœurs, qu'elles soient d'humeur moqueuse ou rageuse. Chaque jour, Fleur de Cendre les parait en écoutant leurs paroles creuses, puis elle balayait le pavillon et vaquait sans repos jusqu'au soir. Son père ne revenait qu'à la nuit tombée et s'enfermait aussitôt avec sa nouvelle épouse, sans une parole pour sa fille abandonnée à son chagrin. Et chaque soir, silhouette grise, Fleur de Cendre pleurait en silence, recroquevillée tout près du hibashi. Les semaines puis les mois passaient, peines et labeurs ne parvenaient pas à ternir l'éclat de sa beauté, au grand dépit de ses sœurs et de leur mère, qui s'acharnaient en vain à la vouloir flétrir. Rien n'entamait sa douceur ni sa bonté.

    Un jour, enfin, la glace libéra l'étang. Les grenouilles commencèrent à coasser gaiement, les premiers bourgeons se mirent à éclore aux cerisiers et la cloche du temple sonna plus clair dans l'air du matin. La pluie et le vent se radoucirent. Le chagrin lui-même relâcha son étreinte.

Quand le rossignol

Sur la branche du prunier

Salua la neige...

    Un messager apporta une lettre du palais. L'empereur invitait ses honorables sujets à la fête des Fleurs : en l'honneur de son fils, il donnait à la cour une représentation de théâtre nô. C'était le jour de la première lune de printemps. Les deux orgueilleuses firent aussitôt venir Fleur de Cendre :

    — Nous sommes invitées au palais de l'empereur, et toi, Fleur de Cendre, tu n'y viendras pas ! Aide-nous donc à nous préparer, nous devons être les plus belles pour plaire au prince !

    Elles choisirent longuement les étoffes et les couleurs de leurs kimonos de fête, puis les ceintures de soie. Elles envoyèrent Fleur de Cendre quérir des éventails chauves-souris, des peignes d'écaille et d'ivoire, des fleurs et du parfum.

    Enfin arriva le soir de la fête.

La poudre de riz,

Et l'éventail palpitait

Au nô du printemps.

    Fleur de Cendre traça les lignes blanches aux contours des visages ingrats de ses sœurs, dessina l'épure noire des sourcils autour de leurs petits yeux méchants, parsema les lourds chignons de pétales de roses et de lotus, y posa enfin un papillon de soie. Inlassable, elle s'appliquait à leur parure, obéissait à leurs désirs, muette à leurs quolibets.

Les deux précieuses parties,

Cœurs vides d'amour,

La belle resta seule.

    Le visage rond et lisse de la lune se découpait au miroir de l'étang. Un grillon stridulait dans la nuit. Soudain, une ombre légère se détacha du paravent qui masquait l'entrée du pavillon. C'était une inconnue toute de blanc vêtue. Elle parla ainsi à Fleur de Cendre :

    — Pourquoi pleures-tu ?

    — Hélas ! soupira Fleur de Cendre, j'aimerais tant aller au nô...

    La dame lui dit :

    — Ton cœur est noble et courageux dans la peine, sèche tes larmes, va dans le potager et apporte-moi le plus gros chou que tu puisses trouver.

    Étonnée, Fleur de Cendre obéit et revint bientôt avec un légume magnifique aux feuilles toutes frisées.

D'un charme le chou

Devint un beau palanquin

Et le grillon son valet.

    Quelques mots mystérieux... et la dame blanche forma un bel équipage. Fleur de Cendre s'entendit demander :

    — Comment pourrai-je paraître en pareil faste dans mes vilains habits ?

    La dame effleura Fleur de Cendre de son éventail translucide et, à l'instant, elle fut poudrée d'or et d'argent, changée en princesse de lune. Enfin, dans un sourire, la fée fit apparaître deux précieuses geta de nacre. Avant de s'en aller, elle lui fit l'étrange recommandation de ne pas laisser passer le milieu de la nuit pour quitter le palais, sous peine de voir le palanquin redevenir le chou du potager, son valet le grillon, et ses porteurs les grenouilles de l'étang. Fleur de Cendre promit, prit place dans la chaise à porteurs et disparut dans la nuit. Elle arriva au palais dans un murmure d'éventails...

Le fils du Soleil

Entrevit soudain

L'amour d'une belle.

    Le temps suspendit sa course l'espace d'un silence qui traversa l'assemblée. Chacun admirait la beauté de la jeune inconnue. Le prince l'invita aussitôt à s'asseoir près de lui et ne la quitta plus. Le koto, le biwa et la flûte égrenaient leurs notes cristallines tandis que les acteurs chantaient ; les heures filaient... Toutes les dames de la cour contemplaient cette splendeur céleste et se demandaient où elle avait bien pu trouver pareille étoffe pour son kimono, qui l'avait ainsi coiffée et parée...

    Plus tard, le prince fit apporter pour Fleur de Cendre du thé et un plateau de mets délicieux. Il ne la lâchait pas des yeux. Le temps passa, et la belle inconnue entendit sonner les trois quarts de onze heures. Elle s'inclina noblement et quitta l'assemblée aussi vite qu'elle le put.

    Sitôt rentrée, elle remercia la dame blanche et lui demanda de pouvoir retourner le lendemain au palais comme le prince l'en avait priée. À peine avait-elle fini de parler que ses sœurs étaient de retour. Et elles se mirent à lui raconter comment une belle inconnue avait captivé le prince... Fleur de Cendre écoutait, un sourire flottant sur son beau visage.

    — Ne me prêteriez-vous pas l'un de vos vieux kimonos de fête pour que je puisse venir demain ?

    Elle ne reçut pour toute réponse qu'un refus teinté de moquerie...

    Le lendemain, les deux perfides retournèrent au palais ; Fleur de Cendre aussi, encore plus belle que la veille. Le prince ne la quitta pas un instant, il improvisa des poésies qui faisaient d'elle une fleur de lune, une perle de rosée à l'aube d'un matin d'été, un frisson sur la surface de l'océan... Il l'entoura de mille sentiments délicats.

    Le temps coulait sur les eaux limpides de leur rencontre, lorsqu'elle entendit le premier des douze coups de gong.

Du cœur de la nuit

La belle s'envola

Laissant une geta sur le sol.

    Ce fut tout ce qui resta au fils de l'empereur qui avait tenté, mais en vain, de la retenir près de lui. Fleur de Cendre revint au logis à bout de souffle, sans équipage et sans éclat. Seule demeurait la petite geta de nacre qu'elle cacha dans son jupon gris. Les gardes du palais, aussitôt interrogés, n'avaient vu personne hormis une pauvre fille en loques couverte de cendres qui s'enfuyait.

    Lorsque ses sœurs furent de retour, elles racontèrent longuement à Fleur de Cendre comment la belle inconnue était revenue, plus éblouissante que la veille encore, et comment elle avait disparu avec le premier coup de gong du milieu de la nuit, abandonnant dans sa fuite une de ses précieuses geta de nacre. Le jeune prince l'avait gardée dans sa main et il était resté à la contempler jusqu'à l'aube, visiblement éperdu d'amour...

Glissant sur les nuées

Le masque pur

La voix de Shite.

    L'été passa en quête d'une fleur d'iris, d'une fleur de cendre, à travers tout le royaume, parmi des milliers. L'empereur envoya ses messagers à travers tout le pays pour annoncer que son fils épouserait celle dont le pied serait assez fin pour entrer dans la petite geta de nacre. Vinrent d'abord les dames de la cour, des plus nobles à leurs suivantes, et jusqu'aux plus humbles servantes, mais aucune n'eut le pied assez menu. Des envoyés parcoururent l'empire à la recherche de la mystérieuse jeune fille.

    Lorsque la geta parvint enfin en leur demeure, les deux sœurs firent maintes contorsions et grimaces pour faire entrer leur pied dans le socque de nacre, en vain. Fleur de Cendre, qui assistait à la scène, se courba pour demander humblement :

    — Se pourrait-il que je l'essaie ?

    Les moqueries fusèrent :

    — Un pied aussi sot que le tien dans pareille merveille, tu es donc si naïve, pauvre fille !

    Mais l'envoyé de l'empereur, qui la regardait avec attention, la trouva fort belle. Il acquiesça à sa requête, qui lui paraissait juste, fit asseoir Fleur de Cendre sur un petit tabouret et enfila sans aucune difficulté la geta à son pied. Les deux sœurs médusées virent alors Fleur de Cendre sortir le deuxième socque de son vêtement et le chausser à son autre pied.

    À l'instant même, la dame blanche surgit de derrière le paravent. À peine eut-elle effleuré Fleur de Cendre de son éventail qu'elle redevint la belle princesse du palais. Enfin, ses sœurs la reconnurent... et elles ont imploré son pardon. Fleur de Cendre le leur accorda... La nouvelle se répandit à travers tout le royaume, à la vitesse d'une comète.

Il l'a retrouvée

Sa belle envolée de lune

Et de coquelicots !

    L'empereur fit annoncer leur mariage. La belle, qui ne connaissait pas la rancune, accueillit ses sœurs au palais, tandis que son père retrouvait enfin le chemin de son cœur.

    C'est ainsi que l'on célébra les noces de Fleur de Cendre avec le fils du Soleil.

bunni


JEAN DES MERVEILLES

Il était une fois un petit garçon qui n'avait plus ni père ni mère, rien que sa vieille grand'mère. Elle n'était pas bien riche , mais elle l'éleva tout de même de son mieux. Elle l'envoya à l'école quand il fut en âge d'y aller ; il y apprenait tout ce qu'il voulait, car il avait bonne volonté ; c'était le modèle de la classe, et il avait une bonne volonté ; c'était le modèle de la classe, et il écrivait aussi bien que son maître.

Un jour qu'il y avait une assemblée dans un bourg des environs, sa grand'mère lui dit d'y aller se divertir avec les autres, et elle lui donna des pièces de deux sous pour acheter ce qui lui plairait.

Il se mit en route avec ses camarades ; à un moment où il s'était un peu éloigné des autres, ils virent sur le bord du chemin une pauvre vieille bonne femme qui était assise sur la banquette et avait l'air d'une chercheuse de pain ; mais, au lieu d'avoir pitié d'elle, les petits garçons se mirent à l'appeler sorcière et à lui jeter de la boue, si bien que la vieille ne savait où se fourrer.

En accourant pour rejoindre les autres, Jean vit ce qu'ils faisaient.

- N'avez-vous pas honte, s'écria-t-il, de jeter de la boue à une personne qui ne vous dit rien ? Laissez-la tranquille, ou vous aurez affaire à moi.

Il aidai la vieille à se relever et lui dit :

-Ils vous ont fait mal, pauvre vieille grand'mère ?

-Oui, répondit-elle, toi, tu es meilleur qu'eux, tu seras récompensé et eux punis.

Le voilà qui continue sa route avec les autres ; en arrivant à l'assemblée, ils rencontrèrent une marchande de fruits et ils lui achetèrent des noix qu'ils se mirent à manger. Jean en ouvrit une avec son couteau, et quand ils eut tiré ce qu'il y avait dans la coque, il la jeta.

- Que fais-tu ? dit la marchande ; tu jettes ta coque de noix ?

- Oui, répondit-il ; j'ai mangé ce qu'il y avait dedans et elle n'est plus bonne à rien.

- Ramasse-la, dit la marchande, tu pourras luis commander ce que tu voudras, quand même ce serait d'être invisible.

Jean mit la coque de noix dans sa poche, et il continua à se promener dans l'assemblée avec ses camarades. Ils s'amusèrent de leur mieux ; mais pour s'en revenir chez eux, il fallait traverser une rivière ; pendant qu'ils étaient à se divertir, elle avait débordé et était devenue comme un lac. Ils s'arrêtèrent sur le bord, bien embarrassés comment la traverser.

Jean pensa tout à coup à sa coque de noix.

- Il faut, se dit-il, que je sache si la marchande s'est moquée de moi : Coque de noix, deviens un beau navire, et envoie un canot pour nous passer tous.

Aussitôt il vit un navire ; un canot prit à son bord Jean et ses compagnons, et ils passèrent rapidement de l'autre côté du lac.

- Coque de noix, dit Jean, reviens à ton état naturel.

Il la ramassa dans sa poche, et quand il fut rentré à la maison, il raconta à sa grand'mère qu'il avait un coque de noix qui prenait toutes les formes qu'on voulait.

- Ah ! mon pauvre petit gars, lui dit la vieille qui était un peu avare ; si cela est vrai, commande-lui de se changer en un coffre plein d'or.

- Coquille de noix, commanda Jean, deviens un coffre rempli d'or.

Aussitôt, au lieu de la coquille de noix , il y eut dans la cabane un coffre rempli d'or ; la grand' mère en souleva le couvercle et vit qu'il était plein de louis tout neufs ; elle en prit un dans sa main ; mais elle ne put parvenir à un second ; les pièces d'or semblaient collées l'une à l'autre, et elle mouilla sa chemise sans pouvoir en ramer une  seule, ce dont elle était bien marrie. Jean prit aussi une pièce qu'il mit dans sa poche ; mais il ne put en tirer une seconde.

La nuit venue, ils se couchèrent ; mais la bonne femme ne put fermer l'oeil ; à chaque instant elle croyait entre les voleurs qui venaient pour enlever le coffre. Le lendemain, elle dit à Jean des merveilles :

- Je vais t'acheter un pistolet ; tu veilleras cette nuit, et moi je dormirai un peu.

La nuit venue, Jean se mit à monter la garde ; mais sa grand'mère à peine endormie se réveilla en sursaut et s'écria :

- As-tu tué le voleur ?

- Non, grand'mère ; il n'est venu personne.

- Ah ! dit-elle, j'avais pourtant cru en entendre un rouler par terre.

Tous les jours ils prenaient chacun une pièce d'or ; mais ils ne pouvaient en avoir une seconde.

Cependant Jean des Merveilles entendit parler de la fille du roi qui avait été enlevée et transportée dans une île de la mer ; le roi promettait de la donner en mariage à celui qui réussirait à la délivrer ; beaucoup de navires étaient partis pour tenter l'aventure, mais aucun n'était revenu.

Jean dit à sa grand'mère :

- Je voudrais aller délivrer la fille du roi ; je pense que je pourrai le faire à l'aide de ma coque de noix, et cela nous vaudrait mieux que ce coffre plein d'or où nous ne pouvons pendre qu'une pièce à la fois.

La grand'mère y consentit, et Jean dit :

- Coffre d'or, redeviens coque de noix.

Cela s'accomplit à la minute ; Jean ramassa la coque dans sa poche, et quand il arrive sur le bord de la mer, il la mit à l'eau et dit :

Coque de noix deviens un beau navire bien mâté, bien grée, avec deux batteries, et des canonnier set des gabiers qui m'obéissent à la parole.

Aussitôt il vit un beau navire avec deux rangées de canons, qui masquait ses voiles comme pour attendre quelqu'un, et près du rivage, il y avait une baleinière toute dorée . Jean s'y embarqua, et aussitôt les hommes qui la montaient se mirent à nager aussi bien que les meilleures canotiers de la flotte. Quand il arriva à bord du navire, l'équipage était rangé sur la lisse pour le recevoir : aucun des hommes ne parlait ; mais ils lui obéissaient à la minute .

Il leur ordonna de conduire le vaisseau où la princesse était prisonnière ; aussitôt le navire déploya ses voiles et se mit en route, avant, tribord et bâbord, et il marchait comme le vent. Ils Furent trois jours sans voir aucune terre ; le quatrième, ils aperçurent une île à perte de vue, et ils mirent le cap dessus. Comme Jean des Merveilles en approchait, il vit un navire, deux navires, trois navires ; il en compta jusqu'à quinze qui étaient auprès de l'île ; l'un d'eux s'avança vers lui. Il commanda la manoeuvre à ses hommes ; mais, comme son navire n'avait pas hissé son pavillon, le corsaire qui venait à sa rencontre tira deux coups blanc, puis un troisième à boulet.

- Ah ! commanda Jean des Merveilles, chargez la moitié des canons avec des boulets et l'autre moitié avec de la mitraille, et puis feu partout.

Mais ses hommes ne bougeaient pas, et il était si en colère que, de rage, il se serait bien roulé par terre. Le corsaires arriva et ses hommes sautèrent à l'aborda ; mais les matelots de Jean les laissaient monter à bord sans même essayer de leur résister.

Quand il vit cela, il songea à son pouvoir et dit :

Coque de noix, deviens un petit navire où il y a seulement place pour moi, et tire-moi de ce mauvais pas.

Aussitôt il se trouva dans une petite chaloupe, et les matelots qui étaient à bord se noyèrent ; au même instant le chef des corsaires, qui étaient l'ennemi de la fée qui avait donné la coque de noix à Jean des Merveilles, fut changé en un gros chat noir qui lui dit :

Tu as cent ans à être prince, et moi cent ans à rester chat.

Jean des Merveilles aborda à l'île : il délivra la princesse , et ordonna à son petit bateau de se changer en un beau navire . Il monta à bord avec la princesse, et fit un heureux voyage ; quand il arriva à Paris, le roi fut bien content de le voir et lui donna sa fille en mariage.

Il y eu à cette occasion des noces si copieuses que le lendemain sur toutes les routes on voyait des invités égaillés sur les mètres (tas) de pierres et gonflant comme des bienheureux.



bunni


Tamina Couleur Soleil

Aujourd'hui, le ciel est bas dans le cœur de Tamina. Au bord de ses yeux de jais, deux nuages se sont égarés, et sur ses joues d'ébène, deux petits ruisseaux roulent sans bruit et posent sur ses lèvres un baiser au goût salé.
    Tamina court se réfugier dans le buisson de laurier-tin, au fond du jardin. Derrière le feuillage épais, les branches ouvrent leurs bras pour accueillir tous les secrets. Pelotonnée au creux du buisson, Tamina explique à l'arbuste d'où lui vient ce chagrin. Elle ne comprend pas pourquoi elle n'a pas, comme les autres enfants, la peau claire des matins d'hiver.
    L'arbuste ne sait pas quoi répondre. Il connaît les amis de Tamina qui viennent souvent s'amuser dans le jardin. Il trouve que tous se ressemblent : les vêtements sont colorés, les visages joyeux et les yeux malicieux. Seule la couleur de la peau peut faire la différence, mais il ne voit pas en quoi cela aurait tellement d'importance.
    Un merle curieux s'est glissé sous le feuillage. Tout en fouillant le sol en quête de quelque ver de terre à débusquer puis à déguster, petit pas à petit pas, il finit par s'approcher. Tamina le reconnaît, c'est lui qui vient se régaler des fruits tombés sous le pommier.
En deux mots, l'arbuste lui explique le problème de la petite. Le merle déclare que, pour sa part, il est tout à fait satisfait de la couleur de son plumage car le jaune de son bec est bien plus éclatant sur le noir que sur le blanc.
    Tamina n'est pas plus avancée. Elle n'a pas un bec jaune pour justifier l'avantage d'avoir la peau noire. Et puis, c'est bien joli, pense-t-elle, mais tous les merles sont noirs. S'il était le seul merle blanc au milieu de merles noirs, peut-être penserait-il autrement !
    À quelques battements d'ailes de là, l'oiseau confie ce qu'il a vu et entendu sous le laurier à son amie la pie. La pie le raconte au geai, le geai le répète au choucas, le choucas en rend compte au corbeau, le corbeau le rapporte à la buse illico...
    Courant ainsi de bec en bec, de branche en branche et de nuage en nuage, l'affaire a tôt fait d'arriver aux oreilles du soleil.
    Du bout de ses doigts de lumière, le soleil soulève délicatement une feuille du buisson, il effleure la joue de Tamina et, une à une, boit toutes les perles de son chagrin.
    « Quand tu es venue au monde, lui dit le soleil, tu étais belle, si belle... Je crois bien que tu étais le plus beau bébé que la Terre ait jamais porté. Je passais des jours entiers à te regarder, mais à force de t'admirer, ta peau a doré tel un épi de blé. Le soir, je ne pouvais résoudre à me coucher, et je m'accrochais à la ligne d'horizon car mes yeux ne parvenaient pas à te quitter. Plus j'attachais mon regard à ta beauté, plus ta peau prenait la couleur du café. Si j'avais pu imaginer tout le chagrin que cela te causerait, j'aurais demandé aux nuages de te protéger. Tout cela est ma faute, pourras-tu me pardonner ? »
    Dans la paume de ses mains, Tamina compose une guirlande de baisers.
    Elle confie au vent le soin de l'emporter. Et sur son visage, un sourire dessine enfin la courbe du bonheur, car le secret de sa couleur brille maintenant dans son cœur...

bunni


Le vieil homme qui faisait danser toutes les saisons

L'histoire que je vais te raconter se passe à l'école d'un petit village.

Dans la classe des plus jeunes enfants, ils n'étaient que sept et tous les sept n'aimaient pas aller à l'école. Tu comprendras pourquoi quand je t'aurai présenté leur maîtresse, « Mademoiselle Petsec ».

Ce n'était pas son vrai nom, bien sûr, mais c'est ainsi que ses élèves l'appelaient... Toujours de mauvaise humeur, elle parlait très très très vite, avec des mots très très très compliqués. Les enfants ne comprenaient rien, ne retenaient rien, et forcément, quand elle les interrogeait, ils ne savaient rien. Alors elle s'énervait et les punissait.

Et puis, un jour, un homme étrange arriva dans leur village...

Il s'installa dans une petite maison en mine, au milieu des vignes, sous un immense marronnier... On n'avait jamais vu quelqu'un d'aussi original !

Cet homme était très vieux et, à n'importe quelle heure et par n'importe quel temps, il déambulait dans les rues en jouant du violon. Il se faisait remarquer avec son immense short, sa veste en peau de lapin et ses cheveux argentés dressés à la diable ! Tout le monde se moquait de lui...

Tout le monde, sauf les sept élèves de Mademoiselle Petsec.

Ils aimaient beaucoup la musique de ce drôle de bonhomme. Et, en le suivant partout pour l'écouter, ils avaient découvert de drôles de choses.

Le violoniste jouait SEUL, et pourtant les enfants entendaient en même temps d'AUTRES instruments de musique. Ils les entendaient, mais ils avaient beau tourner la tête de tous les côtés, ils ne les voyaient pas. Ces instruments étaient invisibles...

C'était toujours les mêmes mélodies. Il y en avait quatre. Et, pour chacune, des phénomènes différents se produisaient.

Pendant la première musique, les petits sentaient d'abord un parfum de muguet, puis des milliers de pétales de fleurs surgissaient on ne sait d'où et se mettaient à voltiger en mesure autour du violoniste.

Pendant la deuxième, c'était l'odeur du foin fraîchement coupé qui chatouillait leurs narines... Ensuite, des centaines de papillons se posaient sur les épaules du vieux monsieur. Ils battaient des ailes très vite, ces papillons, comme s'ils applaudissaient.

Pendant la troisième mélodie, l'air sentait bon la pomme, puis des feuilles mortes toutes dorées venaient faire une ronde autour de ses cheveux argentés. C'était joli !

Enfin, pendant la quatrième, des flocons de neige tombaient comme à Noël, et, comme à Noël, les petits reconnaissaient l'odeur des marrons grillés.

Tant de magie ne t'aurait pas émerveillé toi aussi, hein ?

En classe, un matin, ils étaient en pleine leçon, quand soudain :

—C'est la musique des papillons ! s'écria Joséphine en se levant d'un bond.

Et, avec tous ses camarades, elle sortit en courant rejoindre le violoniste qui venait de passer devant l'école.

—Mais, mais... Mais enfin où allez-vous ? Revenez tout de suite ! Vous me copierez cent fois « Je ne dois pas quitter ma place pendant la classe ». Non, pas cent fois, TROIS CENTS fois ! Non, MILLE fois !

La maîtresse voulut les rattraper, mais au coin de la rue ils avaient disparu. Volatilisés ! Elle les chercha dans tout le village : personne ne les avait vus... Ils avaient dû suivre le violoniste jusque chez lui !  Sûrement !... Alors, Mademoiselle traversa les vignes comme une fusée et trouva le vieil homme devant sa petite maison sous le marronnier. Il jouait comme toujours, mais il était SEUL :

—Où sont les enfants ?

—QUELS enfants ?

—Ben, mes élèves ! Paul, Théo, Marc, Antoine, Anna, Vincent et Joséphine. Ils vous ont tous suivi.

—C'est possible ! Mais je ne les ai pas vus ! Je ne regarde jamais derrière moi ! dit-il en replaçant son violon sous le menton.

Mais OÙ étaient-ils allés ?

Mademoiselle Petsec les chercha partout : derrière l'église, dans les vignes, dans les greniers, au bord de la rivière, dans les caves, et même dans le cimetière... Partout, je te dis, partout ! INTROUVABLES ! Un vrai mystère ! Ils n'étaient nulle part...

L'inquiétude grandissait... Alors ne sachant que faire, elle alla de nouveau questionner le vieux monsieur. Mais celui ne savait rien de plus ! Elle allait s'en retourner, quand elle reçut sur le nez, BING ! une petite sandale rose.

Au-dessus de sa tête, dans l'immense marronnier, devine qui était perché ? Paul, Vincent, Anna, Marc, Antoine, Théo et Joséphine. Tous découverts, à cause d'Anna qui avait laissé tomber sa sandale...

Théo, le plus petit de la bande mais pas le plus timide, dit :

—On est venus ici pour écouter la musique !

—Vous avez quitté la classe pour ça ?

—Ben oui !!

Dans l'arbre, la musique leur avait fait comprendre que chacune des quatre mélodies du vieux Monsieur correspondait à une saison de l'année. Eh oui !

Le parfum du muguet avec les pétales des fleurs, c'était le PRINTEMPS.

L'odeur du foin coupé et les papillons, c'était l'ÉTÉ.

Celle des pommes avec les feuilles mortes, c'était l'AUTOMNE.

Et les marrons grillés en même temps que les flocons de neige, évidemment c'était l'HIVER...

Et sais-tu comment s'appellent justement ces musiques ?

« LES QUATRE SAISONS », et le nom du compositeur génial qui les a écrites : VIVALDI... Antonio Vivaldi.

Une fumée sortit de la cheminée du vieux monsieur... En effet, il sortit sur le pas de sa porte, son violon à la main. Lui qui d'habitude ne parlait jamais ou presque s'approcha de Mademoiselle Petsec :

—Vous êtes-vous demandé, Mademoiselle, pourquoi vos élèves n'aiment pas l'école et pourquoi ils m'ont suivi ?

—Je ne sais pas. Dès que vous êtes passé, ils ont tout quitté. Rien n'aurait pu les empêcher de vous suivre.

—Ce n'est pas MOI qu'ils ont suivi, c'est la MUSIQUE. Elle a certains pouvoirs cette musique si on sait l'écouter, et eux ils SAVENT l'écouter.

—Il faut pourtant bien qu'ils retournent à l'école !

Avec un petit sourire, le vieil homme cala son violon sous le menton.

Le violoniste jouait le concert de L'HIVER, et les enfants avaient vraiment l'impression de voir la neige tomber à gros flocons... Cette mélodie était si belle que même les oiseaux en oubliaient de chanter.

Vue de là-haut, la maîtresse leur paraissait différente... toute petite et fragile. Elle ne bougeait pas, elle écoutait aussi.

Là, il se passa quelque chose qui va beaucoup t'étonner... Plus elle écoutait la musique, plus son visage se transformait. Ce visage toujours sombre et chiffonné petit à petit se détendait, s'adoucissait... Et tout à coup il s'éclaira d'un vrai sourire. Que lui arrivait-il ? À force de bien écouter, elle voyait les flocons de neige elle aussi ? Eh bien oui ! Elle aussi commençait à aimer la musique. Incroyable non ?

Au bout d'un petit moment, le vieil homme sans s'arrêter de jouer, s'en alla à travers les vignes... Aussitôt, les enfants se laissèrent glisser le long des branches pour le suivre.

La maîtresse sentit alors une petite main dans la sienne : c'était celle de Théo. Pour la première fois, un élève osait lui prendre la main...

Tu aimerais bien savoir où le violoniste les emmenait, hein ? Eh bien, c'est dans leur classe qu'il les ramenait ! Oui, mais attends... à partir de ce fameux jour, tout fut différent !

Paul, Théo, Marc, Antoine, Anna, Vincent et Joséphine n'auraient manqué l'école pour rien au monde. Mademoiselle leur parla moins vite, choisit des mots simples pour expliquer les leçons. Calcul, dictées, conjugaisons étaient devenus avec elle vraiment amusants... Souvent, avec des histoires et des imitations, elle les faisait rire comme des fous... Sa gaieté donnait ENVIE d'apprendre, ENVIE de se passionner, ENVIE de se balader dans les livres. ENVIE d'aller à l'école, quoi !

    Comme tu le vois, la musique avait complètement transformé leur maîtresse.

    Il l'avait bien dit le vieux monsieur, le cher homme :

    LA MUSIQUE A DE JOLIS POUVOIRS SI ON SAIT L'ÉCOUTER.

    Et toi, l'as-tu bien écoutée ?... On recommence ?

Marlène Jobert ; Frédérick Mansot

bunni

#389

Histoire d'une rose

Il y avait une fois un jardin magnifique. Des centaines de roses y fleurissaient. Leur parfum était suave et leur éclat tel que celui qui les voyait gardait pour toujours le reflet de leur beauté dans ses yeux.  

Un jour de pluie, quand les nuages semblaient tous s'abattre sur la terre, un pauvre petit scarabée noir errait sur un sentier de ce jardin, en quête de quelque abri.

En face de lui grandissait un rosier couvert de superbes roses rouges; leurs pétales semblaient de velours, et les gouttes de pluie y scintillaient comme des diamants.

Le petit scarabée se dit :

"C'est là que je vais me cacher"

Mais le rosier était haut,  et le scarabée ne savait   presque pas voler . Aussi était-il un peu ridicule quand, péniblement, il s'éleva en l'air. Enfin il se trouva installé et, très content, se mit à l'aise sous les pétales d'une merveilleuse rose.

-Oh ! s'écria celle-ci, en frissonnant de dégoût à la vue du scarabée. Ne t'assieds pas sur moi, vilaine bête, tu pourrais salir ma belle robe!

Le scarabée effrayé s'envola.

Tout près s'élevait un autre rosier très fier et important. Ses fleurs étaient rose-saumon et leur parfum enivrant. Le scarabée se posa sous la plus grande feuille de la plus belle rose, en se faisant aussi petit que possible pour passer inaperçu. Mais hélas ! bientôt la rose le vit.

-Pouah ! dit-elle, a-t-on jamais vu pareille horreur ? Quelle vilaine robe noire! Va-t-en , je ne peux supporter de voir des choses laides et je ne te permettrai pas de t'asseoir sous mes belles feuilles.

Le petit scarabée , triste et fatigué, se remit en route.

De l'autre côté du sentier, il y avait un rosier fort élégant, portant des roses jaunes aux tiges longues et élancées. C'est là que le scarabée se réfugia, aspirant au repos. Mais tout à coup les roses alentour éclatèrent de rire.

-Regardez-le, non, mais regardez-le, disaient-elles, comme il a l'air stupide et morose ! quelle honte d'avoir un animal aussi dégoûtant dans notre jardin !

Et elles continuèrent à dire toutes sortes de choses déplaisantes à l'égard du petit scarabée. Le coeur gros, il se laissa choir sans énergie sur la terre;

Quand il regarda autour de lui, il se trouva assis sous un tout petit rosier, qui ne portait qu'une seule petite fleur minuscule et presque pas de feuillage. Le scarabée ne bougeait pas, s'attendant à être renvoyé par de cruelles paroles. Rien de pareil cependant n'arriva. Mais tout à coup il entendit des sanglots déchirants. Levant la tête, il vit la petite rose en larmes.

-Pourquoi pleures-tu, petite rose ? demanda-t-il.

Celle-ci ne s'était pas aperçue de son arrivée, et elle le regarda, très étonnée et un peu effrayée aussi.

Les autres roses autour de moi sont splendides et magnifiques, et elles se moquent de moi et me taquinent. Cependant, ce n'est pas de ma faute si je ne suis pas aussi belle qu'elles.

-Hum ! murmura le scarabée, et il ne dit plus rien.

-Mais, tu es tout trempé, mon pauvre, s'écria tout à coup la petite rose en remarquant à travers ses larmes l'air piteux du scarabée. Tu vas prendre froid ainsi. Viens plus près de moi pour que je te couvre de mes feuilles !

Ainsi le scarabée trouva un abri, protégé par la toute petite rose.

-Ecoute, proféra-t-il après quelques temps, tu es une gentille rose et tu as été bonne pour moi, alors que tes belles compagnes m'ont chassé avec mépris. Voilà pourquoi, désormais, tu seras plus grande qu'elles et même plus jolie.

La petite rose, incrédule, regardait le scarabée qui disait des choses qui jamais ne seraient.

-Je suis la fée de ce jardin, continua-t-il. Personne ne connaît mon véritable visage, et personne jamais ne le verra. Mais, ce soir, je viendrai te toucher avec ma baguette magique, et tu ne pleureras plus.

La nuit, quand toutes les roses étaient profondément endormies, la fée arriva dans son carrosse de toile d'araignée attelé de douze phalènes (ce sont des espèces de papillons de nuit) scintillantes. Sur ses beaux cheveux dorés brillait un diadème de gouttes de rosée, et sa robe était de la couleur des rayons de la lune.

Elle s'avança vers la petite rose, l'embrassa, la toucha doucement de sa baguette, et puis elle disparut avec son équipage de rêve.

Le lendemain, quand le jardin se réveilla, la petite rose se trouva être aussi haute que le mur gris contre lequel elle croissait. Des centaines de petites fleurs pareilles à elle-même étaient suspendues à ses branches garnies de jolies feuilles vertes. Et toutes elles bavardaient et riaient gaiement.

La petite rose était si radieuse de tant de bonheur qu'elle en rougissait. Cela lui donna la couleur la plus ravissante qu'on puisse imaginer.

Toutes les fières roses alentour regardaient en l'air avec de grands yeux étonnés et jaloux.

Et voilà l'histoire de la rose grimpante

       

                                                                                    Comtesse TOLSTOI