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Contes d'ici et d'ailleurs

Démarré par bunni, 18 Septembre 2012 à 00:22:36

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bunni


La bouilloire magique

Il y avait une fois au Japon, un vieux bonhomme qui n'était pas bien riche. Il habitait une petite maison aux murs de papier, comme on en fait dans ces pays-là. Elle était accrochée au flanc de la montagne, et pour l'embellir, le bonhomme l'avait entourée d'un jardin magnifique qu'il cultivait avec le plus grand soin.

Comme il était trop pauvre pour acheter des graines ou des pousses, il parcourait la montagne à la recherche des plus belles plantes sauvages : il les arrachait et les replantait ensuite dans son jardin. Il avait obtenu de cette façon une merveilleuse collection de fleurs et d'arbustes que les gens venaient admirer de loin.

Un soir, le vieil homme se reposait chez lui après une dure journée de travail. Il avait relevé les murs de papier de sa chambre parce qu'il faisait très chaud et aussi, parce qu'il désirait respirer le parfum des arbres et des fleurs.

Soudain, il entendit derrière lui un léger bruissement. Il se retourna et fut surpris de voir une vieille bouilloire de fer, toute sale, là où il n'y avait rien l'instant précédent. C'était une de ces vieilles bouilloires qui servaient à chauffer l'eau quand il était petit : c'est dire comme elle était vieille !

Le bonhomme n'avait aucune idée de la façon dont elle était arrivée là, mais cessant vite de se poser des questions, il la souleva, l'examina, souffla dessus pour enlever la poussière et la transporta à la cuisine en pensant :

« C'est vraiment un coup de chance ! la mienne est toute fendillée et commence à fuir, et la bouilloire neuve coûte tellement cher ! »

Il la remplit d'eau, la posa sur le feu et elle commença bientôt à chanter. Mais il se passa une chose étrange, si étrange que le vieil homme se frotta les yeux pour s'assurer qu'il ne rêvait pas : la bouilloire se transformait ! l'anse se changeait en une petite tête, le bec remuait et devenait petit à petit en une queue. Enfin, quatre pattes apparurent sous le ventre de l'ustensile. Le tout se couvrit d'une épaisse fourrure et finit par ressembler à une sorte de petit blaireau qu'on appelle au Japon un tanuki.

L'animal sauta et se mit à courir autour de la pièce comme un petit chat. Il grimpait surs les murs de papier, s'accrochait au plafond et redescendait en se laissant glisser le long des paravents, tant et si bien que le bonhomme commença à craindre qu'il ne mette sa maison en morceaux.

Il courut demander de l'aide à son voisin et tous deux réussirent enfin à attraper le tanuki et à l'enfermer dans une petite cage de bois. Le voisin demanda au vieil homme ce qu'il comptait faire de l'animal, puis il donna son avais :

- A ta place, je le vendrais c'était une bonne solution. Il fit venir Jimmu, un marchand qui habitait dans la vallée.

Quand Jimmu arriva, le bonhomme lui montra la cage où était enfermé l'animal. Il souleva doucement le couvercle et poussa un cri de surprise : l'animal avait disparu ! A sa place il y avait une vieille bouilloire !

Le vieil homme parvint tant bien que mal à cacher son trouble et s'adressant au marchand, il lui demanda :

Combien me donneras-tu pour cet objet si je le vends ?

Jimmu pensa que la bouilloire ne valait pas grand chose, mais il accepta tout de même de l'acheter pour quelques yens.

Il l'emporta, et arrivé chez lui, il la posa dans un coin. En chemin, la bouilloire lui avait semblé de plus en plus lourd, mais il était tellement fatigué qu'il alla aussitôt se coucher.

Au milieu de la nuit, Jimmu fut réveillé par un grand bruit qui venait de l'endroit où il avait laissé la bouilloire. Il se redressa, scruta l'obscurité, mais ne vit rien d'anormal et se recoucha. Un vacarme épouvantail le réveilla une seconde fois, il sauta sur ses pieds et pris une lampe pour aller voir ce qui se passait du côté de la bouilloire. Il resta muet de saisissement : la bouilloire s'était une nouvelle fois changée en tanuki.

Jimmu se gratta la tête se demandant ce qu'il pourrait bien faire de cet animal, puis il retourna se coucher, bien décidé à résoudre le problème le lendemain Le lendemain, quand il ouvrit les yeux, le tanuki était redevenu bouilloire ? Jimmu s'en alla trouver son voisin pour lui raconter son aventure et lui demander conseil. C'était un homme sage, et Jimmu écouta avec attention ce qu'il lui dit :

- Ce que tu me racontes là ne me surprend pas. Je me rappelle que dans ma jeunesse, quelqu'un dans la vallée possédait une bouilloire magique comme celle-là. Si j'étais trois, je m'en irais sur les chemins et je la montrerais à qui veut, en échange de trois yens ! Tu aurais sûrement du succès et tu deviendrais riche !

- C'est une bonne idée, dit-il, mais je dois d'abord demander l'avis du tanuki.

Le tanuki accepta la proposition avec joie car il avait grande envie de montrer ses talents à tous le monde.

Les gens vinrent en foule pour voir ce spectacle et le renom de Jimmu s'étendit bien au-delà de la vallée. A chaque représentation on se passait la bouilloire de main en main, on l'examinait de tout côté avant de la rendre à Jimmu. Alors, celui-ci la posait sur une petite estrade et lui ordonnait :

- Sois un tanuki.

Aussitôt, l'anse se changeait en tête, le bec en queue, et quatre pattes apparaissaient.

- Danse ! disait Jimmu, et le tanuki se balançait d'un coté, de l'autre, si gracieusement que les spectateurs ne pouvaient s'empêcher de se joindre à la danse. Cela durait jusqu'à ce que Jimmu ordonne au tanuki de s'arrêter. Alors les gens s'en allaient, laissant la place à d'autres qui attendaient leur tour.

Jimmu devint rapidement très riche, mais il lui sembla injuste de profiter seul de cette richesse. Il n'avait pas oublié le vieil homme qui lui avait un jour vendu la bouilloire, et il savait combien ce dernier était pauvre.

Un matin, il remplit la bouilloire d'or et s'en alla voir le bonhomme dans la montagne ? Il lui raconta comment il avait fait fortune puis il lui rendit l'ustensile en disant :

- C'est à ton tour à présent de jouir des richesse que procure cette bouilloire magique !

Depuis ce jour, tous ceux qui venaient admirer le jardin du vieux bonhomme purent assister aux exhibitions du tanuki : ils payaient trois yens pour le voir danser, et, grâce à lui, son maître vécut confortablement jusqu'à la fin de ses jours.

bunni

#331

LA LEGENDE DE L'ELAN SKUTT ET DE LA PETITE PRINCESSE TUVSTARR

As-tu jamais été dans les grandes forêts du Nord, et vu l'un de ces étangs sombres et mystérieux qui se cachent dans leurs profondeurs, magiques et oppressants ? Tout est calme, les pins et les sapins se pressent, silencieux, tout autour de lui. Parfois ils se penchent, mais si prudemment, si timidement, et c'est simplement parce qu'ils se demandent ce qui peut se dissimuler au fond de ses eaux ténébreuses. Et le fait est qu'on y voit une grande forêt, baignée du même mystère et du même silence. Mais jamais les deux forêts n'ont pu communiquer, voilà bien le plus curieux.

Le long de la rive et dans l'eau émergent les formes douces de mottes de terre tapissées de mousse brune et parsemées çà et là de petites fleurs de marais, blanches et laineuses. Tout est si calme – pas un son, pas un froissement d'aile, pas un souffle d'air – toute la nature semble retenir son haleine et écouter le cœur battant : bientôt, bientôt, bientôt !

Alors, tout doucement, une rumeur imperceptible s'élève à la cime des pins les plus hauts, et leurs couronnes s'agitent dans un murmure chantant : voilà, on l'a vu là-bas, au loin, très loin, bientôt il sera là, il arrive, il arrive. Et la rumeur est reprise par toute la forêt, les broussailles frémissent et chuchotent entre elles, les petites fleurs des marais s'inclinent et se penchent l'une vers l'autre : voilà, il arrive, il arrive. Et l'eau paisible frissonne et murmure : il arrive, il arrive. Au loin, on entend quelques craquements de branches cassées, le bruit se rapproche, il augmente et s'amplifie, puis c'est un fracas de broussailles et de branches et de rameaux brisés, un claquement précipité de sabots, un souffle haletant et, le poitrail fumant, un grand élan émerge des fourrés pour se diriger vers la rive où il s'arrête, secouant son mufle haletant, pour prendre le vent. Ses bois se balancent, ses naseaux frémissent, puis il se fige un instant dans une complète immobilité, mais bientôt il s'élance et en quelques bonds fantastiques par-dessus le sol mouvant du marais, il disparaît dans la forêt, sur l'autre rive.

Ca, c'était pour de vrai. Et maintenant, la légende.

Le soleil brille comme de l'or vif sur la prairie du château des Songes. C'est l'été, la prairie est émaillée de milliers de fleurs parfumées. Et parmi les fleurs est assise une petite fille blonde et rose, peignant ses longs cheveux de lin qui coulent comme l'or liquide du soleil d'été entre ses petits doigts. A côté d'elle, dans l'herbe, elle a posé sa couronne dorée.

La petite fille, c'est la princesse en personne, la princesse du château des Songes. Aujourd'hui elle s'est échappée de la vaste et altière salle où le roi son père et la reine sa mère, assis sur le trône d'or, tenant dans leur main le sceptre et le globe royal, règnent sur leurs sujets. Elle veut être seule et libre, et elle va vers le pré fleuri qui a toujours été son terrain de jeux préféré.

Petite et frêle, gracieuse, la princesse est encore une enfant. Elle s'est assise là dans sa robe toute blanche, une robe de soie et de satin et de vaporeuse mousseline.

Elle s'appelle Tuvstarr.

De ses petits doigts fuselés, elle démêle ses cheveux de soleil et sourit à l'éclat de ses longues boucles. Mais voilà qu'un élan traverse la prairie en bramant. Elle lève les yeux :

- Eh, mais qui tu es, toi ?

- Je suis Skutt Longues Jambes. Et toi ?

- Moi, je suis Tuvstarr, la princesse, tu vois bien. Et elle prend la couronne dans l'herbe pour la lui montrer.

L'élan, surpris, s'arrête et regarde longuement la princesse, puis incline la tête.

- Tu es belle, petite.

Tuvstarr se lève, s'approche doucement de lui, elle se penche vers son mufle frémissant et le caresse timidement.

- Comme tu es grand et imposant ! Et toi aussi, tu as une couronne ! Emmène-moi ! Laisse-moi m'asseoir derrière ton cou ! Et emporte-moi à travers la vie.

L'élan hésite.

- Mon enfant, le monde est vaste et froid, et tu es si petite. Le monde est plein de malice et de méchanceté, et tout te veut du mal.

- Oh, penses-tu, je suis jeune et vive, j'ai de la chaleur pour tous. Je suis petite et douce, je veux partager ma bonté.

- Princesse Tuvstarr, la forêt est sombre et le chemin est semé de dangers.

- Mais puisque tu es avec moi ! Tu es grand et fort, tu sauras nous défendre tous les deux.

Alors l'élan hoche la tête, secoue sa puissante couronne. Ses yeux brillent d'un éclat de feu. La petite bat des mains.

- A la bonne heure, à la bonne heure ! Mais tu es trop grand – penche-toi, que je puisse monter.

Docile, l'élan se couche et Tuvstarr s'installe bien d'aplomb.

- Voilà, je suis prête. Et maintenant, tu vas me montrer le monde.

Il se lève prudemment, de peur de faire tomber la petite.

- Tiens-toi bien fort à mes bois.

Et le voilà parti à longues enjambées. Jamais la petite princesse ne s'est autant amusée. Il y a tant à voir, tout est neuf et beau. Elle n'était encore jamais allée au-delà de la prairie de son château. Et maintenant, ils cheminent par les collines et les montagnes, pas les vallées et les plaines.

- Où tu m'emmènes maintenant ? demande Tuvstarr.

- Vers ma demeure des marais, tout au fond de la forêt, répond Skutt, là où je suis chez moi. Là-bas, personne ne vient me troubler. Mais il y a encore un bon bout de chemin.

Le soir approche, et Tuvstarr commence à avoir faim et sommeil.

- Tu as déjà changé d'avis, dit l'élan, un peu narquois, mais maintenant il est trop tard pour revenir en arrière. Mais ne t'en fais pas. Les marais sont pleins de baies délicieuses, des framboises arctiques, tu sais. Tu pourras en manger. Et là-bas, j'ai ma demeure.

Et ils poursuivent leur route. Après un temps, la forêt s'éclaircit et Tuvstarr découvre un marais qui s'étend à perte de vue, où les touffes d'herbe serrées l'une contre l'autre forment un tapis ondoyant et moelleux où ne s'aventurent que de rares arbustes rabougris.

- On va s'arrêter ici, dit Skutt, qui se penche pour laisser descendre Tuvstarr. Pour dîner.

Tuvstarr a oublié d'un seul coup qu'elle a sommeil et saute avec légèreté d'une motte à l'autre comme Skutt le lui a montré, façonne avec des feuilles de framboisier de petits cornets qu'elle remplit de grandes baies savoureuses, et elle se régale, sans oublier d'en offrir à son compagnon.

- Bon, mais maintenant il va falloir se dépêcher pour arriver chez moi avant qu'il fasse trop sombre, dit l'élan, et Tuvstarr remonte sur son large dos.

Skutt avance à pas sûrs dans le marécage, sans même avoir à chercher où poser le pied pour ne pas s'enfoncer. Car c'est ici qu'il est né.

- Qui est-ce qui danse là-bas ? demande Tuvstarr.

- Ce sont des elfes. Méfie-toi d'eux ! Ils ont l'air doux et aimables, mais il ne faut pas leur faire confiance. N'oublie pas ce que je te dis : Ne leur réponds pas, tiens-toi bien fort à mes bois et fais semblant de ne pas les voir.

Et Tuvstarr promet d'obéir.

Mais les elfes les ont déjà vus. Ils glissent vers eux en rondes et farandoles, dansent devant l'élan et en vagues malicieuses se rapprochent de Tuvstarr. Elle, elle pense à tout ce que l'élan lui a dit et se cramponne à lui, inquiète.

- Qui es-tu ? Qui es-tu ?

Cent questions se chuchotent autour d'elle, et elle sent comme un souffle froid sur elle. Mais elle ne répond pas.

Cependant, les petits être graciles voilés de blanc s'enhardissent de plus en plus, ils essaient de la tirer par ses longs cheveux blonds et par sa robe, mais c'est comme s'ils ne parvenaient pas à avoir vraiment prise sur elle. Skutt se contente de s'ébrouer et galope.

Soudain, Tuvstarr sent sa couronne glisser de sa tête, elle a peur de la perdre – que diraient le roi son père et la reine sa mère, qui la lui ont donnée – et voilà qu'elle oublie les recommandations de Skutt, elle pousse un cri, lâche les bois pour porter une main à ses cheveux. Mais alors là, si vous aviez vu ! Instantanément, les elfes l'ont en leur pouvoir – pas tout à fait pourtant, car d'une main elle tient encore fermement les bois de l'élan – et avec un grand rire de triomphe ils s'emparent de la couronne étincelante et s'en vont, flottant dans l'air.

- Oh, ma couronne, ma couronne, gémit la petite.

- Eh oui, pourquoi tu ne m'as pas obéi, gronde Skutt. C'est bien ta faute. Ta couronne dorée, jamais tu ne la retrouveras, mais sois contente qu'il ne soit rien arrivé de pire.

Mais elle ne peut rien imaginer de pire que ce qui est déjà arrivé.

Skutt, entre-temps, a continué sa route et bientôt Tuvstarr aperçoit un bosquet de petits arbres, formant comme un îlot sur le marais.

- C'est là-bas que j'ai ma demeure, dit Skutt, et c'est là-bas que nous allons dormir.

Ils ne tardent d'ailleurs pas à arriver. C'est une petite butte qui s'élève au-dessus des terres basses et marécageuses qui l'entourent et à l'intérieur, sous les pins et les sapins, il fait bon et sec.

Tuvstarr embrasse son cher Skutt pour lui souhaiter une bonne nuit, enlève sa robe et la suspend soigneusement à une branche, puis se couche par terre et s'endort, tandis que l'élan aux longues jambes reste debout auprès d'elle pour l'abriter de son corps. La nuit est presque tombée et quelques petites étoiles scintillent.

De bon matin, Tuvstarr est réveillée par le museau de Skutt qui effleure délicatement son front. Elle saute sur ses pieds, étire tout son petit corps dans la lumière orangée du soleil matinal, et puis elle recueille dans le creux de ses mains des gouttes de rosée pour les boire. Autour de son cou, elle porte une chaînette où est accroché un petit cœur d'or qui jette des feux sous les rayons du soleil.

- Aujourd'hui, je veux être toute nue, s'écrie-t-elle, je vais poser ma robe devant moi et tu m'emporteras sur ton dos pour me faire voir encore le monde.

Et l'élan cède à sa prière. Il ne peut rien lui refuser. Toute la nuit il a veillé, contemplant en-dessous de lui ce mystérieux petit être tout blanc, et quand l'aube est venue, il y avait comme des larmes dans ses yeux. Sans savoir pourquoi, il lui semble qu'on va de nouveau vers l'automne et il est pris d'une nostalgie de luttes et d'aventure, et d'un désir de ne plus être seul.

Et tout d'un coup il s'élance, s'enfonçant tout droit dans la forêt. Tuvstarr a beaucoup de mal à rester en selle. Les branches frappent rudement son visage et son corps, et le petit cœur d'or bondit sans arrêt à son cou, tant la course est rapide.

Mais petit à petit, Skutt se calme et ralentit son galop effréné. Ils traversent maintenant une vaste et étrange forêt. Les sapins portent de longues barbes touffues, les racines d'arbres se tordent au sol comme des serpents et de grands blocs de pierre moussus se dressent, menaçants, au bord du chemin. Jamais Tuvstarr n'a rien vu d'aussi extraordinaire.

- Mais qu'est-ce que c'est qui bouge, là-bas dans la forêt ? On dirait de longs cheveux verts et deux bras blancs qui font signe.

- C'est la fée des bois, dit Skutt, réponds-lui gentiment, mais surtout ne lui pose pas de question à ton tour, et surtout, surtout, ne lâche pas mes bois.

Non, Tuvstarr s'en gardera bien.

Maintenant, la fée de la forêt se rapproche petit à petit. Elle ne veut pas se montrer en entier, elle reste toujours à moitié cachée derrière un tronc d'arbre, avançant furtivement la tête pour guetter. Tuvstarr ose à peine regarder dans sa direction, mais elle a vu que ses yeux sont d'un vert glacé et sa bouche rouge comme le sang.

La fée des bois se glisse agilement d'un tronc à l'autre et suit l'élan dans sa course. Skutt, c'est une vieille connaissance pour elle, mais elle est intriguée par cette petite chose aux cheveux de soleil qu'il porte sur son dos. Il faut qu'elle sache ce que c'est.

- Comment t'appelles-tu ? crie-t-elle tout à coup.

- Tuvstarr, princesse du Château des Songes, répond timidement la petite, qui se garde bien de lui demander son nom à elle. D'ailleurs, elle le sait déjà.

- Qu'est-ce que tu as là, devant toi ? demande encore la fée des bois.

- C'est ma plus belle robe, répond Tuvstarr, avec un peu plus d'assurance.

- Oh, tu veux bien me la montrer ? demande la fée.

Bien sûr, Tuvstarr ne demande pas mieux, et ravie, elle lâche prise d'une main pour lui montrer sa robe.

Mais c'est justement ce qu'il ne fallait pas faire, car en un clin d'œil la fée emparée de la robe et disparaît dans la forêt.

- Mais pourquoi fallait-il que tu lâches mes bois, grogne Skutt. Si tu avais lâché de l'autre main aussi, tu aurais été obligée de la suivre et tu ne t'en serais pas sortie vivante.

- Mais ma robe, ma robe, sanglote Tuvstarr. Et puis elle finit par l'oublier.

Passe la journée, et la nuit Tuvstarr dort sous un sapin, tandis que Skutt, immobile, veille à ses côtés.

Quand elle se réveille le lendemain matin, l'élan a disparu.

- Skutt, Skutt Longues Jambes, où es-tu, crie-t-elle, effrayée, et se lève précipitamment.

Le voilà qui arrive, hors d'haleine, débouchant d'un fourré. Il était monté sur la colline pour reconnaître le terrain vers l'est et prendre le vent. Qu'est-ce qu'il a flairé ? C'est ce qu'il ne peut pas dire. Mais son pelage est roussi, et son corps tremble.

Il semble pressé de se mettre en route et se baisse de lui-même pour laisser monter Tuvstarr. Elle grimpe sur son dos et ils partent en toute hâte. Vers l'est, vers l'est ! Il entend à peine ce que lui crie la petite. Du moins, il ne répond pas. Il se sent comme pris de fièvre. Et comme un forcené, il se fraie un chemin à travers les fourrés.

- Où m'emmènes-tu maintenant ? demande Tuvstarr.

- A l'étang, répond-il.

- Il y a un lac là-bas dans la forêt. C'est là-bas que je vais quand l'automne arrive. Jamais être humain n'y a été. Mais toi, tu le verras.

Soudain, les branches s'écartent, découvrant l'eau qui scintille, une eau d'un brun sombre aux reflets vert et or.

- Accroche-toi bien, dit Skutt, il y a de grands dangers cachés au fond de l'eau, fais bien attention à ton petit cœur d'or !

- Oui, comme cette eau est étrange, répond Tuvstarr, et elle se penche pour mieux voir – mais au même moment la chaînette avec son cœur d'or glisse par-dessus sa tête et s'engloutit dans les profondeurs de l'étang.

- Oh, mon cœur, mon cœur d'or, que j'ai reçu de ma mère quant je suis née. Ah, qu'est-ce que je vais faire ?

Elle est inconsolable. Elle ne fait que scruter les profondeurs de l'eau, et elle veut s'aventurer sur les terres mouvantes pour chercher son cœur.

- Viens, dit Skutt, tu es en danger ici ! Je sais ce qui t'attend, d'abord s'éteint la mémoire, et puis la raison.

Mais Tuvstarr veut rester. Il faut qu'elle retrouve son cœur.

- Va, cher Skutt, laisse-moi seule ici. Je retrouverai bien mon cœur.

Et tendrement, avec reconnaissance, elle enlace sa tête baissée, l'embrasse gentiment, la caresse doucement. Et puis elle s'en va, petite et frêle, toute nue, s'asseoir sur une touffe d'herbe.

Longtemps, l'élan reste immobile à considérer, tout perplexe, la petite, mais comme elle ne semble plus se soucier de sa présence, il rebrousse chemin et disparaît à lents pas hésitants dans la forêt ...

Depuis, bien des années ont passé. Tuvstarr est toujours là, scrutant inlassablement les profondeurs de l'eau en quête de son cœur. Ce n'est plus la princesse, c'est seulement une petite fleur qui porte son nom, une petite fleur blanche au bord de l'étang.

De temps à autre, l'élan revient et s'arrête pour regarder la petite. Il est le seul à savoir qui elle est. Tuvstarr, la princesse. Alors parfois, elle lui fait un signe de la tête et sourit – après tout, c'est un vieil ami – mais s'en retourner avec lui, elle ne le peut plus, elle ne le veut plus, aussi longtemps que le charme la tient prisonnière.

Le charme, il est là-bas, au fond de l'eau. Tout au fond, dans les profondeurs de l'eau où gît un cœur perdu.

Helge KJELLIN

bunni


La Fille des océans

La Fille des océans

I – Au pays des banquises

En cette fin de soirée estivale, le soleil illumine le ciel du pays des banquises. Depuis des millénaires, la tribu vit sur ces terres. Ce soir, les habitants fêtent la naissance de la fille du jeune chef de la tribu, Esprit du Loup, et de son épouse, Terra. La vieille nourrice arrive :

– Il est temps pour ce petit ange d'aller dormir.

– Tu ne désires pas rester ? Nous nous apprêtions à dîner, dit Terra.

– Merci, mais je préfère rentrer chez moi. La petite et moi avons, toutes deux, besoin de sommeil, lui répond la nourrice.

Puis elle se tourne vers Esprit du Loup :

– Tu serais gentil de regarder ta fille maintenant, pour ne pas venir encore me réveiller dès l'aube.

– Je voulais juste me rassurer... Savoir si tu n'avais besoin de rien, dit le chef d'un sourire timide pour sa défense.

– Je n'ai besoin de rien et surtout pas à l'aube ! N'oublie pas que c'est moi qui t'ai élevé ! Et pourquoi crois-tu donc que je vis loin du village ? C'est pour être tranquille !

Dans l'assemblée, un homme corpulent au sourire enfantin prend la parole :

– Esprit du Loup s'imagine que sa fille grandira d'un seul coup et qu'elle sera capable de pêcher les phoques dès la nouvelle saison.

– Ma fille est belle et, un jour, la tribu sera très fière d'elle. Parole de chef !

– En attendant, il faudrait tout de même choisir un prénom pour la petite, lance la nourrice.

– Ce soir, nous ferons notre choix, c'est promis ! dit Terra en direction de son mari.

– Je t'informerai demain à la première heure ! promet Esprit du Loup à la nourrice.

– Voilà un beau prétexte ! ironise l'homme corpulent.

– Je n'ai plus qu'à me dépêcher d'aller me coucher, dit la nourrice avec un soupir. Dites au revoir à votre fille avant qu'elle ne sombre dans le pays des rêves.

D'une démarche lente et gracieuse, Terra s'approche de son enfant pour lui souhaiter une douce nuit pendant qu'Esprit du Loup court pour embrasser sa fille avec un regard mouillé et empli de fierté.

– À demain, mon ange ! dit-il.

La nourrice enveloppe l'enfant dans une couverture et quitte la demeure du chef. Mais au lieu de s'éloigner tout de suite du village, elle s'arrête un instant et tend l'oreille. Depuis le dernier affrontement, la Sorcière Tourment est gardée prisonnière à l'autre bout du village.

Tous les soirs, à cette heure-ci, on entend le chant pétrifiant de la créature maléfique retentir à travers le pays des banquises. On ne comprend pas exactement le sens des paroles, cependant on devine la gravité de ces airs diaboliques. Mais ce soir, tout est calme.

– Trop calme ! Ce n'est pas normal, murmure la nourrice mal à l'aise.

Seul lui parvient le bruit provenant de la demeure d'Esprit du loup. Serrant l'enfant contre elle, la nourrice avance dans la rue déserte du village. Arrivée près de la prison, elle s'arrête et fixe avec inquiétude la fenêtre de la cellule où la Sorcière est enfermée. Quelques gardes sortent du bâtiment et la nourrice fait demi-tour en jetant un coup d'œil méfiant derrière elle.

Tapie dans le noir, derrière la fenêtre, la Sorcière Tourment a suivi toute la scène avec intérêt. Une fois le silence revenu, elle hèle un des gardes, du fond de sa cellule.

– Que veux-tu ? lui demande ce dernier.

– J'ai besoin de parler à Esprit du loup.

– Tu plaisantes ? Tu sais bien que ce n'est pas possible.

– Aide-moi et je te serai reconnaissante. Rien qu'une minute. Je te demande juste d'approcher et de m'écouter.

– N'y compte pas, reprend le garde. C'est peine perdue...

– Ah ! crie la Sorcière Tourment.

Le garde se précipite : la prisonnière gît sur le sol au milieu de la cellule. Il ouvre la porte, avance et se penche au-dessus de la Sorcière. À cet instant, elle se retourne et enserre de ses deux mains le cou du garde, jusqu'à l'étouffer.

– Avant de mourir, tu aurais pu m'aider gentiment ! dit-elle en regardant le garde mort à ses pieds.

Puis elle vérifie que le flacon à la couleur étrange, qu'elle porte accroché à son cou, est toujours là, bien à l'abri, dissimulé sous sa robe. Rassurée par sa présence, elle s'élance vers la salle des gardes où elle récupère sa cape noire ainsi que sa canne dont la couleur rappelle étrangement celle du flacon.

Elle suit le chemin qui mène à la maison d'Esprit du Loup. Elle avance d'un pas rythmé, presque mécanique, sans prêter la moindre attention à ce qui l'entoure. Elle pousse la porte d'entrée et pénètre dans la vaste demeure. Sur le seuil de la salle de réception, elle observe en silence les invités. Aucune émotion ni aucun battement de cils ne viennent troubler son visage impassible.

– Gardes ! crie Esprit du Loup dont le regard vient de croiser celui de la Sorcière.

Il bondit dans sa direction, mais d'un mouvement brusque, celle-ci pointe sa canne vers le jeune homme qui se retrouve stoppé net avant d'être projeté au loin. L'homme corpulent au sourire enfantin s'avance vers elle. Poussant un invraisemblable cri de rage et de haine, elle pointe à nouveau sa canne en proférant des paroles incompréhensibles : les pieds de l'homme quittent le sol et il vient heurter violemment le mur à l'autre bout de la pièce. S'emparant d'un couteau, Terra se lève mais avant même d'avoir pu s'approcher de la Sorcière, celle-ci l'arrête et l'oblige à lâcher le couteau.

Pendant tout ce temps, la Sorcière n'a pas bougé de sa place. Elle tourne son regard vers toutes les personnes présentes.

– Regardez et savourez bien la soirée, dit-elle en serrant fortement le flacon dans une main tandis que, de l'autre, elle s'appuie sur sa canne. Que croyez-vous ? Je viens d'un monde où les humains sont maudits. Vous n'êtes rien ! Rien !

Regardant Terra et le couteau tombé à ses pieds, la Sorcière tend la main en murmurant des mots qu'elle seule peut comprendre. Le couteau quitte le sol, s'élève dans les airs et vient se poster à côté de la Sorcière. Derrière elle, quelqu'un d'autre se prépare à passer à l'attaque.

– Vous m'avez offensée. Vous m'avez sous-estimée ! Vous avez osé vous en prendre à moi qui traversais les ténèbres. Vous ne valez pas plus que des animaux. Que ma rage brûle le village en vous transformant en bêtes !! rugit-elle en ordonnant au couteau de se planter dans le cœur de l'homme.

Elle se retourne et sort de la maison. Aucune émotion ne se lit sur son visage, son pas est pressé. Soudain, le tonnerre retentit et les éclairs frappent le sol. Les habitants essaient de s'enfuir. Tous courent dans tous les sens, mais la Sorcière au regard perçant, se déplace si rapidement que personne ne peut lui échapper. Tout en hurlant des paroles insensées, elle capture les habitants un par un et les transforme en dirigeant sa canne vers eux. En un rien de temps qui semble toutefois durer une éternité, certains sont changés en oiseaux et se mettent à pousser d'horribles cris, d'autres prennent l'apparence d'animaux marins et se dirigent aussitôt vers l'océan. La peur et la désolation se lisent sur le visage et dans le regard des membres de la tribu.

– Bien, dit-elle d'une voix sans émotion, en quittant le village. Il ne reste plus que l'enfant et la nourrice.

Quelques minutes plus tard, la nourrice serrant l'enfant dans ses bras arrive au bord de l'océan. Affolée, elle regarde autour d'elle :

– Aidez-moi, il faut sauver l'enfant. Quelqu'un peut-il m'entendre ? crie-t-elle.

Un manchot se jette à l'eau en faisant un bruit étrange comme s'il voulait dire : « Sauve le bébé ». Surprise mais ne voyant pas d'autre issue, la nourrice dépose l'enfant sur le dos de l'animal qui s'éloigne ensuite aussi vite que ses forces le lui permettent. Au large, un lion de mer, une licorne et un requin surgissent des flots et nagent en direction du manchot qui commence à s'épuiser. Le requin prend alors le relais en saisissant l'enfant dans sa gueule.

Arrivée au bord de l'océan, la Sorcière surprend la nourrice. Elle est particulièrement en colère et dirige sa canne vers la vieille femme en lui ordonnant de ne plus bouger.

– J'ai sauvé l'enfant, dit la vieille nourrice en souriant d'un air triomphant. Vous désirez ma mort ? Et bien, qu'attendez-vous ?

– Tu te trompes, lance la Sorcière. Tu dois vivre pour m'aider, dit-elle le flacon à la main. Tu vivras très longtemps !

L'orage continue de gronder, mêlant le bruit du tonnerre aux rires enragés de la Sorcière.

bunni

La Fille des océans(suite)

II – Une venue miraculeuse

À des milliers de kilomètres du royaume des banquises. Ce matin, sur le port, tout est paisible. Partis en mer avant l'aube, les pêcheurs sont de retour. Au loin, sur la plage, une jeune femme se promène seule. En voyant le bateau de son époux à quai, elle agite la main. L'homme s'arrête un instant, lui sourit, puis poursuit le déchargement de l'embarcation. Depuis longtemps, le couple souhaite avoir un enfant. Mais hélas !

Le lendemain, dès l'aube comme à son habitude, le mari quitte la maison pour aller pêcher. Sur la plage, quelque chose se reflète sous le timide soleil du matin. Sa curiosité l'emportant, l'homme change de direction. Là, sous ses yeux, emmailloté maladroitement dans une couverture, un bébé dort profondément. Tout d'abord stupéfait de cette découverte, il serre avec bonheur l'enfant dans ses bras et décide de le ramener chez lui pour le présenter à son épouse.

– Jeanne, crie-t-il.

– Que se passe-t-il ?

– Un bébé, un bébé ! Je l'ai trouvé sur la plage.

– Oh ! Jean ! Quelle jolie petite fille ! s'exclame-t-elle sans quitter l'enfant des yeux.

Une fois la petite baignée, habillée, nourrie puis endormie, la jeune femme s'empresse d'avertir les habitants du village et des alentours. Mais personne ne sait d'où vient l'enfant, ni qui sont ses parents. La veille, la mer était bien calme : pas de naufrage, aucune empreinte de pas laissée sur le sable. Et c'est ainsi que le couple décide d'accueillir le bébé comme un don du ciel, et lui donne pour prénom : Daria.

Au fil des ans, Daria devient de plus en plus belle et intelligente. Cependant, elle éprouve une peur inexplicable face à l'océan. Elle reste ainsi des heures entières à le fixer, fascinée et effrayée à la fois. Comme tous les enfants de son âge, son père tente de lui apprendre à nager, mais elle a peur de l'eau.

– Il ne faut pas que je m'en approche, s'exclame-t-elle à chaque fois, d'une voix qui trahit l'affolement.

– Mais pourquoi ? l'interrogent ses parents.

– Je ne sais pas. Je sais simplement qu'il ne faut jamais que je m'en approche. Je vous en prie, ne m'y obligez pas, c'est dangereux ! insiste-t-elle.

La petite famille de pêcheurs mène une existence heureuse et très vite, les parents acceptent la décision de leur fille.

Ce matin, sur la plage, Daria joue avec Erwan, le fils d'un navigateur. Il fait beau. Les enfants s'amusent et se baignent. Elle est assise sur un rocher tandis qu' Erwan pêche des poissons et des crabes. Puis il décide de partir à la conquête du plus beau des coquillages pour le lui offrir.

– Tu feras attention au seau, prévient Erwan. Il ne faut pas que le crabe s'échappe.

– D'accord, le rassure-t-elle.

À peine le garçonnet a-t-il tourné le dos, qu'elle libère le crabe :

– Maintenant tu peux t'en aller. Allez, on se dépêche. Je n'ai pas toute la journée devant moi. Et la prochaine fois, tu feras plus attention.

De retour, Erwan lui offre un beau coquillage et se dirige vers le seau.

– C'est le plus beau que j'aie jamais eu, s'exclame Daria heureuse.

– Où est-il ? demande Erwan le seau vide à la main.

Elle hausse les épaules en essayant de trouver une réponse plausible.

– Pourquoi tu ne dis pas que tu l'as libéré ?! rétorque-t-il mécontent.

– Il était perdu et il me regardait ! Que ferais-tu si quelqu'un te mettait dans un seau ?!

– Mais il ne te regarde pas ! Ils ne peuvent pas te regarder.

– Il était prisonnier ! J'ai lu dans ses yeux qu'il me demandait de l'aide. Si seulement tu pouvais les comprendre !

Erwan pousse un profond soupir :

– Ça ne fait rien ! dit-il sans vraiment la croire.

– Je souhaite qu'un jour tu puisses les comprendre et même les entendre. Tu verrais qu'ils ont plein de choses amusantes à te raconter.

– Et lui, qu'avait-il de si intéressant à te dire pour que tu le libères ? renchérit Erwan.

– Il était prisonnier ! Et lorsqu'on est sur le point de perdre sa tête, on n'a pas le cœur à bavarder, répond-elle.

– En tout cas, je ne suis pas sûr de vouloir les entendre ! murmure-t-il.

Enthousiaste, Daria retrouve son sourire. Debout sur un rocher, les bras levés, elle se met à crier :

– Je suis Daria, la Princesse des océans, et je protégerai toutes les créatures magiques !

– Attention, hurle Erwan.

C'est la marée haute et l'eau progresse rapidement vers le rivage. Debout sur le rocher, Daria glisse et tombe dans l'océan. L'eau n'est pas profonde, mais prise de panique, la fillette perd le contrôle de ses mouvements. Le souffle coupé, entraînée par les vagues, elle s'enfonce vers les profondeurs. Erwan plonge à son secours et parvient à la ramener sur le rivage où il tente de la calmer. Quelques minutes plus tard, elle est assise sur le sable et essaie de reprendre sa respiration. Les larmes roulent sur ses joues. Les bras entourés autour de ses épaules, Erwan tente de la consoler :

– Ne t'inquiète pas. Demain, je te trouverai le plus joli coquillage du monde et tu pourras libérer tous les crabes du monde si tu veux. Ça m'est bien égal, si cela peut te rendre heureuse ! Et je te croirai même si tu dis qu'ils te parlent ! Allez, on s'en va. Je te ramène chez toi.

En s'éloignant de l'océan, il lui dit pour atténuer son chagrin :

– Tu sais, à chaque larme versée, c'est une étoile qui s'éteint !

– Ce n'est pas vrai, répond-elle en reniflant. Ce n'est pas une étoile qui meurt, c'est seulement qu'elle perd sa lumière.

– Mais si une étoile perd sa lumière, elle meurt, c'est obligé ! Je ne vois vraiment pas pourquoi elle...

– Mais parce que c'est comme ça ! Une étoile perd seulement sa lumière, et non la vie. Tout le monde sait ça.

– Et moi je te dis qu'elle meurt ! insiste-t-il.

– Et moi je te dis que non ! s'exclame-t-elle.

– Dis tout de suite que je n'ai pas raison !!

– Non seulement tu n'as pas raison, mais en plus tu as tort ! Une étoile ne meurt pas mais perd la lumière qui brillait dans son cœur, alors c'est difficile pour nous de la distinguer ! dit-elle. Tu racontes vraiment n'importe quoi !

Et ils éclatent de rire.

bunni

La Fille des océans(suite)

III – Un présent empoisonné

Quelques années plus tard, Daria est devenue une jeune fille ravissante qui aime faire de longues promenades sur la plage en compagnie de sa mère et qui court toujours joyeusement à la rencontre de son père quand il rentre au port.

Ce matin, Daria flâne sur le quai. Erwan, le jeune navigateur, vient d'achever une longue traversée après trois ans d'absence. De chacun de ses voyages, il rapporte des nouveautés des pays lointains et aussi quelques merveilles de l'océan.

– Bonjour, s'exclame la jeune fille.

– Bonjour ! répond-il d'un air indifférent, occupé à rassembler ses bagages sur le quai.

– Je peux vous aider ?

– Non, merci, dit-il en retournant sur son bateau.

– Alors, puis-je savoir ce que tu m'as rapporté cette fois-ci ?

– Daria ! Tu aurais pu me dire que c'était toi !

Il descend en hâte du bateau.

– Et le reste des bagages ? dit-elle.

– Ce n'est pas important, je voudrais te montrer la plus précieuse de toutes mes découvertes, dit le jeune homme en sortant de sa poche un collier orné d'une perle à la couleur étrange. Lors de ma dernière escale, un vieux bijoutier a réussi à la sertir. Je lui ai dit que c'était pour la plus adorable jeune fille que je connaisse.

Plein d'enthousiasme, le jeune navigateur propose à Daria de l'aider à attacher le bijou autour de son cou. Intriguée, la jeune fille fixe la perle.

– Je crois que je ne devrais pas la porter, s'exclame-t-elle réticente.

– Je t'en prie, dit-il en suspendant le collier au cou de la jeune fille.

Serrant la perle dans sa main, elle tourne la tête vers le jeune homme, puis la penche en arrière.

Au même moment, un silence inquiétant envahit le port. Le ciel perd sa clarté et se colore du gris le plus sombre. Le vent se lève sur la mer, les vagues remontent vers la terre et bientôt, une tempête se déchaîne. Sous le ciel assombri et menaçant, un chemin de glace, qui s'étend jusqu'à l'horizon, s'ouvre devant Daria. Les vagues immenses s'élèvent au-dessus du chemin de glace pour former un tunnel dont on ne voit pas la fin. Des forces invisibles y attirent la jeune fille dont la main serre encore la perle suspendue à son cou. Erwan essaie de la retenir, mais c'est trop tard : Daria disparaît. Effrayés, les habitants regardent la scène sans pouvoir intervenir.

Le jeune navigateur s'élance vers son bateau et sans savoir où chercher la jeune fille, il reprend la mer en suivant la voie de glace qui s'estompe rapidement en direction du grand nord.

Après avoir affronté d'effroyables intempéries durant des jours et des jours de navigation, c'est maintenant l'imposant silence qui inquiète le jeune navigateur : pas un souffle d'air, pas un seul poisson, ni même quelque autre signe de vie. Quelques jours plus tard, des centaines de poissons électriques encerclent le navire, la boussole s'affole et dans la nuit, Erwan essaie d'empêcher le naufrage du bateau pris dans une tempête soudaine. Les jours suivants, la mer est plus calme. Entouré par une bande de dauphins, le navire avance aisément en effleurant la surface de l'eau tout comme s'il volait. Un matin, alors que sa réserve de vivres est presque épuisée, Erwan trouve sur le pont du bateau des algues qui lui permettent de calmer sa faim.

À l'approche des eaux glaciales du nord, les dauphins désertent le lieu et les ours polaires, juchés sur des blocs de glaces, accompagnent le bateau du regard. La méfiance qu'Erwan éprouvait au départ cède la place à la curiosité. Il observe désormais les événements d'un œil intrigué :

– J'ai l'impression d'être pris dans un filet invisible et accompagné par toute une escorte, murmure-t-il, debout sur le pont du bateau.

– C'est le comité d'accueil !

– Oui, c'est exact ! Vous m'ôtez les mots de la bouche, confirme le jeune homme.

Revenant soudain à la réalité, il vérifie autour de lui. Hébété, les mains sur les hanches, il s'exclame :

– Voilà que je parle tout seul maintenant ! Pourtant j'ai bien entendu ! Ce n'est pas moi qui ai parlé de "comité d'accueil". Mais, à part moi, il n'y a personne sur ce bateau, continue le jeune homme en se grattant la tête. Il ne faut plus que je parle tout seul.

Tout à coup, il entend une conversation :

– On dirait qu'il a besoin de temps pour comprendre ! Je ne suis pas très sûr qu'il soit très intelligent.

– Mais on n'a pas le temps ! Il faut tout lui raconter avant qu'il ne se croit fou, rétorque une deuxième voix.

– Tu sais bien que nous n'y sommes pas autorisés. Si quelqu'un est capable de nous entendre, il doit agir sagement au lieu de dire des absurdités, s'exclame la première voix.

Erwan parcourt son bateau d'un bout à l'autre. Juste derrière la cabine de commande, il aperçoit un manchot allongé sur le pont et un albatros perché en haut du mât. Il attrape le manchot :

– Alors, un passager clandestin ? Désolé de vous interrompre en pleine discussion ! Je ne rêvais pas et je ne suis pas fou : c'est vous qui parliez ! Je vous ai entendus. Et toi, Manchot, comment es-tu monté sur le bateau ? Tu as intérêt à me dire la vérité si tu ne veux pas que je te découpe en morceaux ! Alors... J'attends...

Le silence s'installe ! Découragé, Erwan poursuit :

– Je parle à un manchot et en plus, je lui demande d'arrêter de discuter avec un albatros. Pauvre manchot ! J'espère que tu n'as pas cru un seul mot de ce que j'ai dit. Peut-être qu'après tout, c'est mon imagination ! Il faut pardonner à un homme désespéré, épuisé et qui, par-dessus de tout, meurt de faim ... Je ne sais plus où j'en suis, sinon que je dois retrouver la fille que j'aime.

Le manchot tourne la tête pour observer cette créature étrange et se déplace en laissant quelques crottes.

– Ce n'est pas très élégant ! s'exclame Erwan en riant. Mais je te pardonne pour te montrer ma bonne foi. ... Tu sais, la jeune fille dont je t'ai parlé disait qu'elle pouvait comprendre les créatures marines et me le souhaitait également. Mais elle ne parlait sûrement pas de toi ! Qu'est-ce que t'en dis ? Tu es d'accord avec moi ?

Tout d'un coup, le manchot se redresse comme un manche à balai :

– Esprit du Loup ! Que fais-tu ici, chef ? dit-il.

– Te voilà décidé à parler ! s'exclame le navigateur qui retrouve subitement la forme et se sent bizarrement l'âme d'un grand chef. Il poursuit :

– Esprit du loup ! Personne ne m'a jamais appelé ainsi, mais j'avoue que ça me plaît ! Je savais que je ne m'étais pas trompé, c'est bien vous qui parliez !

Il avance vers le manchot qui ne bouge pas d'un millimètre et reste au garde-à-vous. Arrivé tout près de l'animal, il tend l'oreille :

– On n'ose plus parler ? Erwan, Esprit du loup, attend !!!

– Tiens-toi correctement, rouspète le manchot. Et ce n'est pas toi Esprit du Loup. Décidément, tu ne fais rien comme il faut.

Par cette belle journée ensoleillée, une ombre vient progressivement couvrir le bateau et le navigateur sent dans son dos une présence. Il se retourne lentement.

Tout près du navire, un lion de mer et une licorne se tiennent assis sur le dos d'une baleine, et une armée de requins commence à tourner autour de l'embarcation, tandis que d'autres créatures marines s'approchent en volant ou en nageant.

Le manchot s'avance et salue le lion de mer :

– Bonjour, Esprit du Loup, dit-il. Je ne savais pas que tu viendrais...

– Voici, le traître ! grogne un requin en montrant le jeune navigateur. C'est lui qui a offert la perle à la Fille des océans. Je demande au chef la permission de déchiqueter ce moussaillon sur le champ.

Le manchot intervient précipitamment :

– Attendez. S'il voulait du mal à la fille du chef, il ne serait pas parti à sa recherche. Comme toujours, le requin s'emporte !

– Quel charabia ! rétorque le requin. Je demande au chef de ne plus écouter ce pingouin qui sort de l'école du cirque ! Se tournant vers le manchot, il poursuit : ce n'est pas ma méfiance qui nous a conduit à cette situation mais la naïveté de personnes dans ton genre.

C'est alors qu'un gros poisson sort la tête de l'eau : – Ce n'est pas le moment de vous quereller ! fait-il remarquer avant de replonger.

Le manchot et le requin se toisent d'un air mauvais.

– Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? demande le lion de mer à l'attention du navigateur.

– Pour le savoir, il faudrait d'abord que quelqu'un m'explique ce qui se passe ici. Et j'aimerais bien savoir depuis quand les poissons parlent ?

Furieux, le requin ouvre sa gueule. Assise sur la tête d'un dauphin qui n'a pas encore déserté les eaux froides du nord, une étoile de mer s'exclame l'air offensé :

– Nous, des poissons ! Je ne vous permets pas ! Non mais, on entend de ces choses !

– Maman ! Il nous insulte ! Il dit que nous sommes des poissons ! pleurniche un poisson pas plus gros qu'une sardine.

– Julien ! lui lance un énorme poisson qui semble être sa mère.

– Et tu es un poisson..., poursuit le navigateur qui n'a toutefois pas le temps de finir sa phrase.

– Attention à ce que vous dites ! l'interrompt la mère, tout en lui montrant ses dents bien pointues.

Hostiles, tous les regards se tournent vers le jeune navigateur.

– Ne profitez pas de mon indulgence, jeune homme ! ajoute le lion de mer. Même si je dois reconnaître que les circonstances sont inhabituelles !

– Désolé. En fait, j'allais dire qu'il s'agissait de poissons exceptionnels, dotés de la parole, précise le jeune navigateur avant de continuer : pour empêcher tout malentendu ou tout acte précipité, il vaudrait peut-être mieux qu'on discute. Moi, je suis ici à la recherche d'une jeune fille ! Ravi de vous connaître ! dit-il en inclinant la tête devant les poissons et le lion de mer.

– Qui est cette jeune fille ? Parlez-nous d'elle, racontez-nous, supplie la licorne.

Erwan se met alors à parler du pêcheur et de sa femme, de l'enfant trouvé sur la plage et du prénom choisi par le couple.

– Daria disait qu'elle comprenait les animaux marins mais qu'elle éprouvait une peur inexplicable face à l'océan...

– Daria, répète la licorne, perdue dans ses pensées, sur un ton malheureux et angoissé à la fois.

– Daria signifie la mer, explique le jeune navigateur. Pour le couple de pêcheurs, Daria était un joli prénom pour désigner une fille venant de l'océan et vivant au bord de l'eau.

Toujours dans ses pensées mais soudain apaisée, la licorne poursuit : – Ils ont pris soin d'elle. Ils l'ont aimée.

Erwan parle longuement de Daria, de la joie et des discussions qu'ils partageaient, de ses parents et de la vie paisible qu'ils menaient. Il raconte son voyage, en évoquant la perle qu'il a offerte à la jeune fille.

Le lion de mer prend la parole :

– Cette jeune fille est la dernière survivante du peuple de la banquise. Nous l'avons nommée la Fille des océans car nous avons dû traverser tous les océans avant de pouvoir trouver un endroit paisible où elle serait en sûreté. Je suis Esprit du Loup, le père de cette jeune fille, et voici sa mère, s'exclame-t-il en montrant la licorne. À une époque, nous étions des êtres humains et nous vivions heureux. Mais notre véritable histoire a commencé le matin où une jeune femme de la tribu a disparu. Nous l'avons cherchée partout, mais en vain ! Quelques années plus tard, elle est réapparue sans aucune explication. On racontait que pendant les premiers mois de sa longue absence, elle avait laissé les esprits diaboliques lui confier de terribles secrets afin de pouvoir survivre dans le froid et dans les saisons sombres. Par la suite, il lui avait fallu voyager en nourrissant les mauvais esprits qui faisaient désormais partie d'elle. Elle était devenue une horrible créature rongée par l'esprit du Mal. Certains membres de notre tribu souhaitaient qu'elle reste à nos côtés, tandis que d'autres, qui la nommaient Sorcière Tourment, voulaient la chasser. Nous devions en discuter et rendre notre décision finale, quand elle nous a attaqués, aidée par quelques-uns. Après un long combat, nous avons réussi à l'emprisonner, jusqu'au jour où les gardes ont relâché leur surveillance alors que la tribu fêtait la naissance de notre fille bien aimée.

La voix pleine de regrets, Esprit du Loup poursuit :

– Pendant que nous discutions, la Sorcière nous a surpris et nous a transformés en animaux. Fort heureusement, la nourrice a réussi à s'enfuir à temps avec l'enfant. Et à dater de ce jour, le monstre s'est mis à sillonner la terre pour retrouver la Fille des océans.



bunni

La Fille des océans(suite et fin)

– Je ne comprends pas ! dit Erwan. La jeune fille que je cherche a disparu juste après que je lui ai offert une perle...

– C'est précisément par l'intermédiaire de la perle que la Sorcière exerce son pouvoir sur la Fille des océans. Lorsque ce monstre a réussi à capturer la nourrice, le pire des châtiments l'attendait. Il l'a emprisonnée à l'intérieur de la perle afin de retrouver l'enfant et de la supprimer pour achever son œuvre. Mais le monstre a vite compris qu'il était préférable de garder l'enfant en vie. La Fille des océans était capable de comprendre le langage d'autres créatures vivantes et la Sorcière a donc décidé de profiter de son pouvoir. Sous l'emprise de ce monstre, Daria connaît maintenant les secrets des deux mondes et bientôt, le premier sera sacrifié au profit d'un monde de désolation et de dévastation, c'est-à-dire l'univers de Sorcière ! Atterré, Erwan les observe :

– Et pourquoi personne ne se décide à sauver Daria ? demande-t-il.

– Ce n'est pas si simple, explique la Licorne. Beaucoup d'entre nous ne peuvent quitter le milieu aquatique et bon nombre ne sont pas assez forts pour affronter ce monstre. Sans une véritable armée, nous sommes impuissants.

– Savez-vous où le monstre la retient prisonnière ?

– Au pays des banquises.

– Conduisez-moi là-bas et tenez-vous prêts, demande le jeune navigateur.

– J'ai bien peur qu'il ne soit trop tard ! dit le manchot, l'air profondément malheureux. Une fois, j'ai pu m'approcher de la Fille des océans : elle est sous l'emprise du monstre et ne peut s'exprimer.

– Le cœur peut comprendre ce que la langue a du mal à dire ! dit Erwan. Quant à vous, vous vous trompez : ce monstre a peut-être réussi à vous transformer, mais vous avez oublié que vous êtes toujours là, bien vivants, et que votre force est intacte, si ce n'est que vous êtes plus forts.

Le requin, toujours aussi sceptique à l'égard du jeune homme, met le lion de mer et la licorne en garde :

– Nous ne devons pas lui faire confiance, dit-il.

– Et que proposes-tu pour la sauver ? réplique le manchot. Il est notre dernière chance à tous.

Erwan regarde le lion de mer et la licorne :

– Je suis venu pour elle !

– Nous devons lui faire confiance, dit la licorne.

– J'accepte, annonce le lion de mer.

– Et moi, j'ai un œil sur lui, grogne le requin.

IV – Une fille au grand pouvoir

Arrivé au pays des banquises en compagnie du manchot, Erwan se dirige tout droit vers une demeure de glace juchée sur une hauteur qui domine l'océan.

– Et si tu te montrais un peu plus discret ? lui suggère le manchot.

– Ce n'est pas la peine, répond le jeune homme. La Sorcière sait que je suis là et elle doit croire que je n'ai peur de rien.

– Parce que ce n'est pas le cas ? demande le manchot brutalement stoppé dans sa course comme si la foudre venait de le frapper de plein fouet.

– Pour Daria, je serais prêt à tout, dit le navigateur qui continue sur ses pas.

Après un soupir de soulagement, le manchot s'exclame :

– C'est ce que j'espérais entendre ! Voilà qui est mieux ! Des paroles douces et rassurantes qui me réchauffent le cœur. J'ai beau être un manchot, je n'en ai pas moins un cœur et je préfère éviter les surprises de ce genre ! ... Je le savais. J'étais convaincu que tu étais un garçon courageux, peut-être pas très intelligent mais courageux.

– Merci pour le compliment ! Je me sens beaucoup mieux et surtout rassuré pour affronter le monstre ! murmure-t-il.

Imperturbable, le manchot continue :

– C'est pour cela que la Fille des océans t'a choisi et que tu peux comprendre notre langage. Dès que je t'ai vu, j'ai su que nous pourrions compter sur toi !

Erwan l'observe, étonné de tant de louanges.

Au pays des banquises, tout paraît paisible. Il est presque minuit et le soleil illumine encore le ciel. La neige recouvre le paysage, les flocons se reflètent dans les rayons du soleil comme si un tapis de diamants s'était déposé sur le sol.

« Il a raison, murmure le jeune navigateur. Je ne réussirai pas si je ne rassemble pas tout mon courage. La situation est alarmante et sera un échec si je laisse le moindre sentiment de peur ou de doute m'envahir. »

Il respire profondément et précipite ses pas.

Au loin, la grande demeure se dresse au milieu d'un paysage de glace. Avec ses grandes tours et ses portes en arc, il est difficile de ne pas la voir. Les aventuriers s'approchent de ce château à l'architecture étonnante.

– C'est le manoir de la Sorcière Tourment, souffle le manchot.

– Jolie demeure habitée par un monstre...

Erwan pousse la porte du manoir et gravit les marches de marbre noir. Le lieu est spacieux et chaque pièce est éclairée par une cheminée ou une vieille lampe à pétrole. Ici, la lumière naturelle est bannie et des instruments de magie envahissent les étagères qui couvrent les murs.

Au fond, un escalier plongé dans le noir mène à l'étage supérieur. Erwan monte les premières marches et tend l'oreille. Du haut de l'escalier lui parviennent des murmures étouffés. Prudemment, il revient sur ses pas et se dirige vers une large porte sous laquelle filtre une lumière. La poignée métallique de la porte a la forme d'une tête de monstre. Erwan pose la main sur le métal luisant et froid, et pénètre dans la pièce.

Daria, la Fille des océans, est assise au fond de la pièce, près d'une cheminée. Éblouie, elle regarde fixement devant elle. Erwan s'approche. Dans la lueur des yeux figés de la jeune fille, le passé surgit : les deux enfants jouent au bord de la mer et Daria se tient debout sur le rocher. Soudain, les images s'estompent. Les yeux encore rivés sur ceux de la jeune fille, le navigateur sent une forte présence dans son dos. Il se retourne. Là, tapie dans l'ombre, la Sorcière Tourment les observe en silence de son regard glacial. Ses cheveux raides rejetés en arrière retombent sur ses épaules où ils se dessinent des reflets rouges. Son visage sans rides et aux traits durs est livide et ne trahit aucune émotion, ses sourcils sont fins et blancs, ses yeux éteints. Une longue robe de velours noire souligne la maigreur de sa silhouette. La Sorcière s'appuie sur une canne dont la couleur étrange rappelle la perle que le jeune homme avait offerte à Daria.

Soudain, la Sorcière se redresse.

– Quel courage ! s'exclame-t-elle. Tu n'as donc pas peur face à moi ? J'avoue que je ne m'attendais pas à te voir ici et cela n'a plus aucune importance. Quant à la Fille des océans, tu arrives trop tard pour la sauver. Il n'y a plus rien à espérer. Son regard captif projette les événements qui se sont déroulés ces dernières années. Pour l'instant, elle se bat, elle a encore ses souvenirs, mais une fois qu'elle aura vu défiler tous les événements passés, elle sera à moi. Elle acceptera ce merveilleux pouvoir et le partagera volontiers avec moi.

Elle s'avance vers la jeune fille. Au même instant, les images du royaume et du retour de la Sorcière dans sa tribu défilent dans les yeux de Daria.

– Qui êtes-vous réellement ? Quel genre de monstre se cache en vous ? demande Erwan.

– Quelle importance ? Pour les uns, je ne suis qu'une effroyable Sorcière, pour d'autres une terrible erreur de la nature et certain pensent même que je suis une absurdité. Mais moi, je suis plus importante que tout ce que vous pouvez imaginer. Je suis la force du mal et elle, elle sera à moi, clame-t-elle d'une voix qui monte du fond de sa gorge.

Dans les yeux de la Sorcière se reflète la lueur des flammes et son visage devient haineux et impitoyable.

– Ainsi nous serons, elle et moi, liées pour l'éternité. Sur ce, je vous laisse, conclut-elle.

Erwan regarde Daria. Dans ses yeux se déroule l'affrontement entre les habitants du royaume et la créature maléfique. Peu à peu, les images se brouillent, la Sorcière passe à l'attaque et transforme les êtres humains en animaux. Ils tentent désespérément de prendre la fuite mais elle parvient à les capturer l'un après l'autre. Puis, elle se lance à la recherche des deux dernières personnes : l'enfant et la nourrice.

Pendant des heures, Erwan reste à côté de la jeune fille qui a toujours le regard fixé devant elle. Il essaie de la faire bouger mais ses mains sont agrippées à la chaise. Il lui parle du port où ils ont grandi, des belles journées ensoleillées, de ses parents, et aussi de sa rencontre avec la licorne, le manchot et tous les autres qui l'attendent. Mais son récit ne provoque aucune réaction chez la jeune fille. Peu à peu, le visage de la Sorcière apparaît dans son regard.

En colère, Erwan essaie de la faire réagir :

– Tu obéis à un monstre ! Tu ne sais pas ce que tu es en train de faire... Bientôt, tu seras comme elle, aussi cruelle, vide de toute notion de vie. Je t'en prie, il faut arrêter. Il y a sûrement quelque chose à faire. Il y a toujours quelque chose à faire tant que nous sommes vivants, reprend-t-il, il y a toujours moyen d'agir !

Désespéré, il s'exclame :

– Je vois sur ce beau visage le même regard triste qu'il y a dix ans lorsque tu es tombée dans l'eau.

Agenouillé devant elle, il demande :

– Aide-moi. Dis-moi : que dois-je faire ?

Soudain, dans le regard de la jeune fille, le passé surgit : elle est tombée dans l'eau... elle pleure et le garçonnet l'a ramenée chez elle auprès de ses parents...

« ... Dis tout de suite que je n'ai pas raison !! »

« Non seulement tu n'as pas raison, mais en plus tu as tort ! Une étoile ne meurt pas mais perd la lumière qui brillait dans son cœur, alors c'est difficile pour nous de la distinguer ! dit-elle. Tu racontes vraiment n'importe quoi ! »

Et ils éclatent de rire. D'un air interrogatif et perplexe, le jeune navigateur s'approche d'elle :

– Tu m'entends ? Tu m'entendais, n'est-ce pas ?! dit-il. Depuis le début, tu m'entendais et tu essayais de m'avertir. C'est moi qui ne comprenais pas...Raconte-moi tout ce que tu sais à propos de la Sorcière ! Dis-moi, de quoi a-t-elle peur ? demande Erwan.

Dans le regard de la jeune fille apparaît alors la neige. Tout est blanc et les habitants fêtent la naissance de la Fille des océans. À l'écart de tous surgit l'image de l'enfant et de sa nourrice. Celle-ci est en train de préparer le dîner quand elle est surprise par la Sorcière. De peur, elle lui jette au visage ce qu'elle a dans la main. Pendant que la Sorcière hurle de douleur, la nourrice en profite pour s'enfuir avec l'enfant. Serrant le bébé dans ses bras, elle réussit à gagner le rivage où elle confie l'enfant à un manchot qui s'éloigne aussitôt. La Fille des océans vient d'échapper à la Sorcière. Restée au bord de l'océan, la nourrice, impuissante, regarde la Sorcière s'approcher d'elle pour la capturer. Il n'y a aucune issue possible.

– Certes, ils ont changé d'apparence, mais ils étaient toujours là, prêts à défendre leur royaume et à te protéger, murmure Erwan.

Après avoir marché de long en large dans la grande salle, il revient vers elle.

– La Sorcière et toi, vous partagez le même pouvoir, tu es donc aussi forte qu'elle ! Nous devons profiter de cette force ! Maintenant, écoute-moi, dit Erwan. Tu peux réaliser mes souhaits ! Et je souhaite qu'à mon signal, la glace se transforme, qu'elle devienne aussi aiguisée que des dents de requin et qu'elle recouvre le sol du royaume, empêchant ainsi toute force du mal de s'y aventurer. Je souhaite que tous les animaux vivant dans l'eau, sur la terre ou dans les airs redeviennent des soldats du royaume. Je souhaite que la neige efface le mal et redonne la vie à ceux qui l'ont toujours aimée.

V – Les soldats du royaume

Erwan sort du manoir et revient avec des poignées de neige pour rafraîchir le visage de la jeune fille.

Au même moment, la Sorcière réapparaît brusquement.

– Et tu crois qu'avec une poignée de neige, tu pourras la sauver ? clame-t-elle.

– Non. Mais j'ai aussi quelque chose pour vous, dit-il en sortant de sa poche une poignée de poudre blanche.

Sans la quitter des yeux, le navigateur s'avance vers la Sorcière.

– Ah, ah ! ricane-t-elle, et tu crois aussi pouvoir me combattre avec une poignée de neige ?

– Non, malheureusement aucune force de vie ne peut vous atteindre. Vous êtes le mal et je sais que vos pouvoirs dépassent l'imagination. Vous détruisez toute vie sur votre passage. Racontez-moi, ce qu'il en est lorsque vous capturez vos victimes. Et si je vous aidais à vous remémorer tous ces instants magiques ? conclut le jeune homme en lui jetant une poignée de sel en plein visage.

– À moi ! crie la Sorcière.

Une fois la Sorcière à terre, la jeune fille tente de se relever. Mais ses genoux vacillent et elle articule encore avec peine :

– Ssss'il teee plaiiit, bégaye-t-elle.

– Appuie-toi sur moi, dit-il en l'aidant à se relever.

Enfin debout, elle arrache le collier qui pendait encore à son cou. Ils quittent le manoir. Au pays des banquises, le sol se fend, faisant surgir des aiguilles de glace. Impossible pour la force du mal de traverser ce paysage sans se blesser gravement. En revanche, sous les pas de la jeune fille et du navigateur, les aiguilles rentrent sous terre et le sol redevient inoffensif.

Malgré ses blessures, la Sorcière continue à poursuivre les deux fugitifs. À proximité du manoir, les manchots sont là, au premier rang, pour empêcher le monstre d'avancer.

– Ravi de te connaître Daria, dit le manchot.

– Également ! s'exclame la jeune fille.

Soudain, un couple d'albatros qui volait haut dans le ciel plonge vers la terre en direction de Daria et d'Erwan. Les deux oiseaux attrapent avec précaution les deux jeunes gens, puis les soulèvent du sol pour les emmener loin dans les airs, hors de portée de la Sorcière. En véritables soldats de l'air, fulmars, pétrels et mouettes blanches s'organisent en une escadrille aérienne. Au sol, par dizaines, les ours polaires prennent le relais jusqu'au bord de l'eau, mettant tout en œuvre pour empêcher la Sorcière d'approcher.

– Elle est coriace ! lance Erwan qui, jette un coup d'œil par-dessus son épaule et voit que la Sorcière est toujours à leurs trousses.

– Elle veut la perle ! crie la jeune fille. L'esprit du Mal est préservé au cœur de la perle !

– Alors il ne faut pas qu'elle la récupère, dit-il.

– Très bon raisonnement ! répond la jeune fille ironiquement. Tout à l'heure, je commençais à désespérer. Je me disais que tu ne comprendrais jamais !

– Désolé ! crie Erwan.

Sur les falaises au bord de l'océan, le lion de mer, la licorne et tous les autres se préparent à affronter la Sorcière. Erwan demande à Daria de lui remettre la perle et la lance dans la direction de la licorne. D'un coup sec, celle-ci brise la perle, libérant ainsi la nourrice qui tient fermement un flacon entre ses mains. Mais secouée de sanglots, la pauvre femme laisse échapper l'objet qui tombe dans l'océan.

– Le flacon ! Il faut le récupérer, hurle Daria sur le dos de l'albatros. C'est le seul moyen de vaincre la Sorcière !

Elle ordonne à l'oiseau de se rapprocher de l'endroit où l'objet vient de disparaître. La jeune fille plonge dans l'eau glaciale, suivie de près par le jeune navigateur. Lancés à la recherche du flacon, ils s'éloignent du rivage où une épaisse couche de glace commence à se former, recouvrant progressivement la surface de l'eau.

– Dépêchez-vous avant que le courant les emporte et qu'ils périssent, ordonne le lion de mer en envoyant son armée à la rescousse.

Le manchot qui vient d'arriver au bord de l'océan se jette à l'eau, mais il s'éloigne en sens inverse.

Pendant ce temps, Daria et Erwan continuent de progresser dans les profondeurs sous-marines. Ils retrouvent enfin le flacon et remontent vers la surface mais une mauvaise surprise les attend : impossible d'accéder à l'air libre car l'océan est recouvert d'une couche de glace. A la surface, la licorne donne des coups avec sa tête pour tenter de briser la glace. De son côté, le requin qui a trouvé une fissure sort la tête de l'eau. Les autres animaux se précipitent alors vers la brèche et plongent sous la glace pour ramener Daria et le jeune navigateur à l'air libre.

À cet instant, la Sorcière réapparaît.

– Cette fois-ci, c'est la mort qui vous attend, dit-elle à la licorne. Je n'ai plus besoin de perle pour capturer ou ensorceler celle qui a pu m'échapper jusque-là. La voilà morte et le même sort vous attend.

Les bras levés, la Sorcière déclame :

– Pour que la mort puisse m'entendre et qu'elle remplace la malédiction pour ce qui ... Brusquement un craquement sourd se fait entendre sous les pieds de la Sorcière qui tombe à genoux. La glace se brise et les deux jeunes gens surgissent. Daria tient le flacon.

– Vous cherchez quelque chose ? ironise Erwan en s'adressant à la Sorcière. Vous êtes vraiment lamentable !

La jeune fille s'avance :

– Il est temps que vous goûtiez à cette potion que vous avez soigneusement concoctée pour les autres, dit-elle.

– Et vous allez mourir avec moi ! Tu le sais, s'exclame la Sorcière Tourment. Si tu le brises, vous mourrez tous avec moi et si tu le gardes, il te tuera, il vous tuera tous. Tu es trop fragile ! Les premiers à me soutenir ont aussi été les premiers à mourir parce qu'ils ne pouvaient supporter ce magnifique don. Seul quelqu'un comme moi peut en avoir la garde. Alors, sois gentille et donne-le-moi. En échange, j'épargnerai peut-être la vie des tiens.

– Dans ce cas, je préfère que tu meures, répond la jeune fille calmement. Je n'ai aucune confiance en tes paroles.

Pendant ce temps, le manchot a saisi les commandes du bateau et se dirige vers eux. La jeune fille regardant au loin se retourne vers les animaux marins :

– Je souhaite que la vie reprenne son cours là où la malédiction a commencé et que le mal ne revienne plus jamais !! clame-t-elle en jetant le flacon sur la Sorcière.

– Non ! hurle cette dernière, avant de disparaître dans une sombre et épaisse fumée et d'éclater en milliers de bouts de verre noirs qui s'éparpillent sur la glace. S'incrustant dans la surface gelée, ils la fendent aussitôt à une vitesse folle.

– Courons avant que la Sorcière ne nous emporte avec elle ! ordonne le lion de mer en hurlant.

– Même en mourant, elle reste mauvaise ! bougonne le requin qui n'avait jamais nagé aussi vite de sa vie.

– Par ici, hurle le manchot posté à l'avant du bateau qui s'approche.

Tout le monde se jette à l'eau et nage en hâte vers le navire.

Après la disparition de la Sorcière, les habitants retrouvent leur apparence humaine. Sauf le manchot qui lui était vraiment un manchot !

– Il est encore temps de changer d'avis si tu le désires ! lui dit Daria.

– Si c'est le seul moyen de rester membre de la tribu ! s'exclame le manchot.

– Bien sûr que non, répond le chef.

– Alors je préfère rester un manchot.

Le lendemain, Daria et Erwan repartent vers le petit port. Tous les habitants de la banquise sont du voyage. Là-bas, ils rencontreront le couple de pêcheurs et, tous ensemble, ils participeront au mariage de Daria, la Fille des océans, et Erwan, le navigateur.

Fin

FIROUZEH EPHREME

bunni


La petite pomme

Il était une fois des pommiers sauvages qui poussaient sur une vaste terre. À l'extrémité du pays, près du sommet d'une colline, vivait le plus grand de ces pommiers, âgé de trois cents ans. Chaque année, des centaines de visiteurs venaient l'admirer. C'était un tableau vivant plein de vigueur, de beauté et d'allure, et qui forçait le respect des hommes.

Au printemps, ses branches s'emplissaient de fleurs, et durant l'été, le pommier sauvage offrait les meilleures pommes à ceux qui habitaient à proximité ou venaient de loin. Alourdies par le poids des fruits, les branches de l'arbre penchaient vers le sol. On aurait dit un être humain richement habillé, magistral et posé.

Cette année-là, les petites pommes étaient nombreuses à pousser dans le feuillage et sur les branches, et le pommier sauvage les chérissait. Un jour, l'arbre entendit les pommes discuter entre elles.

« Quand je serai grande, j'irai vivre dans un royaume merveilleux qui s'appelle bocal, posé sur une haute étagère de bois, et orné d'une jolie étiquette. J'en ai tellement entendu parler, raconta une pomme de couleur rouge, d'un air rêveur. – Fais gaffe, la sélection est rigoureuse, ironisa sa voisine.

– On dit : "Fais attention", lui rappela l'arbre.

– Tu dois être au top ! poursuivit une autre pomme.

– Ne t'inquiète pas. C'est comme tout. Il existe des catégories, mais rien n'est impossible pour moi ! Reprit la pomme aux traits rouges, sur un ton assuré.

– Moi, j'irai loin, et je serai un pommier, s'exclama une pomme minuscule.

– Moi aussi, je serai un arbre, mais je resterai ici pour devenir un pommier sauvage ! s'exclama sa sœur. Est-ce que je pourrai rester avec toi ? demanda-t-elle d'une toute petite voix à l'arbre.

– Bien sûr, j'en serai très heureux ! répondit ce dernier.

– Mais de quoi parlez-vous ? Que vous soyez une pomme ou un arbre, ce n'est que le cycle de la vie qui se perpétue. Pour l'instant, moi, je suis heureuse d'être une pomme ! » lança une pomme, qui fut aussitôt applaudie par ses consœurs.

Pendant ce temps, une petite pomme située tout en haut de l'arbre se balançait. Elle avait une vue imprenable sur le pays, et était la première à sentir les rayons du soleil sur sa peau chaque matin. L'arbre l'aimait beaucoup.

« Qu'est-ce que tu fais ? l'interrogea l'arbre. – Je veux descendre.

– Ce n'est pas le moment !

– C'est quand ? Je n'ai plus envie d'attendre ! grogna la petite pomme.

– Tu es encore trop jeune. Il faut attendre le soleil d'été.

– À quoi me servirait-il ?

– À mûrir. À devenir une belle pomme croquante, sans parasites ni maladies, d'où l'importance du soleil d'été, et d'où ma présence. Ici, tu es en sécurité.

– Mais quand aurai-je le temps de m'amuser, de découvrir la vie et de visiter le pays ? Je suis capable de décider par moi-même. Je veux descendre, maintenant ! Je n'ai pas besoin de leçon de morale, leva le ton la petite pomme, soudainement.

– C'est stupide ! s'emporta l'arbre. Tu parles comme le plus médiocre des hommes, qui n'a eu que la cruauté et la mesquinerie en exemples, et dont l'éducation ne se résume qu'à des leçons de morale. Ce qui n'est pas ton cas ! Je t'enseigne la vie, et c'est à toi d'en saisir le sens afin d'éviter que quiconque te dicte tes actes. Je me demande ce que tu as pu entendre pour évoquer pareille absurdité ?!

– Pour faire quoi ? lui demanda la petite pomme. Pour devenir un pommier sauvage comme toi ? Seul, au milieu de nulle part !

– Je préfère rester sauvage mais libre. Tout réside dans la noblesse de l'acte, loin des mots, loin des murmures, loin de ce que l'on définit comme bon ou mauvais. C'est ainsi que tu pourras juger et différencier la bonté de la médiocrité. Les paroles gratuites et frivoles chantent et sont plus légères qu'une brise, mais elles se révèlent inefficaces, éphémères et malheureuses comme une leçon de morale.

– Et si tu me laissais en juger par moi-même ?! Je me considère assez mûre. Laisse-moi partir, laisse-moi m'envoler...

– Si je te laisse partir, tu ne t'envoleras pas ; tu tomberas, lourdement, sur une herbe froide et visqueuse. Je te retiens avec ma branche ; quant à toi, accroche-toi. Notre vie, notre devoir et notre épanouissement ne font qu'un seul, pour former notre unique loi. Cette loi est inscrite dans les gènes de tout animal et de tout végétal. Seul l'homme se différencie de nous tous. Les notions de bien et de mal n'existent que pour lui. Ses lois lui sont dictées. Et quand celles-ci ne répondent plus à ses attentes, il se tourne vers les principes fondamentaux, à la recherche d'une vie équitable pour tous. Il fait appel à tout son bon sens pour pouvoir préserver la liberté de chacun, établir l'égalité, et instaurer la fraternité entre eux. Tu es une pomme ! Désobéir à notre loi, c'est désobéir à la vie, et c'est te trahir toi-même. Par amour pour toi, je voudrais tant que les choses soient différentes, mais c'est ainsi que ça marche ! », conclut le pommier sauvage, malheureux.

Pressée, la petite pomme s'agita tellement qu'un beau matin, elle tomba sur le sol, bien avant l'heure.

« Salut, toi, dit une mauvaise herbe au pied de l'arbre. Je suis l'herbe.

– Bonjour ! répondit la petite pomme.

– Dis donc, je sens déjà que tu es une pomme spéciale.

– Tu crois ?

– Ouiii.

– Pour quelle raison ?

– Je viens de te complimenter, et tu oses mettre mes paroles en doute ? se fâcha l'herbe.

– Non, pas du tout. Je souhaitais simplement savoir pourquoi, demanda la pomme d'un air sincère tout en étant impressionnée.

– Parce que tu es courageuse ! Tu es la seule qui soit descendue comme une grande. Bravo ! Je me permets même de m'incliner devant toi », ajouta l'herbe. Quelques secondes passèrent, et l'herbe se tenait toujours debout.

« Qu'est-ce que tu attends ? l'interrogea la pomme.

– Quoi ?

– Pour faire ta révérence ! Tu as dit que j'étais courageuse !

– Ah ouiii ?! »

Soudain, une petite brise se leva, et l'herbe s'inclina.

« Voilà qui est fait, s'empressa de dire l'herbe. Mais attention, il ne faut pas trop en demander, sinon on risque de ne pas être ami », ajouta-t-elle en haussant le ton.

L'herbe avait tendance à chuchoter et surveillait tout en permanence autour d'elle, une attitude qui intriguait la petite pomme, mais cette dernière s'était résolue à penser... En réalité, la petite pomme n'avait aucune idée. C'était comme ça, voilà tout. Elle se contenta d'accepter l'herbe telle qu'elle était. Cette fois-ci, l'herbe semblait contrariée, ce que la petite pomme l'avait bien ressenti.

« D'accord, murmura la pomme. Et que fais-tu de tes journées ?

– Silence ! Je profite.

– À faire quoi ?

– Justement, à ne rien faire, répondit l'herbe, tout en adoptant soudainement un air songeur. Oui, j'ai tout compris ! Méga million catastrophe. Tu as la maladie des pommes !

– Qu'est-ce que c'est ?

– Elle me demande ce que c'est ?! Ah, la pauvre ! Elle ne sait rien ! regretta amèrement l'herbe. Tu poses des questions, et tu dis des choses qui n'ont aucun sens ! Cette maladie frappe surtout les arbres sauvages, mais ne t'en fais pas, je veille sur toi.

– Tu crois ?

– Encore une question absurde ! Mais qu'est-ce que tu peux être fatigante ! Tu m'agaces, dit l'herbe, consternée. Tu sais quoi ? Désormais, tu demandes la permission de parler. Crois-moi, c'est mieux. »

La petite pomme se tut. Quelques instants s'écoulèrent, puis l'herbe commença à s'ennuyer.

« Ce n'est pas la peine de faire la tête ! Détends-toi. Roule et viens vers moi que je te présente l'escargot, ordonna l'herbe à la petite pomme.

– D'accord. J'arrive tout de suite. »

Contente de ses rencontres, la petite pomme souhaitait les présenter à sa famille. L'herbe avait envie de faire la connaissance des pommes et de bavarder avec elles, mais elle redoutait l'arbre.

« Tu me déçois. Vraiment ! Je croyais qu'on était ami, et les amis, c'est sacré ! » s'indigna l'herbe.

Les jours suivants, une amitié sans faille sembla relier les trois amis. Parties de rires et longues discussions secrètes étaient à l'ordre du jour. Ils parlaient tout bas. Le pommier sauvage les observait, ne sachant quoi penser. Et si le monde avait changé, que tout était devenu différent ? Plus de légèreté et moins de contraintes ? Mais même avec cet optimisme ambiant, il y avait quelque chose qui n'allait pas. La nature se montrait imprévisible : la sécheresse, les incendies et les maladies faisaient partie de l'environnement, et étaient omniprésents dans le quotidien des fruits et des fleurs. Le pommier sauvage mit en garde la petite pomme.

« Sois prudente ! lui conseilla-t-il.

– Tu as vu mes nouveaux amis ! Regarde comme l'herbe est heureuse. Elle a toujours la tête en l'air, épanouie, lança la petite pomme.

– La mauvaise herbe n'a rien dans la tête et n'a aucune responsabilité à assumer. Elle pousse partout sans problèmes, ce qui n'est pas notre cas ! As-tu réfléchi à cela ?

– Pourquoi ? Parce que tu te crois meilleur, peut-être !

– Non, répondit l'arbre. Parce qu'une vie sans règlement ni principe n'est pas normale et ne dure qu'un temps, souffla-t-il.

– En attendant, l'herbe est heureuse, contrairement à toi, qui ne ris jamais.

– Mais, moi, je t'aime ! Il n'est pas trop tard. Je t'en prie, viens à mes côtés ! demanda le pommier sauvage.

– Oui, oui », répondit la petite pomme négligemment.

D'un air hébété, l'escargot leva la tête et regarda autour de lui.

« On dirait que quelqu'un parle !

– Je n'entends rien ! répondit l'herbe.

– Tu as raison, ricana l'escargot. Entre nous, je me demande souvent pourquoi la petite est embêtante, et je crois avoir trouvé la réponse. C'est de lui qu'elle tient ses leçons. Sans rancune ! ajouta-t-il à l'attention de la petite pomme.

– Ce n'est pas vrai ! Je suis différente. Je suis spéciale..., se défendit la petite pomme avec courage, mais elle n'eut pas le temps de terminer.

– Tu me connais ! Je ne perds pas si facilement mon contrôle ! dit le pommier sauvage, qui balaya l'escargot avec une de ses branches pour l'envoyer au loin.

– Pourquoi as-tu fait ça ? demanda la petite pomme.

– Pour pouvoir rester tranquille. Remonter la pente lui prendra deux à trois jours. Cela nous laissera du temps pour bavarder, tous les deux, s'exclama le pommier sauvage. Écoute, pomme, que veux-tu ? Que désires-tu ? Que puis-je faire pour toi ? Depuis que tu nous as quittés, je ne vois aucun changement, si ce n'est que je te sens triste.

– Je vais bien. »

Depuis toujours, la mauvaise herbe enviait les arbres mais, impuissante, elle faisait bonne figure. En revanche, avant la chute de la pomme et sa rencontre avec l'herbe, le pommier sauvage ne faisait pas attention à elle. L'herbe était un petit être sans rigueur mais qui ne faisait rien de mal et ne constituait pas un danger. Le pommier sauvage se défendait face aux intempéries. Il avait survécu aux coups de tonnerre, au froid et au soleil brûlant de l'été, il s'épuisait en allant chercher l'eau au plus profond de la terre, mais face à une herbe, il n'avait rien à craindre. La Terre était assez vaste pour que chacun vive en paix de son côté.

Le pommier sauvage cherchait constamment à discuter avec la petite pomme, mais celle-ci refusait de parler sous prétexte de ne pas avoir assez de temps. Par moments, elle défendait ses amis et se vantait de mener une belle vie.

« Mais toi, comment vas-tu ? demandait l'arbre.

– Bien.

– Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

– Reste près de moi, murmura la petite pomme, un jour.

– Je ne bougerai pas ! » répondit l'arbre, le cœur lourd.

Depuis ce jour, l'arbre faisait tout pour rendre le moral à la petite pomme. Il riait, bavardait et agissait comme si rien ne s'était passé, mais la petite pomme n'était plus la même. Depuis peu, l'été était au rendez-vous, et les fruits grandissaient, mais l'état de la petite pomme s'aggravait. Flétrie, elle était mal en point.

« Tu savais que c'était fini pour moi ! Tu l'as su dès le premier jour.

– Dès l'instant où tu m'as quitté. Sans connaissance ni expérience, tu étais encore trop petite pour affronter le monde ! souffla le pommier sauvage.

– Merci pour tout.

– Tu seras toujours ma petite pomme.

– Pourtant, je souhaitais devenir une grande pomme. Je ne sais pas comment cela a pu arriver. Tu me pardonneras, un jour ?

– Et qui me pardonnera à moi ? dit l'arbre... Et s'il n'y avait rien à pardonner ?

– Alors, pourquoi cette situation inconfortable ? Et pourquoi est-ce que je me sens si triste ?! » demanda la petite pomme.

L'arbre marqua une pause.

« Est-ce que je t'ai raconté l'histoire de la petite mare ? demanda-t-il.

– Oui, au moins une dizaine de fois, mais j'aimerais l'entendre encore... C'est étrange, je ne me rappelle plus la fin...

– Sous le soleil brûlant de l'été, la petite mare se réduisit du jour au lendemain. Tout le monde la croyait morte, même son fidèle ami, le petit renard, mais la petite mare était plus intelligente que quiconque, ce qu'elle-même ne pouvait pas soupçonner. Silencieusement, comme une bête qui allait hiberner, elle battit en retraite et s'enfonça dans la terre en attendant les premières gouttes de pluie. Des mois passèrent, et le petit renard et d'autres bêtes avaient grandi quand, un matin, suite aux pluies intenses, la mare fit son retour. Mais elle ne reconnut pas le renard qui, à son tour, passa à côté d'elle sans lui dire bonjour. Alors...

– Si tu me racontais l'histoire depuis le début ? demanda la petite pomme.

– Entendu ! » accepta l'arbre.

L'été touchait à sa fin. Les fruits allaient garnir les tables pour la joie des hommes, et le bonheur des animaux de passage. La pomme aux traits rouges qui souhaitait connaître le royaume bocal avait quitté le pays. Et la petite pomme minuscule qui désirait devenir un arbre avait réussi à trouver une place idéale pour commencer une nouvelle vie. Cependant, croquée par une bête affamée, elle avait cru, pendant un instant, que ses rêves allaient partir en fumée. « Ah, regardez-moi. De quoi j'ai l'air ! s'exclama-t-elle, désormais réduite à un trognon.

– Ridicule mais vivante ! rit sa sœur. Les événements que nous croyons heureux ne font pas forcément notre bonheur, et les plus terribles ne causent pas toujours notre perte, répondit sa sœur.

– Mais tu as vu dans quel état je suis !

– Arrête de te plaindre. Regarde autour de toi. Cherche une place.

– Et moi qui croyais pouvoir me confier à toi !

– Ça y est ! J'ai compris que tu es malheureuse, mais que veux-tu que j'y fasse ?

– Pfff ! Si on ne peut même plus parler !

– Si parler rend la situation encore plus compliquée, mieux vaut s'abstenir. »

Quant à celle-ci, un soir, elle interpella un ours de passage.

« Je peux vous accompagner ? demanda-t-elle.

– Si tu n'as pas peur de traverser la rivière ! dit l'ours.

– J'adore la rivière. Au revoir ! s'écria la pomme en s'éloignant.

– Au revoir », répondit l'arbre.

Et avant qu'elle s'éloigne totalement, les premières brises de l'automne secouèrent les branches du pommier sauvage qui perdit soudainement ses feuilles.

L'arbre continuait à parler avec la petite pomme qui, pendant ce temps, clouée au sol, ne parlait plus, ne se souvenait plus de ses amis et n'avait plus la force de répondre au pommier sauvage. L'année suivante, l'arbre refusa de donner des fruits.

Quelques saisons plus tard, un petit pommier sauvage sortit de terre. Encore fragile, rien ne semblait faire obstacle à sa soif de vivre, ni les bourrasques, ni le froid, ni la chaleur de l'été. Il allait donner naissance au pays des pommiers sauvages étendu du nord au sud.

bunni


LEGENDE DU CHRYSANTHEME

Il y avait au Japon, un jardinier amoureux.

Sa belle était coquette, elle avait de nombreux soupirants et il redoutait de la perdre.
Souvent dans le jardin, tout en soignant ses fleurs, il interrogeait le ciel :

« Combien de temps ma bien-aimée me sera-t-elle fidèle ? pourrais-je la garder toujours ? »
Bien sur, le ciel ne lui répondait pas et quand il voyait sa fiancée
si belle souriant à tous ceux qui la courtisaient son pauvre coeur était malade.
Comment lui, modeste homme de la terre pouvait-il espérer garder pour lui seul
cette fleur ravissante dont la vue charmait les princes.

La jeune fille entourée de ses admirateurs ne semblait pourtant voir que lui ;
pour lui ses yeux étaient plus doux, son sourire plus tendre,
pour lui elle chantait ses plus belles chansons.
« Oui, mais pour combien de temps se demandait le jardinier ?
Elle est si belle, je suis si pauvre, si modeste.
Un jour c'est certain, un de ces princes va me la prendre. »
Pour l'instant la belle lui gardait sa préférence.
« Combien de temps ? Combien de temps ? demandait-il aux fleurs. Combien de temps »,
demandait-il aux arbres ?
« Combien de temps, Rosée du matin ? Combien de temps, Ombres du soir ? »

Ni l'herbe ni les fleurs, ni les arbres, ni les escargots, ni les coccinelles,
ni les vers de terre, ni les légumes, ni les hérissons,
jamais aucun des hôtes du jardin ne lui répondait.
Un jour qu'avec angoisse il interrogeait des marguerites,
une larme tomba sur une des fleurs et un génie sortit d'une corolle,
tout habillé de jaune avec un large col blanc.
« Pourquoi ces larmes gentil jardinier ? Qui d'entre nous t'a fait du chagrin ? »
« Personne, jamais personne dans ce jardin ne m'a fait de peine ;
c'est vous au contraire qui me consolez ; »
« Pourquoi, gentil jardinier, as-tu besoin d'être consolé ? »
« C'est ma fiancée, Génie des Marguerites ; elle est si belle et moi je suis si pauvre !
Un pauvre petit rien du tout et je voudrais tant qu'elle m'aime toujours ! »

« Toujours, je ne sais pas, dit le génie en montrant une fleur.
Mais je te promets l'amour de ta fiancée pour autant d'années que cette corolle a de pétales. »
Le jardinier cueillit la fleur, compta les pétales, hocha la tête.
Alors il prit à son revers une longue épingle et effilocha la corolle.
Elle eut bientôt tant de pétales qu'il devint impossible de les compter.

C'est quand même plus "optimiste" que l'effeuillage de la marguerite,
on compte les augures de cinq en cinq ...
un peu, beaucoup , passionnément, à la folie, et ... pas du tout.
le Chrysanthème fait durer le plaisir
Mais essayez d'effeuiller cette fleur de Toussaint ?
là il faudrait une patience tout orientale
ou comment restez ZEN ! un exercice "sain".


bunni


La Petite Fille et la Poésie

Il était une fois, dans un je ne sais où, une petite fille. Cette petite fille voulait découvrir la Poésie, ce je ne sais quoi qui embellit la vie. Car tout était triste autour d'elle. Un voile d'ombres et de brumes l'entourait, un rideau de pluie et de larmes mêlés. Cette petite fille sans nom, ce je ne sais qui, avait dans le cœur une chanson, une mélodie qui l'accompagnait et la rendait plus gaie. Elle aurait voulu que tout fût gai autour d'elle, cela la rendait toute triste de voir un univers sans couleur, des ombres de vie. C'est pour ça qu'elle se disait : «je dois découvrir la Poésie, elle rendra l'univers plus beau, aussi beau que la chanson que j'ai dans le cœur.»

Elle errait dans un mystérieux manoir, happée par une sombre rêverie. Elle voulait partir au plus vite à la quête de ce trésor. Sa petite chanson si jolie l'aidait à vaincre la peur qui rôdait autour d'elle, cette monstrueuse bête qui voulait la retenir, déchirer ses ailes pour l'empêcher de voler. Car cette petite fille avait des ailes, des ailes invisibles mais la peur est un être maléfique qui voyait tout. La peur savait qui était cette petite fille et ce qu'elle recherchait, et à tout prix, elle devait la retenir. Mais elle ne pouvait rien contre la chanson qui émanait de la petite fille, cette chanson était magique et envoûtait la peur. Charmée, elle se dissipa et la petite fille put continuer son chemin, s'envola et transperça le manoir qui disparut à son tour, comme s'il n'avait jamais existé. A sa place une étoile était née. La petit fille la vit et la trouva si belle qu'elle l'embarqua sous ses ailes. Elle avait maintenant sa chanson et son étoile, une musique et une couleur qui éclairaient son parcours.

Après plusieurs jours de vol, elle vit un pays, un pays qu'elle ne comprenait pas, où tout était en ordre. Elle décida de s'y arrêter : «on ne sait jamais, je pourrai peut-être découvrir la Poésie dans cet endroit bizarre.» Ce royaume était gouverné par une méchante reine. Cette reine s'appelait Raison. Raison dirigeait tout, tous devaient lui obéir. Les êtres, les choses étaient modelés par raison. Tout semblait si froid, si ennuyeux, si gris. La petite fille chanta sa chanson, fit briller son étoile et déploya ses ailes. La reine écouta la chanson et vit l'étoile, elle se mit à rire et à voler à l'envers, son rire valdingua à travers le royaume et se transforma en un immense éclat de rire et de folie. La petite fille repartie avec ce fou rire. Elle était plein d'espoir et pensait bientôt rencontrer la poésie. Elle avait déjà beaucoup d'amis : sa chanson, son étoile, son rire fou. Elle savait qu'ils l'aideraient à trouver la Poésie et peut-être qu'ils l'aideraient à découvrir son prénom, ce prénom perdu.

Un jour, elle se trouva dans une contrée bruyante, pleine de sons qui lui étaient inconnus. C'était le royaume du langage structuré, le royaume de la prose. Elle chanta sa chanson mais les habitants ne la comprirent pas. Pourtant, ils aimaient la chanson et à leur tour, ils se mirent à chanter dans un langage qu'elle ne comprenait pas. Elle vit un chat qui l'adopta aussitôt. Ils se comprenaient, parlaient un langage muet. Le chat reconnut cette petite fille mais ne pouvait lui dire qui elle était. Elle seule devait le découvrir. Elle repartit avec le chat vers de nouveaux horizons, laissant ce brouhaha inintelligible derrière elle.

Ce chat étrange ne ressemblait à rien. C'était le gardien de la poésie, son symbole. Il avait les sept couleurs de l'arc-en-ciel. Son regard, son sourire avaient ce quelque chose d'ineffable qui hypnotisait la petite fille. Elle aimait ce chat magique et aurait voulu que la Poésie ressemblât à ce chat, à cet arc-en-ciel de sensations qui ronronnait dans son coeur. Elle donna l'étoile au chat pour faire briller son cœur, elle lui donna aussi le fou rire pour faire éclater son sourire.

Une sorcière les avait aperçus et elle était dans une colère aussi noire qu'elle. C'était une sorcière colérique, mal lunée. Evidemment, elle n'avait pas un cœur étoilé. Cette sorcière incarnait le mal, elle ne savait pas chanter et la chanson de la petite fille la fit frémir, ses dents grincèrent, ses poils se hérissèrent. Elle comprit qui était cette petit fille, elle sut immédiatement son prénom. La sorcière était cousine avec la Peur, elles étaient semblables. Elle voulut jeter un sort à la petite fille et au chat arc-en-ciel, mais elle ne put rien contre eux car la chanson toucha la sorcière et la métamorphosa en fée.

La petite fille demanda à la fée si elle savait où elle pourrait trouver la Poésie. La fée ne lui répondit pas mais lui offrit un miroir enchanté. La petite fille y aperçut un lac et un petit garçon triste. Elle remercia la fée et partit à la recherche de ce lac et de ce petit prince qui semblait si seul, qui semblait tout savoir.

Elle dût passer par le royaume des Adultes. Elle croyait voir la reine Raison et le roi Langage dans ce lieu de géants qui semblaient ne pas se rendre compte de sa présence. Ils virent le chat et le trouvèrent si bizarre qu'ils voulurent l'emprisonner pour l'examiner pour comprendre cet animal anormal. Tout devait être normal dans le royaume des Adultes, et s'ils ne comprenaient pas une chose mystérieuse, ils la disséquaient, l'étudiaient pour savoir à quoi ils avaient à faire. Mais le chat était rapide, et comme il ne ressemblait à rien, il se transformait à loisir. La petite fille n'avait même pas envie de chanter sa chanson pour des Adultes qui ne la remarquaient même pas, des Adultes qui voulaient faire du mal au chat arc-en-ciel. Elle repartit avec une infinie tristesse dans le coeur en pensant à ce monde d'apparences. Le chat lui offrit son plus beau fou rire, alors ils sourirent tous deux et partirent ensemble sur le dos d'un nuage, à la rencontre de la Poésie.

Le lac chanta en apercevant la petite fille et le chat. Ils descendirent de leur nuage. Le Petit Prince était là. Il pensait à son ami Antoine qui était reparti dans son avion. Il voulut jouer avec le chat. La petite fille regarda dans le lac, et là, elle découvrit la Poésie. Elle vit son image dans le miroir, le reflet dans le lac était le même. Elle comprit alors tout. Elle comprit qu'elle était la poésie, elle sut pourquoi elle avait perdu son prénom, que c'était elle-même qu'elle avait cherché. Elle savait.


Elle sourit au Petit Prince qui la regarda, la prit par la main et se mit à rire. Le chat eût son plus beau fou rire et la poésie chanta. Le Petit Prince vit l'étoile dans le cœur du chat, il sut qu'il devait partir avec eux, c'était l'étoile de son ami Antoine. Le Petit Prince, la Poésie et le chat qui ne ressemblait à rien revinrent dans ce je ne sais où en noir et blanc pour embellir le monde avec leurs regards magiques, parfumer le monde de poésie avec leurs regards poétiques.


Ils redonnèrent du souffle au monde avec leur Poésie, leurs regards, suivis par tous les enfants. Ils partirent avec leur folie, leur amour, leur poésie à la conquête de la Raison, à la métamorphose de l'Adulte, en semant leur poème.

Juliette Clochelune



bunni


Le masque de Majak

Il est un marcheur solitaire,
Qui traverse montagnes et océans à la recherche de véritables trésors.
Il va ici et là pour ramener des quatre coins du monde de mystérieux masques.
Mais encore plus précieuses sont les histoires de ces objets envoûtants dont seul lui connaît les secrets.
Alors quand Majak le voyageur arrive avec son immense sac et son sourire malicieux,
Tous les enfants accourent pour écouter les contes des masques magiques.



Regardez celui-ci les enfants ! C'est le masque du lapin. On raconte que l'homme qui porte ce masque devient plus rapide que le vent. Son ancien possesseur m'a conté son histoire. Elle commence avec un petit garçon qui s'amusait à attraper les lapins, en leur courant après. Il avait acquis une rapidité incroyable et il était capable de capturer ces pauvres petites bêtes à mains nues. Mais bientôt le magicien du vent croisa sa route et lui dit : « Petit homme, qui t'autorise à te jouer de créatures plus faibles que toi ? » Le garçon ne répondit rien, mais le magicien furieux lui jeta un sort. Aussitôt, d'énormes oreilles de lapin poussèrent sur la tête de l'enfant. Il avait l'air ridicule et cela lui déplut. Alors comme si sa rapidité lui donnait soudain l'audace du malin, il dit : « Partout où tu iras, je te suivrai vieil homme, jusqu'à ce que tu me libères de ce sortilège ! » Mais à peine avait-il fini de prononcer ces paroles, que déjà le magicien du vent était parti d'un souffle. Le garçon poussé par sa fierté, se lança alors dans une course folle. Il courait comme jamais, pour rattraper le magicien du vent. Toujours plus rapide, l'enfant commençait déjà à rattraper le vent. Alors le vent devint tempête. Le petit garçon courut de plus belle et il se rapprochait à nouveau de la tempête. Alors la tempête devint tornade. Et le garçon qui accélérait toujours plus, atteint une telle vitesse que le sort se brisa. Mais la course continua. Plus tard, on retrouva, à côté de l'enfant évanoui, un étrange masque représentant un lapin. Personne ne sut jamais si le garçon avait dépassé le magicien du vent, mais depuis ce jour l'enfant était condamné à ne plus jamais courir. Pourtant certains racontent, que des années après ils l'auraient vu courir au loin, là où le vent souffle, vêtu de deux grandes oreilles de lapin.


Le voyageur Majak, assis sur son gros sac devant une dizaine de petits enfants, continua ainsi à raconter des histoires merveilleuses sur ses masques. La bouche béante et les yeux grand ouverts, ils l'écoutaient avec fascination comme sous l'emprise d'un charme magique. De toutes couleurs et de toutes matières, les masques défilèrent, toujours plus beaux, toujours plus mystérieux. Il y avait le masque de la vérité qui permettait à celui qui le portait de voir clair dans le cœur des hommes. Il y avait aussi le masque de la reine des fées qui se mettait à briller lorsque qu'une petite fée était proche de vous. Le masque de pierre rendait aussi invisible qu'un rocher sur une montagne. Et les enfants écoutaient émerveillées par tant de beauté et de magie. Mais parmi eux, Thöm n'écoutait plus. Il était absorbé dans la contemplation d'un autre masque aux couleurs écarlates. Ou bien était-ce les deux yeux émeraudes de cet objet qui contemplaient Thöm. Il en émanait une force étrange et Thöm, la ressentait. Elle venait à lui. Il n'aurait pas su expliquer pourquoi, mais il voulait à tout prix posséder ce masque.
Alors quand tout le monde s'en fut aller et que Majak le voyageur avait enfin pu rejoindre la taverne des marcheurs, laissant ses affaires sans surveillance, Thöm se faufila discrètement devant l'énorme sac. Il était presque plus grand que Thöm et beaucoup plus large que lui. Des dizaines de masques étaient accrochés dessus et il devait sûrement y en avoir encore plus à l'intérieur pensait Thöm. Mais ce petit garçon n'oublia pas pourquoi il s'était rendu ici à ses risques et périls. Il se mit immédiatement à la recherche du masque qui l'avait envoûté. Il ne mit pas longtemps à le trouver, à croire que l'étrange objet lui-même, l'appelait par on ne sait quel artifice. Quand Thöm le prit dans ses mains une sensation inconnue le parcourut comme un frisson. Le masque brillait légèrement entre ses mains et ses yeux émeraudes dégageaient une sorte de poussière d'étoiles. Instant magique. Alors comme agissant par la volonté du masque, Thöm le porta à son visage.
Un tourbillon lumineux, puissance fabuleuse, entoura l'enfant. Le soulevant du sol le pouvoir du masque le pénétra. La scène qui lui sembla durer une éternité s'arrêta au bout de quelques secondes laissant Thöm debout, avec le masque sur le visage et un incroyable sentiment de légèreté et de liberté parcourant son esprit encore sous le choc. Thöm eut alors envi de sauter et de courir dans tous les sens. Et bondissant à une hauteur incroyable, il partit à toute vitesse, libre comme l'air, dans les plaines environnantes.
Portant le masque Thöm était libre. Il pouvait dépasser les limites que la nature impose. Il courait sur les rivières, sautait par-dessus les montagnes, déplaçait la matière d'une simple pensée. Il se jouait d'elle et trop téméraire il croyait la maîtriser. La force de ce masque était grande mais obscur son pouvoir était. Et Thöm devenait toujours plus audacieux.
Thöm était maintenant assis au sommet de l'arbre majestueux, qui trônait au centre du village depuis des âges lointains. Il regardait le soleil qui dans sa course rejoignait l'horizon, laissant place à l'obscurité et sa reine lune. Thöm se souvint alors de son rêve le plus cher. Il voulait aller plus loin que nul autre voyageur et de ses pieds fouler le sol de ce cercle argenté qui de là-haut nous observe. Mais avec le masque ce rêve n'en était plus un, il pouvait le faire.
Enlève le masque. Ne vois-tu pas la lune gigantesque cacher le ciel ? Ne sens-tu pas qu'elle va inévitablement s'écraser sur nos terres et réduire à néant tout ce qui t'entoure ? Enlève le masque. Il ne peut plus rien pour nous. Son pouvoir, assez fort pour attirer la lune, ne pourra pas la renvoyer à sa place dans les cieux. Ne pleure pas. C'est le masque qui l'a fait. Ce masque recèle un pouvoir bien trop grand pour un enfant comme toi. Enlève le masque. Ne comprends-tu pas que ce voyage vers la lune sera le dernier ?
Majak se tenait en bas de l'arbre. C'était un petit homme à l'aspect mystérieux. Il avait un petit sourire en coin qui avec ses petits yeux brillants lui conférait un air malicieux. Il tendait son bras, la main ouverte, en direction de Thöm. L'enfant perché sur l'arbre regardait la lune horrifié. Elle était immense et toujours plus proche. Il aurait presque put la toucher. Mais il retira brusquement le masque de son visage couvert de larmes et le lança à Majak.
Une lumière blanche l'aveugla dans l'instant. Recouvrant peu à peu la vue, il vit qu'il était allongé au sol. C'était le soleil qui l'éblouissait et la lune semblait bien lointaine. Il vit enfin Majak qui tenait le masque. Il faisait jour et Thöm était allongé devant l'énorme sac du voyageur. « Je vois que tu l'as enfin retiré. Le masque du rêveur. Il suffit de le mettre pour partir au loin et de l'enlever pour revenir. Mais n'oublie jamais que certains rêveurs solitaires se sont perdus en route et ne sont jamais revenus. »


Il est un marcheur solitaire,
Qui traverse montagnes et océans à la recherche de véritables trésors.
Il va ici et là pour ramener des quatre coins du monde de mystérieux masques.
Mais encore plus précieuses sont les histoires de ces objets fabuleux dont seul lui connaît les secrets.
Alors quand Majak le voyageur repart avec son immense sac et son sourire malicieux,
Tous les enfants accourent pour regarder une dernière fois les masques magiques.

bunni


LA DERNIERE SORCIERE SAUVAGE

Il y avait une fois, une ville parfaite dans un monde parfait, où des règles étaient édictées pour chaque chose, où il y avait une bonne et une mauvaise manière d'accomplir chaque acte, et où personne ne contrevenait jamais aux règles.

Enfin, presque jamais.

Car à la lisière la plus éloignée de la ville parfaite, se trouvait la dernière forêt magique, et c'était un lieu sauvage. Les plantes, les oiseaux, les animaux, les insectes et les poissons dans les cours d'eaux, y vivaient selon leurs propres natures et ne suivaient aucune règle.

Au coeur même de la dernière forêt magique, vivait la dernière Sorcière sauvage. Elle avait l'air si ordinaire, qu'en la rencontrant dans la rue, vous auriez pu penser qu'elle était votre propre grand-mère.

Toute la journée, elle faisait bouillir dans son chaudron des plantes, des feuilles et des baies, un breuvage de guérison dont elle nourrissait les oiseaux, les animaux, les insectes et les poissons des rivières, dès lors qu'ils se sentaient un peu
patraques.

Et toute la nuit durant, elle entonnait des chansons magiques et jouait sur son tambour.

Parfois, lorsque le vent venait de l'Ouest, il transportait l'odeur du breuvage magique, ou quelques notes des chants magiques jusque dans la ville. Parfois, lorsque les enfants ne se sentaient pas très bien ou lorsqu'ils laissaient leurs fenêtres ouvertes la nuit, ils respiraient le parfum de la potion, ou captaient un fragment de chanson, et ainsi, le monde
naturel entrait un peu en eux.

Dans la ville parfaite, les enfants se mettaient toujours parfaitement en rang pour entrer à l'école, les garçons d'un côté, les filles de l'ordre, suivant l'ordre alphabétique. Ils se tenaient parfaitement tranquilles sur leurs chaises, apprenaient leurs leçons parfaitement bien, et personne ne se conduisait mal.

Enfin, presque personne.

Car lorsque le monde naturel entrait en eux, les enfants ne pouvaient plus supporter de marcher en lignes droites. Ils couraient, sautaient, dansaient et faisaient la roue sur les pelouses parfaitement tondues Ils ne rentraient pas dans l'école lorsqu'on le leur ordonnait. Ils restaient dehors pour rire sous le soleil ou sauter dans les flaques d'eau lorsqu'il pleuvait.

Une fois de temps en temps, pas souvent, quelques enfants se glissaient dehors la nuit et couraient dans la forêt pour rendre visite à la dernière Sorcière sauvage. Elle leur faisait un clin d'oeil et un large sourire. Et elle se contentait de dire "Prenez un peu de soupe".

Une fois, Janey Verte et Johnny Marron sont restés dehors toute la nuit, à boire la potion magique de la Sorcière et
à danser avec les lapins, les chevreuils et les oiseaux. Et au matin, ils n'étaient même pas fatigués.

Mais leurs parents étaient fatigués, eux, et fous d'inquiétude ! Ils s'étaient fait beaucoup de souci en trouvant le lit de leurs enfants vides, les oreillers cachés sous les couvertures pour faire croire que quelqu'un y dormait.

"Il faut faire quelque chose !" se plaignait le père de Johnny. "C'est toute cette fichue nature", dit la mère de Janey. "Il faut arrêter ça !"

Ils se plaignirent si longuement et si fort que le Maire convoqua finalement une assemblée à l'Hôtel de Ville.

Le Maire s'exprima, la Juge de la Haute Cour parla aussi, tous les adultes importants prirent la parole pendant très longtemps, mais aucun des enfants ne fut autorisé à dire un seul mot.

"La Sorcière dans les bois, c'est elle qui amène le monde naturel ici", dit la Juge. "Nous devons l'arrêter.
"Mais comment ?" demanda la mère de Johnny.
"La réponse est très claire", dit le Maire. "Il faut couper tous les arbres, ainsi nous trouverons sa cachette."

C'est ce qu'ils décidèrent de faire.

Tous les enfants en étaient bouleversés. "Ce n'est pas juste !" protesta Billy Bleu.
"Que vont devenir les animaux ?" demanda Janey Verte en pleurant.
Mais personne ne leur prêtait attention.

Tard dans la nuit qui suivit, alors que le vent d'ouest soufflait, apportant avec lui le monde naturel, Janey Verte, Johnny Marron et Billy Bleu se glissèrent dehors par la fenêtre et coururent jusqu'à la forêt en suivant les chemins sombres.

Ils coururent si vite que le chevreuil n'arrivait pas à les dépasser, ils passèrent en courant devant les lapins, les nids des oiseaux, les rivières où les poissons dormaient, jusqu'à atteindre la clairière où laSorcière jouait sur son tambour, faisant une pause de temps en temps pour touiller son chaudron.

"Sorcière, Sorcière, les grandes personnes viennent pour couper la forêt et te chasser ! Les oiseaux, les chevreuils, les lapins et les insectes n'auront plus nulle part où vivre, et les abres vont mourir ! Il faut que tu fasses quelque chose !" cria Janey, à bout de souffle.

La Sorcière se contenta de sourire et de dire "Prenez un peu de soupe". Ce fut tout. Alors les enfants burent le breuvage magique et retournèrent chez eux, dans leurs lits. Ils pleurèrent jusqu'à ce qu'ils s'endorment, et ils rêverent que la forêt était sauvée.

Mais le matin suivant, les grandes personnes de la ville parfaite rassemblèrent toutes les haches, les hachettes, les scies et les tronçonneuses qu'ils purent trouver ; toutes étaient parfaitement aiguisées et en excellent état de marche. Ils les apportèrent à la lisière des bois, et les enfants les suivirent.

Le Maire fit un discours. "Aujourd'hui est l'aube d'une nouvelle ère ! Nous avons trop longtemps toléré que le monde naturel et le chaos prospèrent à la limite même de la ville. Aujourd'hui, nous frappons fort pour rétablir l'ordre !"

Tous les adultes applaudirent. La Juge leva sa hache, planta fermement ses pieds dans le sol, et frappa l'arbre
le plus large.
"TCHOC", fit la hache en frappant l'arbre. "AAAAAAÏE !" cria l'arbre.
Toutes les grandes personnes furent si effrayées qu'elles en lâchèrent leurs haches et leurs hachettes, leurs scies et leurs tronçonneuses, et coururent se réfugier en ville.

Ils organisèrent une autre réunion.

"Voilà, c'est la preuve qu'il faut en finir avec tous ces lieux naturels !" dit la Juge.
"Mais comment ?" demanda le père de Janey. "Je ne supporte pas ces cris horribles."
"La réponse est claire", dit le Maire. "Demain, nous mettrons de la cire et du coton dans nos oreilles, comme ça nous n'entendrons pas les arbres s'ils se mettent à crier."

Tard dans la nuit qui suivit, alors que le vent d'ouest soufflait, apportant avec lui le monde naturel, Janey Verte, Johnny Marron et Billy Bleu se glissèrent dehors par la fenêtre et coururent jusqu'à la forêt en suivant les chemins sombres. Ils coururent si vite que le chevreuil n'arrivait pas à les dépasser, ils passèrent en courant devant les lapins, les nids des oiseaux, les rivières où les poissons dormaient, jusqu'à atteindre la clairière où la Sorcière jouait sur son tambour, faisant une pause de temps en temps pour touiller son chaudron.

"Sorcière, Sorcière, les grandes personnes viennent pour couper la forêt et te chasser ! Ils vont boucher leur oreilles pour ne pas entendre la forêt crier. Il faut que tu fasses quelque chose !" cria Johnny.

La Sorcière se contenta de sourire et de dire "Prenez un peu de soupe". Ce fut tout. Alors les enfants burent le breuvage magique et retournèrent chez eux, dans leurs lits. Ils pleurèrent jusqu'à ce qu'ils s'endorment, et ils rêverent que la forêt était sauvée.

Le lendemain matin, les grandes personnes se rassemblèrent à nouveau à la lisière des bois. Ils transportaient toutes les haches et les hachettes, les scies et les tronçonneuses, et ils avaient tellement bien bouché leurs oreilles avec de la cire et du coton qu'ils n'entendirent pas un seul mot du discours émouvant du Maire. Les enfants regardèrent la Juge brandir sa hache, planter fermement ses pieds dans le sol et frapper l'arbre le plus large. Seuls les enfants purent entendre le "tchoc" que la hache fit en mordant le bois, et le cri pitoyable de l'arbre.

"Hourrah !" cria la foule, même si personne ne pouvait entendre ce que disaient les autres. Mais soudain, des noix et des baies commencèrent à pleuvoir de tous les arbres alentour. Des glands s'abattirent sur le crâne de la Juge. Une grosse branche s'abattit sur le derrière du Maire. Tous les adultes crièrent, lâchèrent leurs haches et leurs hachettes, leurs scies et leurs tronçonneuses, et ils coururent se réfugier en ville.

Ils organisèrent une autre réunion.

"C'est scandaleux !" dit la Juge. "Il faut en finir avec toute cette nature une bonne fois pour toutes !"
"Mais comment ?" demanda le grand-père de Billy Bleu.
"La réponse est claire", dit le Maire, qui se tenait debout parce que son derrière lui cuisait trop. "Demain, il faudra porter des casques pour nous protéger, des chemises rembourrées, des protections aux coudes et aux genoux. Et au lieu de couper les arbres, nous brûlerons la forêt."
"Mais c'est dangereux !" protesta Johnny Brown. "Vous pourriez brûler la Sorcière par erreur !"
Le Maire le toisa. "Les enfants ne doivent parler que quand on leur adresse la parole" dit-il, et la réunion se termina.

Tard dans la nuit qui suivit, alors que le vent d'ouest soufflait, apportant avec lui le monde naturel, Janey Verte, Johnny Marron, Billy Bleu et la petite Sally Violette se glissèrent dehors par la fenêtre et coururent jusqu'à la forêt en suivant les chemins sombres. Ils coururent si vite que le chevreuil n'arrivait pas à les dépasser, ils passèrent en courant devant les lapins, les nids des oiseaux, les rivières où les poissons dormaient, jusqu'à atteindre la clairière où la Sorcière jouait sur son tambour, faisant une pause de temps en temps pour touiller son chaudron.

"Sorcière, Sorcière, les grandes personnes viennent et cette fois, ils vont porter des casques et des chemises rembourrées, des protections aux genoux et aux épaules, et ils vont brûler la forêt, les oiseaux, les chevreuils, les lapins et les insectes, et toi aussi ! Il faut que tu fasses quelque chose !" crièrent tous les enfants, à bout de souffle.

La Sorcière se contenta de sourire et de dire "Prenez un peu de soupe". Elle n'ajouta rien. Alors ils burent la potion magique.
"Pourquoi tu ne nous dis jamais rien ?" demanda Johnny. "Pourquoi tu ne fais rien pour te sauver toi-même ?"
La Sorcière se contenta de sourire et servit un peu plus de soupe dans leurs bols. Janey Verte but encore un peu, et elle se souvint d'un rêve qu'elle avait fait.
"Peut-être que nous, nous devons faire quelque chose", dit-elle. "Peut-être que c'est à nous de sauver la forêt !"
"Que pouvons-nous faire ? Nous ne sommes que des enfants !" demanda Billy Blue.
"J'ai un plan !" dit Janey.

Le matin suivant, tous les adultes se rassemblèrent à la lisière des bois. Ils étaient tous enveloppés dans des chemises lourdes, des protections de genoux et de coudes, alors ils étaient très raides quand ils marchait, avec les bras et les jambes tous droits. Ils portaient toutes sortes de casques sur leurs têtes, et ils avaient des torches à la main.

Le Maire fit un autre discours, mais les oreilles des grandes personnes étaient bouchées, personne ne l'entendit. Les enfants n'écoutaient pas. Ils attendaient l'instant où le Juge lèverait la plus grande torche pour qu'elle embrase les branches de l'arbre le plus proche.

Avant qu'elle ne puisse mettre le feu à l'arbre, tous les enfants coururent dans les bois aussi vite qu'ils le pouvaient.

"Revenez ! Revenez !" cria la Juge. "Nous ne pouvons pas brûler la forêt si vous êtes dedans, les enfants !"

Mais les enfants n'écoutèrent pas. Ils coururent loin, jusqu'au coeur des bois, et ils se cachèrent derrière les arbres, avec les lapins, les chevreuils, les oiseaux et les insectes.

Toutes les mères, les pères, les grand-mères et les grand-pères furent affolés. Ils déposèrent leurs torches et coururent après les enfants dans la forêt.
Le Maire et la Juge, et tous les autres, suivaient juste derrière.
"Revenez ! Revenez !" criaient-ils. Mais les enfants restaient bien cachés.

Bientôt, les grandes personnes en eurent vraiment assez d'essayer de courir avec leurs lourdes chemises rembourrées. Leurs protections aux coudes et aux genoux les rendaient trop raides. Un par un, ils commencèrent à s'en débarrasser.

"Janey !" "Johnny !" "Billy !" "Sally !"
Les mères et les pères, les grand-mères et les grand-pères appelaient les enfants, mais ils s'aperçurent vite qu'avec les oreilles bouchées, ils n'entendraient pas s'ils répondaient. Un par un, ils commencèrent à enlever les bouchons de leurs oreilles.

Une fois qu'ils ne portèrent plus leurs casques et leurs chemises rembourrées, les habitants de la ville parfaite purent sentir la brise fraîche sur leurs bras et la chaleur du soleil dans leur dos. Une fois qu'ils enlevèrent leurs bouchons d'oreilles, ils purent entendre le vent dans les feuilles et le chant des oiseaux. "C'est assez plaisant, cette forêt", dit la
mère de Janey. La Juge la toisa.

"C'est plutôt agréable ce bord de rivière", dit le père de Johnny. "Je parie que c'est un bon coin de pêche". Le Maire le foudroya du regard.

Mais bientôt, même le Maire et la Juge se trouvèrent charmés par la manière dont les feuilles dansaient dans le vent. Une famille de lapins se blottit près des chevilles de la Juge, et avant qu'elle puisse s'en empêcher, elle murmura, "Comme c'est mignon". Un faucon s'élança vers le ciel au dessus de la tête du Maire, qui se surprit à dire "C'est magnifique".

Après un bon moment, les adultes commencèrent à se sentir fatigués et à avoir trop chaud. Ils avaient marché longtemps, ils avaient faim et soif. Et ils ne retrouvaient toujours pas leurs enfants.

Finalement, ils atteignirent la clairière au centre de la forêt. La Sorcière était là, touillant son chaudron et chantant ses chansons. Elle n'a pas l'air si mauvaise, pensèrent les grandes personnes. Après tout, elle pouvait être la grand-mère de n'importe qui.

La Sorcière leur sourit, et fit un clin d'oeil. "Prenez un peu de soupe", dit-elle.

"Oh,ça n'engage à rien", dit le Maire, et tous s'assirent pour boire un peu de potion magique, laissant ainsi un tout petit peu du monde naturel entrer en eux.

"Mes chers compatriotes", dit le Maire. "Nos enfants nous ont empêché de commettre une grave erreur. La forêt n'est pas si mauvaise."
"Et, Madame", dit-il, s'adressant à la Sorcière, "cette soupe est vraiment fameuse !"
"Peut-être nous sommes-nous trompés", admit la Juge. "Peut-être que nous avons aussi besoin d'un peu de nature."

Les enfants jaillirent de leurs cachettes et hurlèrent des acclamations. Tout le monde rit, tout le monde s'enlaça, et ils
restèrent tous là jusque tard dans la nuit, à danser avec les chevreuils, les oiseaux et les lapins, pendant que la Sorcière jouait sur son tambour et chantait ses chansons.

Depuis ce jour-là, les choses ont changé dans la ville parfaite. Les grandes personnes et les enfants se rendirent souvent dans les bois pour voir la Sorcière, et parfois elle venait directement en ville, surtout quand quelqu'un était malade et avait besoin d'une potion pour guérir. Les enfants apprenaient leurs leçons à l'école, mais ils allaient aussi danser et chanter, marcher dans les bois, et ils ne marchaient plus jamais en lignes droites parfaites. Les jardins poussèrent comme jamais auparavant, et les arbres portèrent tant de fruits que leurs branches ployaient vers les pelouses, où l'on voyait maintenant des pissenlits, des pâquerettes et des fleurs sauvages.

Et parfois, le soir, lorsque le vent venait de l'Ouest, apportant avec lui le monde naturel, tout le monde se rassemblait pour danser et chanter toute la nuit avec les chevreuils, les lapins et les oiseaux. Et ils n'étaient même pas fatigués au petit matin.

Les choses n'étaient plus si parfaites que ça dans la ville plus si parfaite que ça non plus.

Mais c'était mieux.

- Fin -

bunni


La palourde aux yeux verts

C'était ,il y a bien longtemps....un brave pêcheur à pieds , un peu simple d'esprit que tout le monde aimait bien ,fouillait la vase sur la côte sauvage.

C'était Jean-François , mais les gens du village avaient coutume de l'appeler Bounegens en ajoutant :"olé point l'mauvais gars, seulement ,il n'a pas beaucoup de jugeote."

Ce jour-là , Bounegens suivait la marée descendante qui découvrait largement l'estran .Il marchait pieds nus sur le sable mouillé qu'il marquait de son empreinte .Il allait toujours nu pieds , pour mieux sentir la vie de la terre , disait-il .En revanche , il se méfiait du soleil et portait pour s'en protéger , un large chapeau de joncs tressés .Il savait bien que la pêche ne valait rien aux heures de grand soleil , mais la Maline , cette sacrée Maline revenait régulièrement à la charge à des heures , où décemment , on ne pouvait pas exposer un coquillage aux rayons destructeurs.

Ce matin là , le ciel frôlait la mer d'un voile de brume légère , l'air aux senteurs d'algues mouillées revigorait Bounegens . La journée s'annonçait bonne.

Praires , sourdons et couteaux emplissaient déjà son filet , quand il repéra sur le sable une superbe palourde , à la coquille lisse et fauve , d'une taille proche d'une Saint-Jacques .Jamais de sa vie , il n'avait rien vu d'aussi étonnant . De toute évidence , elle venait d'un de ces pays imaginaires , dont il avait oui dire .Là-bas , tout avait disait-on , des dimensions  exagérées .Pourtant , jamais il n'avait ajouté foi à ce qu'il considérait comme des racontars ;des menteries affirmait-il ,car ,lui ,il  le savait bien :tous les jours , il était face à l'océan et jamais il n'avait aperçu la moindre terre  là où le ciel rejoint les flots .Mais ce matin là , ses convictions vacillaient devant le prodige.

D'un pas qu'il aurait voulu léger comme une plume , afin de ne pas ébranler le sol qui pouvait escamoter cette parlourde venue d'ailleurs , il s'approcha .

A sa grande surprise , au lieu de se refermer et de s'enfouir dans le sable , elle agita sa valve et le regarda de ses grands yeux verts .

-Dis-moi , Jean-François !Vas-tu laisser mes amies mourir dans ton sac?

-Il faut bien que je gagne mon pain , lui répondit le pêcheur , à peine surpris .Il est vrai qu'il avait l'habitude de parler aux choses et comme il faisait les demandes et les réponses , il ne trouva là rien d'anormal .

-Rejette les toutes à la mer , je t'en prie ;je ferai de toi un homme riche ,intelligent et respecté.

Bounegens ,comme hypnotisé par les yeux d'émeraude qui le suppliaient , vida son sac et les coquillages regagnèrent la mer .Alors ,une jeune femme aux cheveux d'or jaillit de l'écume .D'une extraordinaire beauté , elle posa sur lui un regard d'émeraude , tout comme celui de la palourde.

Bounegens , figé sur place avait perdu la parole et le souffle lui manquait .Il cru avoir quitté la terre pour quelque paradis dont parlait le curé et regretta , un instant , de n'avoir pas fait le grand voyage plus tôt.
Jamais dans son pays , il n'avait rencontré pareille beauté et quand bien même il y en aurait eu l'occasion ,que celle-ci se serait plutôt moqué de lui .Elle l'avait appelé par son prénom ,Jean-François avait-elle dit avec douceur .Alors , il regarda ses pieds .Ils étaient bien toujours sur terre et cela quand même le rassura ,car si tout n'était pas rose en ce bas monde ,au moins connaissait-il bien son univers et ses repères .

Il lui revint à l'esprit ces histoires que les villageois racontaient le soir ,à la veillée .Des marins prétendaient avoir vu des sirènes qui dansaient sur les vagues . Ces créatures chantaient ,paraît-il ,des airs presqu'irréels qui ressemblaient au chant des dauphins ,ou à celui du vent dans les haubans , mais jamais aucune ne leur avait adressé la parole .

Ce qu'il entendit alors , le tira de sa torpeur.

-Je suis Ludovine ,lui dit-elle .Emmène moi dans ton palais.

Un voile de tristesse tomba sur son front , si fort , si lourd qu'il baissa la tête .Elle est bien trop belle pour moi , songea -t-il .Un palais !Rien que cela !Une telle contradiction enfiévrait son esprit ,alors il releva son menton et lui dit :

-Mais je n'ai point de palais .Je suis Bounegens et je ne possède que cette cabane , là-bas dans la dune .

Il se retourna ,triste et penaud à la fois , pour montrer l'endroit où il habitait .

Ce qu'il découvrit alors ,faillit bien le faire passer de vie à trépas .Il se frotta les yeux et se pinça le bras .Un château digne d'un prince surgissait du sable .Tourelles couronnées de mâchicoulis , chemin de ronde , barbacanes et échauguettes et puis , au-dessus de la porte d'accès au logis seigneurial ,protégé par un pont-levis ,se dressait un étonnant donjon .Ni rond , ni carré , mais en forme de proue de navire ,prêt à fendre les flots .Au sommet ,qui lui parut très haut ,si haut qu'il eut déchiré les nuages si le ciel n'était pas soudain devenu limpide ,flottait une bannière frappée de deux lettres d'or .

-Tu vois ces lettres là-haut gravées dans le ciel?

-Oui, mais je ne sais pas lire.

-Un "J" et un "F" comme Jean-François .

Jean-François se sentit pris de vertige . Ce n'est pas possible de rêver ainsi les yeux ouverts , tout va s'évanouir dans le vent , songeait-il , n'osant faire un mouvement .

Ludovine , posa une main sur son bras .Jean-François eut alors une étrange sensation ;une sorte de frisson parcourut ses membres . Mais au lieu de le glacer comme l'eut fait un vent de noroît , il enfièvra ses veines ; il sentit sa fatigue s'évanouir ; ses haillons se changèrent en vêtements d'apparat :veste  et culotte de brocart tissé de fils d'or , bottes de cuir et chapeau orné d'un plumage écarlate. A ses côtés Ludovine rayonnait dans une robe couleur d'écume assortie d'une traîne soutenue par unvol de mouettes .

Devant eux , le sable asséché , tel un tapis doré , s'étirait jusqu'au pont-levis .Là ,au pied du donjon , des gardes formaient une haies d'honneur tandis que retentissaient  les accents joyeux des cuivres.
A l'intérieur de la cour , une foule se massait et acclamait le jeune couple ,mais Jean-François ne voyait que Ludovine .Elle était le mirage qui l'éblouissait .Lui, Bounegens , qui ainsi chaussé ne sentait plus le sol sous ses pieds , semblait avoir perdu son corps ;son esprit planait au-dessus du jeune seigneur et l'accompagnait comme un frère , mais demeurait en dehors.

C'est alors qu'un chien jaune , au pelage bien lustré ,vint se frotter à lui .

A prime abord ,Bounegens ne reconnu pas le chien .Mais lorsque celui-ci le regarda de ses grands yeux humides de biche amoureuse , il s'exclama :

-Baluzeau ? Est-ce toi ,mon fidèle compagnon?

Baluzeau qui avait l'habitude de plonger dans les vagues et de se rouler dans le sable avait toujours le poil collé et sali , et lorsqu'il s'ébrouait , il aspergeait tout son entourage .
Aujourd'hui ,il ne sentait pas le chien mouillé et se comportait dignement en véritable lévrier de cour.

La présence de Baluzeau qui évoluait à l'aise en ce lieu ramena Bounegens sur terre .C'est ainsi que Jean-François s'accoutuma  à sa nouvelle vie .Après tout , il n'était pas plus sot que son chien.

Les parents de Ludovine avaient convié tous les gens de la région . Certains arrivaient de loin , à pieds à cheval et en carrosse pour la cérémonie du mariage .L'église du village était si minuscule qu'l avait fallu aménager la salle des pas perdus en chapelle nuptiale.

Tout était prêt ,tentures et fleurs tapissaient les murs ; une jonchée de menthe verte exhalait de fraîches senteurs .Sur un signe du Maître de ces lieux , les trompettes clamèrent leurs joyeuses sonneries qui envahirent le château ;alors , sous la voûte ornée d'étendards et d'oriflammes ,éclairée  par mille torches et chandelles ,Ludovine ,toute de blanc vêtue et coiffée d'un diadème d'émeraude , s'avança vers l'autel au bras de Jean-François.

lorsque le prêtre se tourna vers eux pour poser la question rituelle , Ludovine dit à Jean-François :

-Tu dois me promettre solennellement de ne plus jamais  manger de coquillages.

Jean-François promit . Non seulement  il tint parole ,mais il interdit que l'on pêchât sur tout son territoire .
Il se montra généreux à l'égard des pêcheurs privés de leur gagne-pain et leur attribua des terres .
Mais les gens d'ici n'appréciaient guère cette interdiction .Les priver de pêcher des coquillages , c'était pour ainsi dire les priver de respirer .Les jours de grandes marées , certains ne pouvaient résister à l'appel de la mer .Ils abandonnaient leurs champs et venaient marcher sur le sable en suivant le jusant .
Praires , coques et palourdes ne prenaient plus la peine de se cacher et demeuraient là, en attendant le flux de la marée montante .La tentation était trop forte et certains se laissèrent aller à ramasser de quoi faire une cuisine. lorsque Jean-François l'apprit ,il se mit en colère et menaça de bastonnade  un de ses fermiers qui avait été pris la main dans un sac plein de coquillages . C'était Gastounet , un de ses anciens voisins qu'il connaissait depuis longtemps .Alors il pardonna en échange de la promesse de ne point recommencer .Mais la femme de Gastounet ,la mère Larapine , comme on l'appelait au village , ne l'entendit pas de cette oreille . Je me vengerai , se dit-elle , et ce n'est pas ce Jean-François qui m'empêchera de pêcher.

C'est ainsi qu'un soir ,Larapine s'introduisit au château et , à l'insu de la cuisinière qui préparait le réveillon de Noel , elle ajouta quelques palourdes dans le brouet qui mijotait.

Au cours du repas , Ludovine discutait gaiement, quand soudain , elle suffoqua et cracha ce qu'elle avait dans la bouche .Ses yeux verts foudroyaient la soupière qui disparut en tourbillonnant .

On dit qu'elle rattrapa la mère Larapine du côté de Royan et la renferma sous son couvercle à tout jamais , car on ne l'a jamais revue.

Alors Ludovine se tourna vers Jean-François et lui dit :

-tu vois comme finissent  les mauvaises gens.Désormais , nous serons à l'abri .Je t'emmène au pays des songes qui est le mien.

C'est ainsi que le château prit la couleur du sable doré .Il se dissimula sous la dune , du côté de la Coubre ,où, dit-on , Ludovine et Jean-François vivent heureux dans la cité d'Anchoine engloutie sous les sables.

bellparole



Corne d'Or et corne d'Argent  (conte arabe)

Il y a très longtemps de cela, il y avait un roi qui s'était marié une première fois, puis une deuxième fois mais sans jamais réussir à avoir un enfant.

Il était très inquiet parce qu'il vieillissait et qu'il craignait de laisser son trône vide. A l'époque, il n'était pas possible pour un roi de ne pas avoir de garçon... C'est ainsi qu'il décida de prendre une troisième épouse. Il organisa encore une fois, un grand mariage comme seuls les rois savent le faire.

Au bout de quarante jours et quarante nuits, lorsque les festivités prirent fin, il réunit ses trois épouses et leur dit :

"Mes chères épouses, je vous aime et je vous respecte toutes les trois, je vous traiterai de la même manière sans jamais favoriser l'une d'entre vous. Mais vous, qu'êtes-vous capables de faire pour moi, pour me prouver votre amour ?"
"Moi, je pourrai faire du pain pour tout le royaume avec un seul grain de blé", lui dit la première.
"Moi, je pourrai te faire le plus beau burnous [4] avec un seul fil de laine", lui dit la deuxième.
"Moi, j'aimerai te donner un garçon avec une corne d'or et une corne d'argent", lui dit la troisième.

Le roi très heureux leur répondit en riant :
"J'espère que vous pourrez réaliser tous ces vœux pour moi. En attendant, j'aimerai qu'il y ait la plus parfaite entente entre vous."

Les jours passèrent et la troisième épouse se retrouva enceinte. Les deux autres en furent très jalouses, d'autant plus qu'elles n'avaient pas accompli leurs promesses.
"Et si en plus, elle a un garçon avec une corne d'or et une corne d'argent ? Il l'aimera forcément plus que nous ... Elle aura plus de faveurs que nous", se disaient-elles.

Inquiètes, elles allèrent consulter une settouta [5] afin qu'elle les aide à trouver une solution pour se débarrasser d'elle. Tout fut arrangé.

Le jour où la malheureuse ressentit les douleurs de l'accouchement, elles appelèrent la settouta. Celle-ci arriva pour l'aider à mettre au monde l'enfant... Et en effet, cette nuit-là, naquit un garçon avec une corne d'or et une autre en argent. Avec l'aide des deux épouses, la settouta enroula le bébé dans une couverture, le mit dans une corbeille et le jeta dans une rivière. Elle mit à la place, un affreux corbeau noir.

La pauvre malheureuse avait tellement souffert pendant l'accouchement, qu'elle ne se rendit compte de rien. Lorsqu'elle vit le corbeau prés d'elle et qu'on lui dit que c'était elle qui l'avait mis au monde, elle eut tellement honte qu'elle n'osait plus regarder personne.

Quant au roi, il était tellement déçu et tellement en colère, qu'il ordonna qu'on la jeta avec les chiens et qu'on l'appela désormais "la mère du corbeau".

Les deux autres étaient contentes, elles étaient débarrassées d'elle.

Et le pauvre petit bébé... Dieu eut pitié de lui... Le soir même, un bûcheron passant par-là le trouva. Il le recueillit et le traita comme si c'était son propre enfant.

Les jours passèrent, le garçon grandit et lorsqu'il fut un beau jeune homme, le bûcheron et sa femme lui apprirent qu'ils n'étaient que ses parents adoptifs et qu'ils ne savaient pas d'où il venait, puisqu'ils l'avaient trouvé dans une corbeille au bord de la rivière.

Bien qu'il les aimait énormément, il ne put s'empêcher de prendre la décision d'aller à la recherche de ses propres parents. Il s'en alla avec leur bénédiction, promettant de revenir très bientôt.

D'une ville à une autre, après plusieurs mois de marche, il arriva dans le royaume de son père. Là, il entendit parler de "la mère du corbeau", l'épouse du roi, qui avait mis au monde un affreux corbeau noir alors qu'elle avait promis au roi de lui donner un garçon avec une corne d'or et une corne d'argent. On lui dit qu'elle vivait toujours dans le royaume, qu'elle gardait les chameaux et qu'elle dormait avec les chiens.

Il alla se présenter au roi et sans rien dire, enleva la coiffe qui lui couvrait toute la tête et le front, et qu'il portait depuis qu'il était enfant. Le roi n'en revenait pas.

« Qui es-tu ? lui demanda-t-il. Approche ici, Qu'as-tu sur le front ? Des cornes ? C'est en or, C'est en argent ? » - « Je ne sais pas, répondit le jeune homme. Mais je viens d'apprendre que mon père et ma mère avec lesquels j'ai vécu depuis que je suis né, ne sont en fait que mes parents adoptifs. Ils m'ont recueilli, alors que j'étais abandonné au bord d'une rivière. Et j'aimerai connaître mon histoire ! »

Le roi convoqua sur-le-champ "la mère du corbeau" et toutes les personnes qui l'avaient assistée pendant l'accouchement.

Lorsque les deux épouses et la settouta virent ce beau jeune homme avec une corne d'or et une corne d'argent, elles s'évanouirent. Quant à "la mère du corbeau", sa joie était si grande, qu'elle se mit à faire des youyous, oubliant toutes ses années de malheur. Elle pleurait de bonheur en embrassant son fils et en le serrant très fort contre elle.

Le roi ordonna qu'on brûla immédiatement la settouta et les deux épouses car il avait tout compris. Il demanda à la mère de son fils, ce qu'il pouvait faire pour qu'elle lui pardonna.

« Je te pardonne, lui dit-elle, car tu étais très malheureux. Mais si tu veux que je sois vraiment heureuse, j'aimerai que tu ramènes les parents adoptifs de mon fils, vivre avec nous dans le palais. Sans eux, il serait peut-être mort et nous aurions continué à être malheureux toi et moi ! ».

Et le roi fit venir le bûcheron et son épouse et les traita comme un couple princier.

Depuis, on entendit tous les jours la musique et les chants dans ce palais, où tout le monde vivait heureux.


Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme est un sentiment qui manque à l'amour : la certitude.

(Honoré de Balzac)

bunni


Laissez moi vous raconter

Laissez moi vous raconter l'histoire d'une fleur tombée amoureuse d'un petit pois .Je sais ! Vous devez penser que je suis folle .Et pourtant !Leurs enfants m'ont raconté !!!C'est la stricte vérité !!
Ecoutez plutôt ...
Tout a commencé dans un jardin potager au pied d'un jeune églantier ,au nez et à la barbe du maître des lieux ,Marcel.
Un beau matin de juillet , il y a bien longtemps ,une cosse de petits pois a éclaté sous la chaleur du soleil de midi.
Les petits pois ont littéralement jailli de cette cosse , tels des fusées ;les coccinelles et les araignées d'eau de la mare voisine ont dit avoir entendu comme un léger sifflement dans l'air !C'est vous dire la vitesse des petits pois!
L'un d'entre eux s'est retrouvé , un peu sonné ,au cœur d'une églantine .La tendre fleurette étonnée mais pas farouche cria :
-Hé ! Bille verte tu ne manques pas de toupet !Que viens -tu faire ici?
Sous l'insulte le petit pois retrouva ses esprits .Il respira un grand coup et présenta ses humbles excuses à la demoiselle
-Heuuuu
-Je ...je ... suis ...navré, vraiment !... d'avoir froissé votre si jolie robe ! Mais sachez que seuls le soleil et la brise sont responsables de ma présence incongrue et inconvenante , j'en conviens ...Pardonnez - moi , je vous en prie Mademoiselle ??... Comment vous appelle -t-on ?
-Moi , c'est Piloué le petit pois dit -il , retrouvant son assurance
Le ton de la fleur se radoucit pour dire :
-Et moi je suis Tipia l'églantine
-Enchantée Piloué ,dit-elle dans un rire clochette
Il y eu un grand silence à peine troublé par le chant des fauvettes , puis Tipia et piloué partirent  ensemble dans le plus grand des fous rire  jamais vu dans un potager ! !Les autres églantines alertées par le comportement étrange d'une des leurs , se penchèrent vers elle avec bienveillance .Elles allaient lui demander la cause de cette hilarité soudaine quand elles virent l'étranger dans le giron de la belle :
-Oh ! Par exemple ! !
-D'où sort ce martien , cette bille verte ? ?
-Je ne suis pas une bille verte !Je suis Piloué le petit pois !S'écria le petit pois tout en riant .
-Aucune importance !Qui ou quoi que tu sois , tu n'as rien à faire là !Allez ouste, dehors !

Alors la gravité de la situation apparu dans toute son ampleur !Il fut bien vite évident que Piloué ne pourrait jamais se sortir de là tout seul et que les églantines -même en unissant leurs forces pour faire basculer leur consoeur - ne parviendraient à aucun résultat .
Fatiguées par tous ces efforts inhabituels ,les églantines reprirent leur place tout en piapiatant  entre elles ...
-Qu'ils se débrouillent ! fut leur conclusion .On a essayé n'est-ce pas !

Piloué se sentait devenir étrange , comme si il avait bu l'eau de vie de Marcel ...
Tipia sous le coup de l'émotion envoyait des phéromones odorantes sans aucun contrôle et le pauvre Piloué en était tombé ivre mort ou presque !
-Elle est plutôt mignonne cette petite bille verte , pensa Tipia en regardant Piloué  toute attendrie
De ses étamines elle le tapota doucement ;
De plus en plus émue par ce personnage et ,sans doute aussi , émoustillée par ses propres phéromones , elle couvrit Piloué de baisers de plus en plus audacieux...
Le cœur battant à tout rompre , Piloué n'osait bouger de peur que Tipia ne s'arrête ! ! !
Personne ne sait où il en trouva la force , mais il est dit que Piloué en réponse aux embrassements de Tipia ,se mit à rouler tout autour de sa corolle accueillante , dans une lente et voluptueuse caresse .
Ces deux-là avaient trouver le moyen de dépasser leur différence ...et de s'aimer comme tous les tourtereaux du monde !
Imaginez ça ! ! !
On crie au scandale dans l'églantier , en d'interminables piapiapias ...
Les églantines s'étranglaient de jalousie les pauvres !
Toutes ces roucoulades n'étaient tout de même pas prévues au sein de l'églantine , il faut bien dire la vérité n'est-ce pas ? !
Au bout de quelques temps , patatras ! Leur chute ne pu être évitée .Tipia prit grand soin tout de même d'envelopper Piloué de ses pétales .
Une touffe d'herbe tendre les accueillit et devint leur logis .
Nos amoureux comprirent que ce fut la fin de leur histoire dans ce potager .Sans aucune tristesse , ils s'enlacèrent , et laissèrent l'eau les enfoncer en terre , petit à petit , toujours ensemble .
Des mois et des mois ont passé ...
Un beau jour de printemps , vers Pâques , dit-on ,Marcel visitant son potager , aperçut une drôle de plante au pied de son églantier .Il n'avait jamais vu cela auparavant , nulle part !Il pouvait le jurer !
C'était une plante gracile , à la tige d'un vert tendre sur laquelle de frêles fleurs pastel semblaient danser ...
quand aux feuilles ?
-Mon Dieu !
-On dirait des feuilles de petits pois !Comment est-ce possible ?
Il se pencha pour voir ce miracle de la nature de plus près et là !Le parfum des fleurs l'enchanta .
Une fragrance fraîche , pétillante de joie ,suave , romantique ...Marcel ne trouvait plus assez de mots pour décrire la jeunesse de ce parfum .
Tout ému , il décida de ne pas laisser cette plante ramper sur le sol comme une vulgaire limace ...
Avec beaucoup de délicatesse , il la transplanta juste en face de l'églantier , tout près de son carré de petits pois ...
bien vite , de bouturage en bouturage , il y eu une magnifique haie de ces fleurs aux couleurs tendres et variées , et aux effluves si délicats .
Marcel était fou de joie et d'amour pour cette merveille qu'il baptisa Pois de Senteur .
Et voilà ! Vous savez tout maintenant ...
Ah ! Non !J'ai oublié de vous dire  que les églantines, en face ,n'ont pas appréciées d'être narguées ainsi par le fruit de cet amour ...contre nature
Mais ça ...! C'est une autre histoire ! 

bunni


Les yeux des chats

Vous voudriez bien savoir, n'est-ce pas, pourquoi les yeux des chats luisent la nuit ? Eh bien ! écoutez attentivement cette histoire.
La lune, ronde comme un ballon et qui passe pour une bonne fille, s'y entendait comme pas une pour plaisanter et jouer à colin-maillard avec les autres habitants du ciel. Mais elle était ce soir-là, de fort méchante humeur. Bouche amère, nez enflé et rougi, comme si elle avait attrapé le rhume de cerveau d'un géant, le front creusé de profondes rides qui trahissaient son irritation, elle regardait la terre d'un œil sombre.
Elle vint à passer devant la porte du Paradis. Saint Pierre était assis sur un banc et jouissait de cette douce nuit d'été. Quand la lune se montra, il était en train de tirer de sa pipe des volutes de fumée qu'il soufflait au nez des étoiles. « Mais qu'as-tu donc, chère amie ? demanda le portier du ciel en
voyant le visage hargneux de la voyageuse nocturne; on dirait que tu as mangé une bonne douzaine de pommes acides. »
«Pardon, dit la lune en s'asseyant à côté de Saint Pierre, je n'ai pas croqué de pommes sauvages!» Et toussotant pour s'éclaircir la voix, elle ajouta: « C'est si ennuyeux, vois-tu, de parcourir le ciel chaque nuit. Et je me sens parfaitement inutile. Au Paradis, je compte pour si peu. Une vieille femme comme moi n'a aucune perspective d'avenir. Et en bas, chez les humains, tous dorment derrière leurs volets clos. On dirait qu'ils craignent que je leur dérobe quelque chose. Me prennent-ils pour une voleuse ?
Je te le répète, j'erre sans raison à travers l'espace et le bon Dieu devrait bien me dispenser de cette corvée... »

Saint Pierre passa sa main dans sa barbe en se demandant ce qu'il y avait de vrai dans les récriminations de la lune. « Hum! dit-il enfin, je ne permettrai jamais que tu t'adonnes à la paresse. Mais, pour cette nuit, je veux bien faire une exception. Je vais te procurer des habits, des souliers et un bâton de pèlerin. Descends chez les hommes, guigne de-ci de-là dans les maisons, écoute ce qui se dit dans les chambres et tu sauras ce que les gens pensent de toi. »
Ce n'est pas sans peine que la lune, arrivée au bord du ciel, parvint à enjamber les montagnes. Par instant, elle restait suspendue à une aiguille de glace qui accrochait son habit au passage, et ses membres grêles se fatiguaient à supporter son énorme tête. Quand elle franchit enfin la porte d'une ville, elle trébucha et un mâtin qui rôdait par là l'accueillit avec des aboiements furieux: waouh, waouh... « Cela commence bien! » pensa la lune. En effet, une deuxième aventure lui advint aussitôt. Dans une basse-cour, située entre deux maisons, un malandrin tapi dans l'ombre, et qui venait d'attacher le bec des poules pour les empêcher de piailler, s'apprêtait à emporter son butin emplumé. « Nous verrons bien! » se dit la lune qui, indignée, entra dans la cour et inonda le voleur de sa vive lumière. Mais le malfaiteur ne s'effraya pas pour si peu. Il tenta de saisir la lune par le cou et, n'y parvenant pas, il lui décocha cependant quelques bons coups de poing avant de s'enfuir les mains vides. La pauvre en fut toute endolorie, mais elle se félicita d'avoir empêché un larcin.

Vous voudriez bien savoir, n'est-ce pas, pourquoi les yeux des chats luisent la nuit ? Eh bien ! écoutez attentivement cette histoire.
La lune, ronde comme un ballon et qui passe pour une bonne fille, s'y entendait comme pas une pour plaisanter et jouer à colin-maillard avec les autres habitants du ciel. Mais elle était ce soir-là, de fort méchante humeur. Bouche amère, nez enflé et rougi, comme si elle avait attrapé le rhume de cerveau d'un géant, le front creusé de profondes rides qui trahissaient son irritation, elle regardait la terre d'un œil sombre.
Elle vint à passer devant la porte du Paradis. Saint Pierre était assis sur un banc et jouissait de cette douce nuit d'été. Quand la lune se montra, il était en train de tirer de sa pipe des volutes de fumée qu'il soufflait au nez des étoiles. « Mais qu'as-tu donc, chère amie ? demanda le portier du ciel en
voyant le visage hargneux de la voyageuse nocturne; on dirait que tu as mangé une bonne douzaine de pommes acides. »
«Pardon, dit la lune en s'asseyant à côté de Saint Pierre, je n'ai pas croqué de pommes sauvages!» Et toussotant pour s'éclaircir la voix, elle ajouta: « C'est si ennuyeux, vois-tu, de parcourir le ciel chaque nuit. Et je me sens parfaitement inutile. Au Paradis, je compte pour si peu. Une vieille femme comme moi n'a aucune perspective d'avenir. Et en bas, chez les humains, tous dorment derrière leurs volets clos. On dirait qu'ils craignent que je leur dérobe quelque chose. Me prennent-ils pour une voleuse ?
Je te le répète, j'erre sans raison à travers l'espace et le bon Dieu devrait bien me dispenser de cette corvée... »

Saint Pierre passa sa main dans sa barbe en se demandant ce qu'il y avait de vrai dans les récriminations de la lune. « Hum! dit-il enfin, je ne permettrai jamais que tu t'adonnes à la paresse. Mais, pour cette nuit, je veux bien faire une exception. Je vais te procurer des habits, des souliers et un bâton de pèlerin. Descends chez les hommes, guigne de-ci de-là dans les maisons, écoute ce qui se dit dans les chambres et tu sauras ce que les gens pensent de toi. »
Ce n'est pas sans peine que la lune, arrivée au bord du ciel, parvint à enjamber les montagnes. Par instant, elle restait suspendue à une aiguille de glace qui accrochait son habit au passage, et ses membres grêles se fatiguaient à supporter son énorme tête. Quand elle franchit enfin la porte d'une ville, elle trébucha et un mâtin qui rôdait par là l'accueillit avec des aboiements furieux: waouh, waouh... « Cela commence bien! » pensa la lune. En effet, une deuxième aventure lui advint aussitôt. Dans une basse-cour, située entre deux maisons, un malandrin tapi dans l'ombre, et qui venait d'attacher le bec des poules pour les empêcher de piailler, s'apprêtait à emporter son butin emplumé. « Nous verrons bien! » se dit la lune qui, indignée, entra dans la cour et inonda le voleur de sa vive lumière. Mais le malfaiteur ne s'effraya pas pour si peu. Il tenta de saisir la lune par le cou et, n'y parvenant pas, il lui décocha cependant quelques bons coups de poing avant de s'enfuir les mains vides. La pauvre en fut toute endolorie, mais elle se félicita d'avoir empêché un larcin.

La lune, avant de vivre sa troisième aventure, s'arrêta devant la porte d'une chambrette et, collant l'oreille au trou de la serrure, écouta un enfant malade qui faisait sa prière : « Bon Dieu, disait-il, envoie-moi la lune afin que je puisse m'endormir sous sa garde ! » A côté, dans une chambre voisine, un vieillard gémissait : « Oh! si seulement la lune, mon amie d'enfance, pouvait venir me consoler de mes misères ! » Emue, la visiteuse apparut en même temps aux deux malheureux. Montrant une de ses faces au vieil homme et l'autre à l'enfant, elle leur parla gentiment et les réconforta.
La même maison possédait une mansarde occupée par une vieille femme qui nourrissait une armée de chats. Ces bêtes faisaient toute sa joie. Quand la lune poussa brusquement la porte, les animaux, aveuglés par la lumière, se précipitèrent sur elle comme un éclair, miaulant, soufflant et la griffant au visage, si bien que la pauvre lune tomba à genoux et demanda grâce.
La femme dit alors : « Ma chère lune, j'ai bien peur pour toi... Mais si tu fais un présent à mes chats, tu seras délivrée de leurs griffes. Offre-leur donc à chacun un peu de ta lumière et mets-la dans leurs yeux afin que ceux-ci brillent dans l'obscurité. » La lune n'avait d'autre moyen, pour sauver sa vie, que de répondre favorablement et sur-le-champ à cette demande. « De la lumière, dit-elle, mais j'en ai à revendre ! C'est pourquoi il ne me coûtera guère d'en abandonner une étincelle dans les yeux de chacun de tes chats. » Et elle s'exécuta aussitôt. Alors les félins rentrèrent leurs griffes et s*assirent gentiment autour d'elle. Avançant patte de velours, quelques-uns la caressèrent doucement ; d'autres léchèrent ses blessures avec leur petite langue rose, ou agitèrent la queue comme un éventail pour lui donner un peu d'air frais.
C'est depuis ce moment-là que les yeux des chats luisent dans l'obscurité. Et la lune, convaincue enfin de son utilité, cessa de se plaindre et reprit sa ronde infatigable et vagabonde au firmament.