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Contes d'ici et d'ailleurs

Démarré par bunni, 18 Septembre 2012 à 00:22:36

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bunni


Hervé le Noir

La mer grondait sur les récifs, le vent faisait rage dans la nuit, et la neige tourbillonnait à travers l'espace ; aussi les habitants du village de Penmark se tenaient-ils calfeutrés dans leurs maisonnettes bien chauffées.
Ce soir là, il y avait veillée chez la vieille Janik Le Kéroude; ; et tout en filant au coin du feu, les jeunes filles babillaient gaiement, tandis que les jeunes gens regardaient monter au plafond la fumée bleue de leurs pipes en bois."Oui ! dit tout à coup la vieille Janik d'un ton sentencieux, si nous avons ce temps affreux, c'est parce que Hervé le Noir, le magicien des temps passés, a tenté de ravir méchamment la Princesse Anne aux cheveux d'or, afin de s'emparer de ses richesses immenses. Car il fut un époque lointaine où ni le vent, ni la neige, ni la mer n'existaient ; et, sans doute, si Hervé le Noir s'était tenu tranquille en ses donjons, rien de tout cela n'existerait encore ; nous nous vivrions, comme les hommes des âges écoulés, sans connaître le froid ni les tempêtes."
Voici en effet ce que conta Janik, tandis que le jeunes filles déposaient leurs quenouilles et que les jeunes gens cessaient de fumer.
Jadis, à l'époque où la race des magiciens et des sorcières inondait le monde, vivait en ces contrées lointaines un enchanteur cruel qui se nommait Hervé le Noir. Les méfaits de ce méchant homme étaient innombrables. Par dessus tout, il avait soif d'or ; dans ses châteaux fortifiés, il entassait les trésors les plus rares volés par lui dans le monde entier. Or, au même moment, régnait sur une partie de l'Europe, un roi dont les richesses dépassaient toute imagination : le magicien les convoitait. Mais comment s'en emparer ? Des gardes armés veillaient autour de coffres pleins de diamants, et la puissance d'Hervé s'avanouissait devant les éclairs bleus d'une lame d'acier. L'enchanteur chercha longtemps et trouva un stratagème, comme le roi avait une fille merveilleusement belle, la Princesse Anne, le magicien imagina de la demander en mariage. Ainsi se disait-il, je recevrai une dot sans pareille, et je remplirai mon château de ces richesses nouvelles. Mais le roi refusa.
"Va-t-en, méchant ! s'écria-t-il. Ni ma fille, ni mon or ne sont pour toi. Et si tu entreprends contre nous quelque action traîtresse, prends garde à toi : j'ai un fils ! Tu connais la valeur du Prince Edgard ; il est aussi beau et aussi brave que Saint-Michel. Je le jure par mon épée et par mon sceptre, il saura, si puissant que tu sois, faire siffler son glaive autour de tes oreilles !"
Le magicien se retira, la rage dans le coeur : sa ruse aviat échoué. Il résolut alors d'enlever par la force la Princesse, pour ne la rendre ensuite que contre toutes les richesses de son père. Il partit donc.
Il s'en alla tout d'abord en des pays mystérieux, où nulle route connue des hommes ne conduisait. Dans ces régions lointaines, entamant le granit et le fer, creusant des fossés, élevant des tours, il bâtit un château fort à six enceintes.
"C'est là, dit-il que je l'enfermerai !"
Lorsque son terrible manoir fut édifié, durant la nuit, il traversa l'espace avec la vitesse de l'écalir et pénétra par une lucarne dans le château du roi. Les pas d'Hervé le Noir étaient silencieux comme le vol de la chauve-souris : nul ne put l'entendre. Le magicien, dont l'eoil perçait les ténèbres, entra sans encombre dans la chambre où dormait la jeune fille ; il la souleva si doucement dans ses bras qu'elle ne se réveilla même pas ; puis, prenant son élant, il franchi d'un bond formidable des milliers de lieues, et déposa la Princesse dans ses redoutables donjons. Qui pourrrait dépeindre le désespoir et la terreur de la jeune fille lorsqu'elle se réveilla ? Gémissant et sanglotant, elle supplia le magicien d'avoir pitié d'elle et de la rendre à ses parents bien-aimés. Mais rien ne put attendrir l'enchanteur.
"Vous allez écrire au roi votre père, dit-il, qu'il ait à faire transporter dans la plaine d'Armor en Bretagne, toutes ses richesses, sans en excepter le moindre collier de perles. J'irai les y prendre et vous renfrai la liberté. Mais si dans huit jours vous ne lui avez pas écrit, je vous tue !"
Sur cette menace, il s'éloigna, roulant des yeux farouches.
Mais la princesse Anne refusa d'écrire et se mit à prier.
Pendant ce temps, on la cherchait au château paternel. Les gardes parcouraient la campagne ; les suivantes allaient visiter tous les recoins du manoir ; tous les échos retentissaient du nom de la jeune fille. Qu'était-elle devenue ? Comment, pendant la nuit, avait-elle disparu ? On se perdait en vaines conjectures, et le roi et son fils silencieusement pleuraient.
Quatre jours s'écoulèrent. La Princesse Anne était toujours enfermée dans le donjon d'Hervé. Un matin, comme le soleil se levait, elle s'agenouilla dans sa chambre, tournée vers le bel astre radieux, et pria longtemps, implorant tout à tour les saints et les saintes du paradis. Puis elle s'accouda, triste et seule, sur l'appui d'une fenêtre qui dominait des rochers à pic hauts de cents pieds, songeant à ceux qu'elle aimait et qu'elle n'espérait plus revoir. Or, comme elle se rappelait les jours d'autrefois, un long soupir s'échappa de ses lèvres. Oh ! miracle ! Le faible soupir de la Princesse aux cheveux d'or, ce souffle léger sorti de ses lèvres roses, s'enfla, grossit éperdument, traversa l'espace, gronda sous le ciel, secouant les forêts et balayant le sommet des montagnes !... Dieu, de ce soupir, avait formé le vent impétueux... Le vent traversa le monde, et il alla gémir devant les fenêtres du château royal, où pleurait le père de la Princesse. Et ce dernier n'y prit pas garde. Mais Edgard entendit le bruit insolite et tressaillit.
"Oh ! s'écria-t-il avec désespoir, c'est le souffle de ma soeur aînée qui s'en est venu jusqu'à moi ! Où donc est Anne ? Où donc est la Princesse aux cheveux d'or ?"
... La Princesse était demeurée tout ensemble stupéfaite et émerveillée du miracle qui venait de s'accomplir.
"Hélas ! se disait-elle, puisque maintenant mon souffle parcourt au loin la terre, pourquoi ne lui confierais-je pas mon manteau de soie blanche ? Peut-être le prendrait-il pour le porter jusqu'à mon père."
La jeune fille, alors, détacha de ses épaules son grand manteau blanc, et le jeta par la fenêtre. Or, voici que le manteaux se sépara en mille parcelles, et ces parcelles en mille autres encore... Du manteau blanc, Dieu avait fait des flocons de neige qui maintenant tourbillonnaient dans l'espace...
La neige traversa le monde, elle aussi ; et elle alla couvrir de ses blancheurs le château royal, où pleurait le père de la Princesse. Edgard, immobile d'étonnement, reconnut soudain le doux parfum qui toujours s'exhalait des voiles de sa soeur.
"C'est elle, s'écria-t-il, c'est elle qui m'appelle à son aide ! Oh ! mon Dieu, exaucez-moi ! Où donc est la Princesse aux cheveux d'or ?..."
Seule à la haute fenêtre, les yeux perdus dans le ciel où le vent grondait, où la neige tournoyait, la princesse Anne, pleine de tristesse, gémissait toujours.
"Hé quoi ! murmurait-elle, me faudra-t-il dépouiller mon père ou mourir ici ? Mon Edgard, mon frère bien-aimé, ne pourrait-il me sauver ?"
Or, ses larmes coulaient et, sans qu'elle s'en aperçût, formaient des ruisseaux, puis des rivières, puis, tout à coup, une nappe d'eau immense et houleuse qui s'étendit à perte de vue devant elle. Dieu, de ses larmes, venait de créer la mer qui couvrit aussitôt la moitié du monde, et tout à coup les derniers flots allèrent lécher la muraille du château royal, où le père de la jeune princesse songeait à son enfant perdue. Edgard, l'adolescent aussi beau, aussi brave que Saint-Michel, comprit le miracle. Dans un transport de bonheur, il s'écria :
"Voici la route que je dois prendre ; je vais chercher ma soeur Anne !"
Au même instant, les flocons de neige tombant sur l'eau de la mer se rapprochèrent, se confondirent, et bientôt un bateau blanc se balança sur les ondes. Edgard sortit du château, monta dans la nef, ceint de son éblouissante épée, et le vent l'emporta vers le château du magicien...
Hervé le Noir, terrifié par tous ces prodiges où il reconnaissait un pouvoir supérieur au sien, tremblait comme une feuille.  Lorsqu'il vit arriver le jeune homme, il comprit que Dieu seul pouvait l'avoir amené jusque là. Il sortit alors du château et, lâchement, vint s'agenouiller devant lui pour demander grâce. Mais Edgard, sans presque le regarder, d'un coup d'épée lui trancha la tête. Au même instant, toutes les portes du manoir s'ouvrirent, les murailles se fendirent, et la Princesse Anne vint se jeter, souriante et radieuse, dans les bras de son frère... Quelques minutes après l'esquif de neige les emportait vers le château paternel...
Vous dire que le roi fut heureux, vous dire que la Princessse et le Prince Edgard continuèrent à s'aimer, vous dire que ce dernier devint un grand souverain et gagna beaucoup de batailles, vous dire enfin que tous trois vécurent dans la joie, adorés de leus sujtes, serait chose superflue, conclut la vieille Janik. Retenez seulement que c'est ainsi que naquirent le vent qui souffle, la neige qui tournoie, la mer qui gronde.

A. BAILLY

bunni

#211

La petite princesse Hildburg

Il y avait une fois au pays des Frisons un prince puissant et sage nommé Gockinga. Ce prince aimait beaucoup la pêche, ce qui n'est pas étonnant, car, dans ce pays humide et plongé dans les eaux, petits et grands pêchent du matin au soir et même du soir au matin.
La Frise, au temps du prince Gockinga, s'étendait bien plus loin qu'aujourd'hui la province de ce nom, elle était couverte de grands lacs et de sable. On y voyait peu d'arbres verdoyants, peu d'oiseaux, mais beaucoup d'eau aux flots transparents et beaucoup de poissons dans cette onde. - Dans le domaine du prince Gockinga se trouvait un vaste lac, où il se plaisait à surveiller les grandes pêches de ses vassaux et à les diriger lui-même, ce à quoi il s'entendait très bien, car il était savant en toutes choses.
Un jour qu'on devait donner un grand coup de filet, le prince fit préparer son chariot aux roues d'or et prit avec lui sa fille unique pour lui faire voir la belle pêche.
La princesse Hildburg n'avait que huit ans ; c'était la plus jolie enfant qu'on pût rencontrer. Elle n'était ni épaisse ni lourde comme la plupart des enfants de la contrée, mais mince et svelte comme une ondine, avec de longs cheveux plus soyeux que le lin et des yeux bleus à merveille. Son teint était si rose et si blanc qu'il surpassait en fraîcheur le teint de toutes les blonde Frisonnes.
Le père d'Hildburg aimait extrêment sa fille, il était veuf et n'avait pas d'autre enfant. Il voulait qu'on la parât des plus riches atours, souvent il envoyait ses vaisseaux sur mer jusqu'à Constantinople, tout exprès pour lui faire acheter de la soie ou du velours brodé.
Elle portait toujours une riche coiffure d'or, avec une croix de perles au cou et, comme elle aimait beaucoup le bleu, couleur du ciel, on avait soin de la vêtir d'une belle tunique azur. Elle avait une escarcelle au côté, des bottines de cuir jaune et une grande pelisse doublée de martre.
C'était en vérité, une jolie petite princesse et encore meilleure que jolie.
Elle aimait par dessus tout les pauvres... si sales, si déguenillés qu'ils fussent, elle se plaisait à les approcher, à leur parler familièrement et quand sa nourrice l'en reprenait elle disait :
- Ne vois-tu donc pas briller au milieu de leurs haillons, l'image de notre Sauveur ?
Hildburg était très pieuse ; quand on la conduisait à l'église, elle joignait ses petites mains devant l'autel et se plongeait dans une prière si fervente qu'on avait peine à l'en tirer.
Cela ne l'empêchait pas d'être gaie et rieuse, de folâtre dans le palais comme un charmant petit agnelet. Aussi on pense combien son père se complaisait en cet unique enfant.
Ce jour-là, assise près de lui sur son chariot, elle se tenait gravement et modestement comme une petite reine, saluant par un sourire ceux qui les saluaient en chemin, de sorte que les gens disaient :
"Le roi de France, l'enverra bien sûr demander pour être la femme de son fils, car il n'y aura pas sur la terre de princesse aussi accomplie que la nôtre, quand viendront ses quinze ans."
Le chariot aux roues d'or s'étant arrêté non loin du lac, le prince alla rejoindre les pêcheurs, et les dames de la cour conduisirent Hildburg dans un beau pavillon tendu de soie. Elles lui proposèrent de regarder les préparatifs de la pêche par une fenêtre grillée d'or, mais Hildburg préférait se promener dans la campagne.
Elle courut ça et là, cherchant des coquillages, ou s'amusant à marquer l'empreinte de son petit pied sur le sable fin.
Or, il advint qu'en jouant ainsi, elle s'écarta un peu de la rive et se trouva sur la lisière d'un pré où fleurissaient de jolies fleurs rose, blanches et jaunes, dont elle avait bien envie de cueillir un bouquet.
Comme elle allait entrer au milieu des hautes herbes, elle entendit un douloureux gémissement. Un petit garçon, qu'elle n'avait pas remarqué, était assis sur le bord du chemin ; il tenait sa jambe gauche à deux mains, son visage était couvert de larmes et ses cheveux en désordre... Il semblait bien pauvre et bien malheureux.
- Pourquoi pleures-tu ? demanda la petite princesse tout émue de compassion, tu t'es donc fait mal ?
- Hélas ! repris l'enfant, une couleuvre m'a piqué ; je voudrais faire saigner la plaie, mais je n'y parviens pas et ma jambe enfle déjà !
- Sais-tu ce qu'il faut faire ? demanda vivement Hildburg, il faut sucer le poison.
Et comme le petit pauvre hésitait, elle s'agenouilla bravement devant lui, posant ses lèvres sur la piqûre violacée.
En ce moment sa nourrice et quelques dames qui la cherchaient accoururent tout inquiètes... Elles s'arrêtèrent frappées d'admiration.
- Cela ne sera rien ! leur dit la petite princesse en se relevant, et ne me fera pas mal bien sûr !
Quant au mendiant, il s'était mis soudain sur ses deux jambes.
- Je suis guéri !.... s'écria-t-il, puis jetant un regard rayonnant de reconnaissance sur sa bienfaitrice, il disparut si vite qu'on ne put dire de quel côté il s'était dirigé.
- Pourquoi n'a-t-il pas attendu mes piécettes ? demandait Hildburg avec désappointement, il avait l'air si pauvre !
Ses femmes s'empressèrent de l'emmener pour lui faire boire du lait de brebis et des compositions médicales. Mais ces précautions étaient heureusement inutiles, le venin n'eut aucune action sur la charitable enfant.
Cependant on commençait à retirer le grand filet, Hildburg courut au rivage et s'amusa infiniment à regarder les beaux poissons, de toutes les formes et de toutes les couleurs, qui frétillaient sur le sable...
Tout à coup, un enfant, se faisant jour à travers la foule des pêcheurs, vint déposer aux pieds de la petite princesse un charmant poisson mince et argenté qui pendait au bout de sa ligne.
Hildburg jeta un cri de surprise : elle avait reconnu le petit mendiant et s'étonnait de le retrouver si beau. Ses cheveux dorés formaient comme une auréole autour de son front, son visage semblait tout céleste, à sa jambe nue se voyait encore une cicatrice rouge, mais il marchait si rapidement que ses pieds ne touchaient pas même le sable. Il sourit, montra le lac du geste, puis disparut, à la grande surprise de tous les assistants.
Hildburg prit le petit poisson qui s'agitait devant elle. Jamais on n'en avait vu de semblable dans la contrée, jamais on n'en avait pêché de cette espèce dans les eaux du lac.
La princesse courut le porter à son père.
A cette vue, Gockinga pâlit...
- Regardez, mon seigneur et père, disait Hildburg, les jolies écailles d'argent.
- Ce poisson vient-il du lac ? demanda le prince d'une voix tremblante.
- Oui, reprit un pêcheur, j'ai vu l'enfant le prendre tout au bord, avec sa ligne.
Le prince fit alors plusieurs questions sur l'enfant et sur cette pêche extraordinaire ; puis, quand on lui eut tout raconté, il ôta gravement sa toque, se tourna vers le peuple et dit :
- Remercions Dieu, mes enfants, un grand malheur nous menace, mais la divine bonté nous en avertit à temps ; nous pourrons au moins sauver nos vies.
Ce poisson que vous voyez, n'est autre que le hareng, habitant de la mer du Nord.
S'il a pu pénétrer dans ce lac et vivre dans ses eaux, c'est qu'une communication s'est établie avec la mer. Une grande inondation est prochaine... Dans quelques jours peut-être, nous aurions été tous engloutis, sans cette annonce d'en haut.
"C'est l'ange gardien de la princesse Hildburg que le bon Dieu a envoyé pour nous sauver !" murmura la foule.
Et tous, se jetèrent à genoux. - Les pêcheurs baisaient le bord de la tunique bleue de la petite princesse dont la charité avait fait descendre les anges du ciel pour le salut de son peuple.
Les mesures les plus sages furent prises par le prince, on recula devant le fléau, et, quelques jours après, quand la mer fut venue rejoindre le lac, elle n'engloutit sur son passage que des maisons abandonnées. La population tout entière s'était retirée avec ses bestiaux et ses meubles.
Plus tard, d'autres inondations achevèrent de submerger le pays, le golfe de Zuyderzée s'étendit là, où se trouvait la terre ferme et habitée, mais on oublia jamais, sur ses bords, la charité d'Hildburg, ni la prudence de son père Gockinga.
Aujourd'hui les ingénieurs hardi veulent entreprendre le dessèchement du Zuyderzée...
Espérons que la reconnaissance ne se tarira point avec les eaux ; c'est un sentiment qui honore un peuple.

bunni


Le voyage d'une goutte d'eau

Il y avait une fois une goutte d'eau.
La plus jolie goutte d'eau que vous ayez jamais vue, pure, transparente, brillante comme une perle liquide. Elle était tombée du ciel, avec beaucoup d'autres gouttes, un soir d'hiver qu'il pleuvait. Elle s'était arrêtée sur une feuille de rosier sauvage et se tenait là, immobile, toute ronde. Un vent froid avait dissipé les nuages ; la pluie avait cessé. Dans le ciel pur et glacé, la lune brillait, et ses pâles rayons faisaient étinceler notre goutte.
"Quelle froide nuit ! pensa la pauvrette. Je me sens geler !"
Elle gelait en effet. Et, quand vint l'aurore, quand le pâle soleil d'une matinée d'hiver éclaira la terre toute blanche de givre, la petite goutte d'eau était devenue une perle de glace, dure et limpide comme du verre.
Cependant, à mesure que le soleil montait sur l'horizon et versait sur la nature entière ses rayons tièdes, le froid devenait moins vif, l'air moins âpre.
"Tiens ! se dit la petite goutte d'eau, il me semble que je me dégourdis, que je redeviens une jolie gouttelette, libre de rouler, de courir où bon me semble."
En effet, le givre craquait de toute part, il fondait et s'égouttait de partout. Notre goutte d'eau toute joyeuse se pénétrait de chaleur, achevait de fondre. La voilà fondue, la voilà libre !
La première chose qu'elle fit, fut de se laisser rouler le long de la feuille du rosier et de tomber à terre. Elle avait aperçu, à quelques pas, une jolie mare pleine d'eau claire, où barbotaient les canards d'une ferme voisine. C'est là qu'elle voulait aller.
Tantôt roulant le long des brins de gazon, tantôt serpentant à travers les pierres, après mille détours, notre voyageuse finit par arriver sur le bord. Elle se laissa aller à la pente, et la voilà mêlée, confondue parmi les millions de gouttes qui formaient la petite mare.
Combien d'heures, combien de jours passa-t-elle dans cette paisible retraite ? Elle ne l'a jamais su. Les petites gouttes d'eau ne savent pas compter. Elles ne savent que courir joyeusement au gré du hasard.
Un matin, la fermière apparut au bord de la mare, un baquet à la main. Elle le plongea dans l'eau, le remplit et l'emporta : notre goutte d'eau y était prisonnière.
La fermière trempa dans le baquet un paquet de linge sale, le lava, le savonna, puis, quand il fut bien propre, elle alla l'étendre sur la haie du jardin, pour qu'il séchât. Notre amie la gouttelette était justement cachée dans la trame d'une grande nappe blanche.
Le soleil donnait en plein sur la haie, ses rayons frappaient le linge, qui s'échauffait peu à peu et commençait à fumer.
"C'est singulier, se disait notre goutte d'eau. Je me sens devenir plus grande et plus légère et je ne tiens pas en place, il me semble que je vais m'envoler.
C'est ce qu'elle fit en effet. La chaleur du soleil séchait le mouchoir. Chacune des gouttes d'eau que renfermaient les mailles se changeait en une légère buée, en une vapeur semblable au brouillard et se perdait dans l'atmosphère. Notre petite amie faisait comme les autres. Elle s'élargissait, elle devenait une petite vapeur, elle quittait le mouchoir et la haie et la terre, elle montait dans le ciel bleu comme un fin brouillard.
Comme elle monta haut ! Plus haut que le toit de la ferme, plus haut que le clocher de l'église, plus haut que ne volent les hirondelles, toujours plus haut.
A force de monter, elle arriva près d'un grand nuage gris qui flottait dans le ciel et se promenait doucement, poussé par la brise.
La petite goutte, en approchant, vit qu'elle était dans un pays de connaissance : ce gros nuage était fait d'un multitude de petites gouttes d'eau que le soleil avait changées, comme notre amie, en de légères vapeurs, et qui étaient montées comme elle dans le ciel.
Toute heureuse, elle se mêla à la troupe de ses compagnes, elle devint un petit morceau du nuage et commença à planer tranquillement, dans le ciel immense, au-dessus des champs, des collines et des bois.
Que devint-elle ensuite ?
C'est ce que nous verrons une autre fois.

bunni


Le génie des montagnes

On approchait de l'époque à laquelle, chaque année, les oiseaux du Nord émigrent vers le Sud, en traversant les hautes montagnes. Le Génie qui les gouverne était tout pensif : tous les ans malgré les ordres très sévères qu'il publiait, un véritable massacre d'émigrants avait lieu. Le peuple toujours rebelle des aigles, des éperviers, des milans et des gerfauts trouvait sans cesse de nouveaux prétextes pour désobéir. Une année, les rapaces inventèrent que le rossignol s'était moqué d'eux ; une autre fois, qu'une grande troupe d'hirondelles, se croyant fortes par leur nombre, avait voulu leur livrer bataille.
De sorte que, tous les ans, quand le Génie des montagnes descendait dans la plaine pour prévenir les oiseaux migrateurs que la route était libre, et qu'il leur garantissait protection et assistance, il avait grand'peine à pleinement tenir parole. Et de là, récriminations, plaintes, et grande méfiance. Cet état de choses était fait pour mortifier le Génie des montagnes ; il alla donc demander conseil au Génie des eaux, lequel, voyageant beaucoup, en savait plus long que tous les autres.
"Descends tout d'un trait ves la plaine, dit le Génie des eaux, tu y trouveras une belle chaumière, où travaillent deux hommes. Regarde bien, et tu sauras !"
Le Génie des eaux disparut.
"Quel original !" se dit le bon Génie des montagnes, qui, lorsqu'il devait donner conseil, était moins laconique et plus courtois.
Toutefois, comme il savait qu'il est interdit aux Génies de se moquer les uns des autres, il ne douta pas que les paroles de son frère ne renfermassent le germe d'une idée précieuse : il se mit en route. Il marcha, marcha et arriva en vue de la grande chaumière annoncée. Il entendit une respiration rythmée et forte qui sortait de l'intérieur, et il lui vint une bouffée d'air qui le renversa presque.
"Diantre ! Diantre ! fit le Génie, que se passe-t-il donc là ?"
Il vit, en réalité, un prodige qu'on n'avait pas encore aperçu : la chaumière s'ouvrit et il en sortit, avec un grand bruit, un immense oiseau d'or qui, au premier abord, ressemblait à une cigogne de gigantesques proportions.
L'oiseau passa rapidement, en effleurant le sol, puis, léger et frémissant, il s'éleva, volant droit et hardi comme une flèche ! Avant que le Génie eût eu le temps de rien comprendre, il disparut au loin dans le ciel. Son vol était léger, paisible et majestueux comme celui du condor ! Mais une aile de condor, bien qu'appartenant au plus grand des oiseaux de proie, n'avait encore jamais atteint une aussi fantastique dimension, et le Génie des montagnes, qui s'y connaissait, n'en n'avait pas encore vu un qui fût apprivoisé et qui consentît à porter deux hommes sur son dos.
"Oh ! oh ! murmura le géant, qui demanda aussitôt des explications à son ami le Vent qui passait par là."
"Explique-moi cette aventure ? dit le Génie, je crois avoir rêvé :"
- Tu veux parler de ces deux hommes à cheval sur leur oiseau ! Ce sont deux amis à moi. Nous faisons là-haut des courses ensemble.
"Si tu savais tous les mauvais tours que j'ai joués à mes amis, avant qu'ils ne fussent mes amis ! A vrai dire, il me déplaisait fort de voir des étrangers pénétrer dans mon domaine. Depuis que le monde est monde, j'ai toujours été libre seigneur de l'air et les seuls oiseaux avaient l'autorisation d'y séjourner avec moi. Il y eut bien quelques essais tentés par les hommes : ils lancèrent une certaine bulle de savon, extrêmement grande, au-dessous de laquelle était accroché un panier qui les portait. Ce fut vraiment d'un haut comique ! Ils voulaient aller d'un côté, et je les emportais de l'autre ; ils voulaient s'élever, et je les forçais à descendre.
- Je comprends, dit le Génie, pensif.
- Cela n'a pas pu durer lorsque les hommes irrités inventèrent les oiseaux. Depuis lors, nous sommes devenus amis. Si, parfois (tu sais que je ne suis pas toujours poli), il m'arrive de prendre mes longues jambes dans leurs engins et de faire quelque maladresse, je t'affirme que je n'en suis pas le bon marchand. Ce qu'il y a de sûr, c'est que si, comme tu le prétends, je suis un sauvage, j'ai toujours admiré l'intelligence et le courage. Vois plutôt comme j'agis avec les hommes des bateaux à voiles ?
- C'est entendu, mais quelquefois pourtant tu arraches la voile et tu fais sombrer la barque, dit le Génie qui avait bonne mémoire et qui ne voulait pas qu'on lui en fît croire. tu as été barbare et tu l'es encore. Mais, revenons à nos affaires ; pourrais-tu me faire causer avec cet oiseau colossal, me faire parler à cette cigogne ?
- Il s'appelle aéroplane, et non pas cigogne ! Et il y en a plus d'un, le sais-tu ?
- Il y en a plus d'un ?
- Il y en a une légion !"
Maintenant que le Génie des montagnes avait appris ce qu'il désirait savoir, il osait faire de nouveau la grosse voix.
Il retourna en toute hâte dans ses terres, il grimpa d'un trait jusqu'au sommet du Pic de l'Aigle, et, faisant de ses mains devant sa bouche un porte-voix, il cria avec tout ce qu'il put réunir de souffle :
"J'ordonne à tous mes sujets de venir ici pour tenir conseil."
Puis il s'assit sur un rocher, pensant à son dur métier.
Il attendit pendant trois jours et trois nuits. Au bout de ces trois fois vingt-quatre heures, les aigles, les éperviers, les milans, les gerfauts et les autres membres du clan des voraces ailés se décidèrent à obéir. Ils vinrent par groupe, en volant : leur mauvaise humeur rendait leur bec plus crochu que jamais et ils aiguisaient leurs griffes sur des roches : ils formèrent tous un grand cercle autour du Pic des Aigles où était assis leur suzerain, et le plus vieil épervier s'avança, et dit avec dignité :
"Tu peux parler."
Le Génie des montagnes parla. Il fit un magnifique discours, digne d'un grand diplomate ; il faut pourtant avouer qu'il renfermait de nombreux mensonges.
"Mes chers sujets, vous savez combien je vous aime ; vous n'avez de même pas besoin de m'affirmer votre soumission, votre fidélité à obéir aux lois, et l'empressement avec lequel vous exécutez toujours mes ordres. A peine vous ai-je appelés et vous voilà déjà réunis ici, ce qui est la preuve évidente du respect que vous éprouvez pour moi. Vous me donnez de même la plus grande preuve de respect, en protégeant, chaque année, à cette époque, la foule des pauvres oiseaux migrateurs qui traversent mon territoire, et que je confie à votre escorte.
"Je viens de prendre la résolution de vous accorder, comme récompense solennelle pour tant de services rendus, un repos bien mérité. A partir d'aujourd'hui, la défense des oiseaux voyageurs est confiée à une légion d'oiseaux beaucoup plus grands et plus forts que vous, que j'ai enrôlés à cet effet. Vous voilà avertis.
"Remerciez-moi de la bonté que j'ai eue de penser à vous épargner de nouvelles fatigues, et éloignez-vous tous, non sans avoir crié, ainsi qu'il convient à des sujet dévoués : "Vive le Génie des montagnes, notre maître bien aimé !"
Ce discours ne manqua pas son effet. Ils crièrent tous ensemble :
"A bas le Génie des montagnes !"
Toutefois, le Génie paraissait si convaincu d'avoir prononcé des phrases persuasives, que le vieil épervier, après avoir jeté, autour de lui, un coup d'oeil intimidant à tous le silence et l'attention, s'avança et entama la discussion :
"Tu dois savoir, mon cher Génie, que, depuis que le monde est monde, les moucherons n'attaquent pas les aigles. Donc, si tu crois que nous redoutons les condors...
- De quels condors parlez-vous ? dit le Génie en s'esclaffant, car il éprouvait une immense jouissance à entendre ce rodomont traiter de moucheron un oiseau ayant le double de sa taille. Le condor se distinguerait à peine à côté des oiseaux que j'ai engagés."
Le vieil épervier ouvrit le bec, mais il le referma tout de suite, par prudence : si le condor disparaissait auprès de ces êtres extraordinaires, la chose méritait d'être examinée.
"Sachez, telle fut la conclusion du Génie, que ce sont les condors des géants !"
"Miséricorde !" se dit tout bas le vieil épervier. La foule des rapaces vit rouler ses yeux. Il s'éleva un tumulte : "Le vieil épervier a peur ! Il a peur !" On sait que la peur est la pire maladie qui puisse frapper un épervier, d'autant plus qu'elle est contagieuse, et que les aigles, les milans et les gerfauts en meurent tout comme nous pouvons mourir d'indigestion.
Le Génie satisfait profita de ce bouleversement général pour décamper. Il entendait d'ailleurs venir le Vent, qui, en fieffé menteur, semait la terreur sur sa route pour la rendre libre et sûre.
"Je les ai vus ! Moi-même, je les ai vus ! Ce sont les oiseaux des hommes, et leur respiration fait le bruit du tonnerre, tant ils sont grands et forts ! Les voici ! Ils accourent en masse derrière mes épaules. Sauvez-vous !"
Ce fut une déroute générale parmi les voraces. Au lieu d'élever leur vol dans l'espace, ils furent emportés par la panique dans les abîmes, ils se réfugièrent dans quelque grotte assez étroite pour que leurs ennemis n'y pussent pas pénétrer. Ils s'y tapirent tout tremblants, en silence, comme un essaim de guêpes mis en fuite par un simple coup de serviette.
"Et ce fut ainsi, raconta le bon Génie, gonflant ses joues de satisfaction, car les génies eux-mêmes sont un peu vaniteux, que, sans avoir troublé un seul aéroplane, j'ai fait la guerre aux aigles, aux éperviers, aux milans et aux gerfauts ; et maintenant, il ne m'arrivera plus d'attendre trois jours et trois nuits... s'il me reprend jamais la fantaisie de réunir mon peuple en conseil. !"

bunni


Visage de Rose - Légende Egyptienne

Depuis que le monde existe, et qu'il y a des enfants à bercer et à distraire, les mamans et les nourrices racontent de belles histoires. Ces histoires simples et gracieuses, crées par l'imagination populaire et transmises de bouche en bouche, se retrouvent souvent les mêmes dans les pays les plus éloignés les uns des autres. Elles ne se distinguent entre elles que par des différences de détails, qui proviennent de la diversité des moeurs et des coutumes. Aujourdh'ui je vous donne l'histoire de Cendrillon telle qu'on la racontait il y a quatre mille ans aux enfants d'Egypte.

En ce temps-là vivait à Naucratis, tout au nord de l'Egypte, une fillette charmante on appelait Rhodopis ou Rhodia, c'est-à-dire Visage-de-Rose.
Elle était très jolie, et également instruite dans l'art de la danse, qui était fort cultivé alors, et dans celui de la musique qui n'était pas moins apprécié. Elle savait un peu d'histoire, dessinait au pinceau des figures habiles sur des bandes de papyrus, et portait toujours dans sa tunique des petites tablettes enduites de cire, où elle gravait à l'aide d'un fin stylet d'argent des pensées naïves et brèves.
Mais si Rhodophe avait des qualités sans  nombre, un grand charme et le plus doux sourire, elle avait cependant un défaut : le plus gracieux défaut, il est vrai, mais enfin... elle était coquette.
Or, sa coquetterie était très particulière, car elle se manifestait par un choix continuel de sandales neuves : la fillette avait l'orgueil de ses deux petits pieds.
Il faut dire que jamais, il est vrai, on ne vit sur terre deux plus mignons et gentils pieds que ceux de Rhodopis.
« Rhodia, disait un jour son amie Peitho, a pour marcher deux lotus blancs qui ont des ailes. »
La jeune fille était fière de cette beauté originale et rare, et elle regardait souvent ses pieds agiles avec un peu trop de complaisance.
Mais c'était aussi la seule faiblesse qu'on pût lui reprocher : il faut avouer qu'elle était bien inoffensive.
Encore Rhodope ne rêvait-elle de chaussures nouvelles qu'à cause des louanges dont, sans cesse, elle était l'objet. Il ne manquait pas de personnes pour flatter sa manie : les marchands étrangers, par exemple, venus de Perse ou de Syrie, qui lui vendaient cher des souliers de tous les pays bottines de cuir rouge ou babouches brodées, puis des lanières de peau et des rubans écarlates pour nouer les semelles, et qu'on enroulait autour des jambes.
Un jour, vers la fin d'une après-midi très chaude, Visage-de-Rose, couchée parmi des coussins, sur la terrasse de sa maison, regardait au loin des navires entrer dans le port et les bateaux légers, qu'on nommait canges, descendre ou remonter le Nil. A force de regarder toujours, les yeux se fatiguent : les paupières de Rhodope s'abaissèrent et bientôt elle s'endormit.
Un de ses souliers avait glissé et brillait sur le tapis comme un petit soleil. On lui avait apporté la paire quelques heures auparavant ; c'étaient deux mules de cuir et d'or, où s'incrustaient des pierreries.
Rhodope reposait depuis quelque temps déjà, et son sommeil était si profond qu'elle ne sentit pas une ombre descendre sur sa tête, toujours davantage. Cela avait  été d'abord un tout petit point dans le ciel, puis une tache noire, et, enfin, si la fillette s'était éveillée, elle aurait pu reconnaître un aigle, un aigle superbe qui frappait l'air de ses larges ailes.
Tout à coup, comme attiré par quelque objet éclatant, il vint s'abattre au milieu de la terrasse... Bientôt, il reparut dans le ciel clair, tenant dans son bec la petite pantoufle de Rhodope, et il s'envola avec elle, bien loin, bien loin dans la direction du fleuve...
Visage-de-Rose dormait toujours.
Le roi Amasis, qui régnait sur l'Egypte, se tenait alors, avec toute sa suite au bord d'un lac, sur une colline de Memphis.
Ce jour-là, il rendait la justice dans une des cours de son palais. Il était assis sur un trône de granit, le front ceint de la vipère sacrée, semblable en son immobilité attentive à quelque dieu de bronze.
Deux hommes venaient d'être amenés devant lui, et il abaissait vers l'un d'eux son sceptre d'or couver d'hiéroglyphes, lorsqu'il lui parut qu'un mouvement de curiosité animait la foule, d'ordinaire muette et respectueuse.
Les têtes renversées regardaient le ciel.
A ce moment, il sentit une ombre planer au-dessus de lui, et tout à coup un mystérieux petit objet franchit les airs et roula sur ses genoux, entre les plis de son manteau, tandis qu'un grand oiseau s'éloignait dans l'espace, en continuant sa route vers le sud.
Le Pharaon fut bien surpris. Ses mains royales tournaient et retournaient avec précaution le présent si étrangement venu. C'était un ravissant petit soulier, si menu que le roi Amasis s'en émerveilla, et que les assistants, qui s'étaient bruyamment pressés autour du trône, s'émerveillèrent avec lui.
L'étrangeté de l'aventure émut le roi tout puissant. Il voulut savoir à quelle femme de ses Etats une si minuscule chaussure appartenait. Des messagers partirent dans toutes les directions...
Visage-de-Rose, à son réveil, avait été bien fâchée de ne plus retrouver sa pantoufle d'or aux pierres de couleur.
Elle l'avait cherchée partout, ne pouvant concevoir qu'elle eût disparu pendant son sommeil d'une si singulière façon.
Ses esclaves, accourues, l'aidèrent de leur mieux, car elles aimaient leur jeune maîtresse qui était bonne et généreuse.
On eut beau tout remuer, on ne retrouva pas la jolie pantoufle. Rhodope avait trop d'esprit pour se lamenter en vain ; elle reprit ses pinceaux, sa harpe et ses tablettes ; mais, tout en cherchant à se distraire, elle regretta beaucoup sa mule si mignonne.
Aussi, lorsqu'elle vit, un matin, entrer deux messagers étrangers, et qu'entre les mains de l'un d'eux, elle reconnut la chaussure perdue, elle poussa un cri de plaisir, et se mit à sauter dans la chambre pour exprimer sa joie.
Le messager, s'agenouillant, passa l'étui d'or constellé au petit pied qu'il moula parfaitement. Rhodope, aussitôt, mit la pantoufle jumelle qu'elle avait précieusement gardée dans un coffret de santal. Et les envoyés du roi, prosternés, crièrent  par trois fois :
« Gloire à toi, au nom du Seigneur Pharaon ! »
Puis, entraînant la jeune fille stupéfait, ils la mirent sur leur chat qui les emporta vers Memphis, au galop des chevaux.
Lorsque Visage-de-Rose parut devant le Pharaon, tous les yeux se fixèrent sur elle, et le Roi admira qu'elle fût si petite.
Elle, devant lui, attendait immobile.
Si près du maître de l'Egypte, dont le nom seul faisait courber les têtes, Rhodope ne témoignait aucune crainte.
Elle n'avait pas fait le mal. De quoi aurait-elle eu peur ? Elle était seulement très contente de voir ainsi, de près, le Pharaon. Son sourire était toujours aussi doux, mais ses yeux plus brillants se fixaient sur le roi avec une curiosité joyeuse. Alors le roi Amasis, devant ce calme heureux, s'attendrit. Il voyait pour la première fois un être humain qui ne tremblait pas devant lui. Et qui était-ce ? Une toute jeune fille, toute simple et menue, qui se tenait là, devant lui, tranquillement, et qui lui souriait.
Le Pharaon réfléchissait. Il songeait qu'une si jolie personne, avec un cœur si brave, était vraiment digne d'un royal pouvoir, et il résolut de l'épouser. Toujours silencieux, il se leva. Il descendit les marches du trône. Il s'approcha de Rhodope et la regarda. Puis la prenant par la main, il remonta les marches avec elle, et la fit asseoir à sa place.
Les noces, peu de temps après furent célébrées avec magnificence.
Et toute l'Egypte acclama la jeune reine qu'un aigle lui avait donnée.


bunni


L'homme de fumée

De fumée ! Oh non ! Il était parfaitement en chair et en os, et il le prouvait de toutes façons. On l'appelait « l'homme de fumée » parce qu'il jouissait du don de produire en parlant une sorte de fumée qui prêtait à sa personne un charme irrésistible. Et ce don, qu'il tenait d'une fée, produisait son effet chaque fois que l'homme parlait de lui-même ou qu'il se trouvait en cause d'une façon ou d'une autre.. Dans ces deux cas, il mettait un tel feu dans sa parole que la fumée ne tardait pas à poindre. Elle venait l'envelopper d'un voile protecteur et couvrir ses faiblesses, au point qu'elles paraissaient autant de qualités agréables. On le voyait alors si gai de tout son effort, si aimable, que son meilleur ami risquait d'être sacrifié pour amuser l'auditoire un instant, si rempli d'esprit qu'il trouvait dans son imagination les argument du fait : - toutes choses qui le faisaient rechercher comme convive. Son écot ainsi que les notes de son tailleur se payaient en fumée.

Comme l'homme pouvait, malgré tout, sembler quelque peu vaporeux, il connaissait le secret de faire grand bruit aux moindres entreprises de la vie.

Longtemps, grâce à ces dons, il réussit et à se tenir en dehors des vicissitudes de l'existence et à s'en moquer, tant en planant au-dessus des peines trop souvent communes. Trop souvent aussi l'homme céda au plaisir d'exhaler sa fumée en bavardant, lorsqu'il eût été mieux inspiré de témoigner d'un peu de charité envers son prochain. Mais il s'aveuglait et s'étourdissait de parti pris, et les envieux purent parler de sa vanité et de son égoïsme sans l'effrayer. Il vit de même les années peser sur lui, et le forcer à produire nuages de fumée pour maintenir sa réputation du plus aimable  des garçons. Tout changeait autour de lui : - il restait immuable, satisfait de lui comme au temps de ses premiers succès.

Un jour pourtant il remarqua qu'il était négligé. Le monde se lassait donc de ses charmes avant qu'il n'eût envie de cesser de briller et de consacrer sa vie aux agréments sans fin ? Il se trouvait seul alors que d'autres se recueillaient dans la famille qu'ils avaient fondée, et il payait, aux jours de vieillesse, cette liberté qu'il montrait autrefois, dans un glorieux défi, à ceux qui peinaient pour élever leurs enfants.

Et lorsque la maladie vint : « Ah ! se dit-il, mes amis n'abandonneront pas celui qui leur a fait passer tant d'heures agréables ! » Vite il les appela : l'un lui fit répondre qu'il partait en voyage avec son enfant, l'autre qu'il veillait sur sa femme malade, celui-ci qu'il allait être grand-père, celui-là qu'il mariait sa fille : - toutes raisons suffisantes pour laisser à lui-même l'homme de fumée.

Le délaissé eut tout à coup comme une vision de la vérité. Il vit que non seulement, dans sa vanité égoïste, il n'avait vécu que pour lui ; mais il s'aperçut encore que le gaspillage d'une existence de fumée et de bruit n'avait attaché à lui aucun de ceux qu'il connaissait autrefois. Pas un ! A cette pensée son cœur se serra. « Ah ! s'écria-t-il, qui viendra verser sur moi une larme de regret sincère ? Qui viendra réchauffer ma main dans la sienne, pour me sauver du désespoir ? » Il attendit vainement. Tout à coup, une terrible angoisse saisit tout son être, une angoisse qui sécha instantanément sa peau sur les os !

On conserva longtemps l'homme ainsi desséché ; mais un jour une vieille femme qui ne savait que parler de son prochain voulut le voir, et s'approcha si près avec la lumière qu'elle mit le feu à l'homme qui avait constamment parlé de lui-même et qui disparut, une dernière fois, en fumée !

CH. SCHIFFER - 1880

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#216

Nénuphars

Cela se passait il y a bien longtemps. Tout alors était encore beau et bon sur la terre. On n'y connaissait ni la haine, ni la guerre. Les hommes ne faisaient qu'une grande famille. Ils s'aimaient, ils aimaient les animaux qui vivaient avec eux et ceux-ci aimaient les hommes et ne les craignaient pas. Il n'y avait pas d'hiver avec bourrasques et froid pénétrant, et l'on ne parlait pas encore de foudre ni d'orage.
Les arbres et les buissons étaient toujours couverts de fruits magnifiques que l'on pouvait manger sans risque. Le gibier abondait dans les forêts et le maïs dans la plaine.
Les fleurs parsemaient les prairies, croissaient sur le flanc des montagnes et au bord des rivières. Elles embaumaient l'air de leur parfum et le chant des oiseaux semblait une musique divine.
Les indiens vivaient sur cette terre bénie. Heureux, ils passaient le temps à chasser et s'entraînaient à différents sports. Ils aimaient surtout aller sur les rivières, dans des canots qu'ils construisaient avec soin et patience ; souvent, le soir, les jeunes gens, réunis en groupe, contemplaient le ciel et admiraient les étoiles. Ils pensaient qu'elles étaient les demeures des esprits bons et généreux qui avaient comblé de leurs dons la race rouge.
Un soir, ils s'aperçurent qu'une de ces étoiles semblait s'être rapprochée de la terre. Elle brillait d'un éclat magnifique, à peu de distance du sommet du pic dont la pointe se dressait au-delà des montagnes du Sud.
Ils crurent remarquer qu'elle se rapprochait un peu plus chaque nuit. Intrigués et curieux, ils attendaient impatiemment la fin du jour pour voir où elle apparaîtrait dans le ciel.
Le fait est que bientôt on l'aperçut de moins en moins au Sud et de plus en plus près de la terre des Indiens. Elle finit par se poser au-dessus des grands arbres de la forêt voisine.
Cette approche de l'étoile avait éveillé la curiosité générale. Des jeunes gens partirent en courant afin de la voir de plus près.
A leur retour, ils assurèrent que sa forme rappelait les ailes d'un oiseau. Les sages de la tribu, interrogés à ce sujet, ne surent que répondre.
Peut-être l'étoile était-elle le présage des malheurs qu'on avait autrefois prédits ; mais un astre si beau pouvait-il présager un malheur ?
Plusieurs lunes passèrent ainsi. L'étoile au-dessus de la forêt projetait un éclat de plus en plus brillant, comme s'il en émanait un désir de plus en plus ardent d'attirer l'attention des hommes.
Or, une nuit, un des jeunes Indiens fit un rêve : il vit auprès de  lui une jeune fille d'une beauté sans égale. Elle était vêtue de blanc. Tout autour d'elle, resplendissait de clarté.
- Jeune brave, dit-elle, je trouve si belle la terre de tes ancêtres, avec ses fleurs et ses oiseaux, ses lacs et ses rivières, que j'ai décidé de quitter mes soeurs et de venir habiter parmi vous. Demande aux Sages de la tribu ce que je dois faire pour être des vôtres.
Le jeune homme s'éveilla. Il vit l'étoile qui brillait dans le ciel. Sa clarté était la même que celle qu'il avait vue s'irradiant de la belle visiteuse.
Le lendemain, il raconta aux Sages le rêve qu'il avait fait. Tous comprirent que l'étoile voulait vivre parmi eux.
Cinq jeunes Indiens furent donc choisis parmi les plus beaux et les plus braves. Ils devaient aller à la rencontre de l'étoile.
Ils partirent par les chemins du Sud. Lorsqu'elle commença à descendre vers eux, ils lui souhaitèrent la bienvenue et lui présentèrent le calumet où brûlaient des herbes odorantes choisies pour elle. L'étoile prit le calumet puis, étendant ses grandes ailes blanches, elle suivit ses amis jusqu'au village.
Toute la nuit, et les nuits suivantes on la vit au-dessus de wigwams et des tentes, où elle restait jusqu'à l'aube. Sous les traits de la belle visiteuse précédemment vue en rêve, elle apparut de nouveau au jeune Indien endormi.
- Mon désir le plus ardent, lui dit-elle, est de vivre toujours parmi nous, près de vous, d'être aimée de vous tous, de faire réellement partie de votre existence. Demande aux Sages quelle forme je dois prendre et où je peux me poser.
Les sages tinrent de nouveau conseil. Où pouvait se poser l'étoile ? Au sommet d'un arbre ? au creux d'un rocher ? dans le coeur d'une fleur ?
Indécis, ne sachant quel conseil donner à leur amie, ils lui répondirent que partout elle serait la bienvenue. C'était à elle de choisir l'endroit où elle se sentirait vraiment heureuse.
L'étoile choisit d'abord le coeur de la rose blanche des montagnes ; mais elle se trouvait ainsi loin des hommes, isolée et cachée à leurs yeux. Ce n'était pas ce qu'elle désirait.
Elle devint fleur de la prairie, mais comprit vite son imprudence : les chevaux, qui ne la voyaient pas, la meurtrissaient ou l'écrasaient dans leur course.
Elle se réfugia sur le rocher mais, trop haut perchée, les enfants ne pouvaient la voir ni l'atteindre. C'est alors qu'elle eut l'idée de vivre sur la rivière, dans les étangs et sur les lacs. Elle verrait les petits jouant au bord de l'eau, les jeunes hommes vigoureux conduisant leurs canots. Elle serait avec eux, jeunes et adultes, lorsqu'ils s'ébattraient, en riant de plaisir, dans la fraîcheur de l'onde et elle sourirait aux vieux restés sur le rivage.
"Oui, c'est vraiment là que je serai heureuse", pensa l'étoile. Et le lendemain, à l'aube, on vit des centaines de nénuphars d'une blancheur immaculée, qui parsemaient les cours d'eau et les lacs.
Les Indiens reconnurent immédiatement leur amie et se réjouirent à la pensée de l'avoir toujours parmi eux sous la forme des nénuphars.
                                                     

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Le petit ramoneur et le vieux savant

M. Cabassol, avait consacré toute son existence à l'étude des anciennes civilisations de l'Egypte. Après de nombreuses années passées à parcourir la vallée du Nil, il était venu se retirer dans sa ville natale de Carpentras ; là, au milieu des trésors qu'il avait rapportés de la terre des Pharaons, il s'était mis à écrire de volumineux ouvrages, où il exposait les résultats de ses découvertes.
N'ayant à son service qu'une vieille bonne à moitié sourde, il vivait dans une antique maison aux vastes pièces, pleines de bibelots étranges, de débris de sculptures, de poteries, véritable musée, dont les connaisseurs admiraient particulièrement la grande salle du rez-de-chaussée ; elle renfermait, cette salle, des centaines et des centaines de petites statuettes, toutes les divinités de l'ancienne Egypte, que M. Cabassol avait rapportées de ses voyages ; il y en avait de toutes les tailles, de toutes les formes, les unes finement polies par des artistes aux doigts agiles, les autres grossièrement taillées et qui dataient d'un temps où les hommes n'avaient à leur disposition que des outils rudimentaires.
Un soir, M. Cabassol, qui était allé dîner chez son ami M. Gribiche, le receveur des contributions, rentrait chez lui. C'était en plein hiver, par un beau clair de lune qui éclairait la ville jusque dans ses moindres recoins. Il soufflait un vent glacé, et, dans la plaine, M. Cabassol apercevait les grands roseaux et les cyprès qui se courbaient en gémissant. Le vieux savant réfléchissait, en marchant, au chapitre trente-huitième de son grand ouvrage sur les Pyramides qu'il était en train d'achever, et, chaudement emmitouflé dans sa pelisse, il luttait contre le vent, quand, tout à coup, il crut apercevoir une forme humaine couchée sur le pas de la porte. Bien qu'il fît très froid, et qu'en s'attardant il s'exposât aux reproches de sa vieille servante Honorine, M. Cabassol se détourna de son chemin, monta sur le trottoir, et regarda.
Il poussa une exclamation d'étonnement et de pitié.
C'était un enfant d'une douzaine d'années, un petit ramoneur comme il en passe tous les hivers dans les villes de province, et qui, malgré le froid, dormait, dormait du sommeil profond des enfants.
M. Cabassol se baissa, s'agenouilla presque, et le secouant par le bras :
"Qui es-tu ? Que fais-tu là ?" demanda-t-il.
L'enfant ouvrit les yeux, souffla dans ses petites mains transies, puis, sans se faire prier, raconta son histoire.
Il faisait partie d'une troupe de Savoyards, et depuis des mois, des années, il arpentait les routes, traversant les villages, les villes, dormant en pleins champs, soupant de quelques fruits ; las enfin de poursuivre cette terrible destinée, il s'était séparé de ses compagnons, il était venu tomber là, devant cette porte.
M. Cabassol, qui l'avait écouté avec attention, lui demanda :
"Comment t'appelles-tu ?
- Friquet.
- Eh bien, Friquet, lève-toi, tu vas venir coucher chez moi."
C'est ainsi que le vieux savant rentra au logis ramenant un petit ramoneur. Dresser un lit dans la grande salle, ce fut, grâce à l'empressement maternel d'Honorine, l'affaire d'n instant ; à minuit, l'enfant, brisé de fatige, s'endormit.
Quand, le lendemain matin, il se réveilla, il poussa un cri de surprise ; il se trouvait entouré de tout un petit peuple d'êtres grimaçants, contrefaits, à tête d'oiseau, de boeuf, de chacal, ornés d'ailes largement étendues, et qui semblaient avoir veillé sur son sommeil. Qu'était-ce là ? Friquet eût été bien étonné si on lui avait dit qu'il avait affaire à tout autre chose que des marionnettes !
M. Cabassol le tira de sa contemplation. Il avait profité de sa matinée pour lui trouver du travail chez un cultivateur des environs qui cherchait justement quelqu'un pour conduire ses bêtes aux champs : l'enfant aurait cinq francs par mois, une blouse neuve pour la Saint-Sylvestre, serait couché, nourri, blanchi.
Ils partirent ; l'affaire fut rapidement conclue, et M. Cabassol, après avoir fait ses dernières recommandations à son protégé, rentra chez lui, triste un peu, éprouvant pour la première fois de sa vie le sensation qu'il était pénible de vieillir seul, sans autre société que celle d'une vieille bonne avec qui il échangeait à peine deux paroles dans toute la journée.
M. Cabassol visitait ses collections chaque jours ; quelque temps après cette aventure, il se promenait un matin dans la grande salle de son musée, allait d'une vitrine à l'autre, lorsque, soudain, il s'arrêta surpris. Entre une statuette de marbre et une statuette de bronze, il venait d'apercevoir une petite poupée de deux sous, comme celles qu'on vend dans les bazars, et dont les yeux bleus, les joues roses, font la joie des enfants. D'où pouvait-elle venir ? Qui l'avait apportée là ?
Mais où la surprise du savant se changea en stupéfaction, ce fut quand, le lendemain matin, il s'aperçut qu'au même endroit, pareille à la première, une seconde poupée l'attendait. Cette fois, M. Cabasso se rappelait pourtant fort nettement qu'en sortant de son musée, la veille, il en avait fermé la lourde porte à double tout. Alors ? Par quel chemin cette étrange visiteuse avait-elle bien pu venir ? Par la fenêtre ? Il n'y fallait pas songer ; un solide grillage la protégeait de toute incursion du dehors.
Décidément, M. Cabassol se trouvait en présence d'une troublante énigme.
Et le plus étonnant de l'affaire, ce fut le lendemain, le surlendemain, les deux ou trois jours qui suivirent, chaque matin, régulièrement, M. Cabassol trouva, pour l'accueillir dans la salle des divinités égyptiennes, une petite poupée de deux sous, tantôt blonde, tantôt brune, vêtue d'une robe bleue, un jour rose. M. Cabassol n'y comprenait rien ; en dépit de portes et serrures, chaque nuit, une petite créature venait s'installer dans son domicile.
A la fin, le vieux savant résolut d'en avoir le coeur net. Ayant fait pousser un fauteuil dans la grande salle de son musée, il se coiffa d'un bonnet de coton, se couvrit de chaudes couvertures et se promit de passer la nuit à faire le guet. Neuf, dix, onze heures sonnèrent. M. Cabassol, déjà, sentait sa tête s'alourdir, ses paupières se fermer, il allait partir pour le pays des rêves, quand, tout à coup, un bruit insolite, qui semblait venir de la cheminée, l'arracha à son demi-sommeil. M. Cabassol s'était levé, il allait appeler à l'aide, lorsqu'il vit bondir dans la cendre du foyer un petit animal tout noir, agile comme un singe, qui tenait dans sa main la petite poupée quotidienne ; c'était Friquet, - Friquet qui utilisait son chemin habituel, l'obscur conduit de la cheminée.
"Comment ! c'est toi ! s'exclama M. Cabassol, stupéfait. C'est toi qui, chaque nuit, au risque de te rompre les os, viens m'apporter des poupées ! Quelle idée t'est venue ?"
Alors, Friquet, d'un geste embarrasé, montrant les quatre ou cinq cents dieux de terre cuite, de bois, de marbre ou de bronze dont M. Cabassol avait empli la vaste salle :
"J'ai vu, monsieur, dit-il, la nuit où j'ai couché chez vous, que vous aimiez les poupées. En remerciement de ce que vous avez fait pour moi, je vous en apporte d'autres, pour compléter votre collection."
L'histoire finit ici.
M. Cabassol, ému, ouvrit ses bras : le petit ramoneur s'y précipita. Il avait bien besoin d'un père, le vieux savant avait bien besoin d'un enfant. C'est ce qui explique qu'ils ne se quittèrent plus jamais, que M. Cabassol éleva Friquet, à qui, par la suite, beaucoup plus tard, il légua, en même temps que sa fortune, ses merveilleuses collections.

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Les fleurs rouges


Louis Cestan était en vacances. Il était même en villégiature. Sans doute ses parents étaient pauvres, et l'on eut été fort en peine de trouver au fond de la vieille armoire assez d'écus pour payer les voyages et les notes d'hôtel. Ce fils d'humbles paysan avait pourtant une maison de campagne. Elle n'avait qu'une salle, un peu basse, mais large et longue et toute pleine des parfums délicieux du foin.
C'était l'immense étable où tous les soirs, en balançant lentement leurs clochettes, les troupeaux qui paissent sur la montagne rentrent pour passer la nuit. L'hiver, les vaches descendent dans la vallée de Luchon, à l'abri des tourmentes et du froid. L'été venu, toutes remontent vers les hauts pâturages, au-dessus même des forêts, sur les pentes et les plateaux que dominent les neiges éternelles.
Pour garder ces vastes troupeaux où s'unissent parfois toutes les bêtes d'un village, il y a, à l'ordinaire, plusieurs jeunes bergers qui passent ainsi leurs jours entre le ciel et la terre.
Louis n'avait que douze ans, mais il était fort, réfléchi et prudent. Il connaissait par leur nom toutes ses bêtes pacifiques et dociles. Il était donc toujours de ceux que l'on choisissait pour grimper les sentiers en lacets et veiller à la fortune du village.
Cette année-là, l'hiver s'est prolongé plus longtemps. Pendant de longues semaines les près sont restés blancs de neige, muets et tristes. Enfin, toute cette neige a ruisselé en eau claire ; plus rapides et plus belles, dirait-on, les fleurs ont poussé. Depuis huit jours Louis passe ses journées dans les pâturages, plus heureux qu'un roi.
Il y est en joyeuse compagnie. Ses amis Jacques, Léon, André, sa camarade Germaine gardent avec lui le troupeau.
Les enfants ne trouvent guère les heures longues. Ils vont chercher au fond des vallons, dans le lit des torrents et sur les pentes, les fraises et les framboises parfumées, les champignons qui se cachent sous les feuilles.
Quand les matinées sont fraîches, on allume de grands feux clairs autour desquels les bergers courent et dansent joyeusement.
Louis même n'a pas besoin de ces jeux-là. Parfois, il reste des heures coucher dans l'herbe à regarder les horizons qui l'entourent. Un grand silence l'enveloppe ; un air vivifiant passe en souffles odorants. On n'entend que les clochettes des vaches qui errent à pas lents sur la prairie.
Malgré les jeux auxquels il se livre avec ses camarades, Louis ne perd pas son troupeau de vue. Il suit ses lentes promenades sue les sommets arrondis de la montagne. Il surveille surtout Franor, le grand taureau blanc au large cou et aux flancs minces, qui le guide orgueilleusement.
Franor n'est pas méchant. C'est une bête tranquille et sûre, et ses cornes pointues n'ont jamais fait courir aux enfants le moindre danger. Seulement, comme tous les taureaux, il déteste la couleur rouge. Il a faillit mettre à mal un ami de Louis qui s'était approché du troupeau avec un béret dont la couleur écarlate luisait en plein soleil.
Louis n'ignore pas ce défaut de Franor. Un jour, d'ailleurs, où il était allé jusqu'à la ville de Toulouse, un oncle l'a conduit à une course de taureaux. Il a vu dans l'arène les bêtes furieuses se précipiter sans relâches sur les drapeaux rouges que l'on agitait devant leurs yeux.
Aujourd'hui, Franor est tranquille, et le troupeau paît tranquillement sur un large plateau. Point de béret rouge à l'horizon. Louis peut se mêler en toute tranquillité aux jeux de ses camarades. Germaine n'est pas là. Une grosse fièvre la retient couchée dans le village ; elle est triste ; elle pleure. Louis se demande ce qu'il pourrait lui apporter le soir pour la consoler.
Il n'y a plus sur la montagne ni fraises ni framboises. Il n'y a point d'or ou de pierreries. Du moins, Louis ira cueillir un bouquet, le plus beau qu'il pourra trouver.
"Allons cueillir des fleurs, dit-il ; nous les donnerons à Germaine.
Tous les garçons suivent. La bande traverse le plateau où les vaches pâturent. Bientôt le plateau s'abaisse en pente rapide ; une brusque coupure l'arrête : c'est un précipice immense. On l'a bordé d'une légère barrière en branches de sapin. Les vaches, sagement, ne s'aventurent jamais par là ; mais si elles glissaient et brisaient la barrière, on ne pourrait même pas aller chercher leur corps.
Il faut tourner légèrement sur la gauche. Le terrain se relève et se creuse en un pli où commencent les bois. Tous les enfants se sont arrêtés. Ils ont trouvé une fourmilière superbe. Les fleurs de Germaine sont oubliées. Seul, Louis pense à son amie. Il s'enfonce dans le bois. C'est là qu'il trouvera les plus belles fleurs.
Les heures passent. Louis cherche avec ardeur. Il n'a vu que des fleurs communes, non celles qu'il rêve pour consoler vraiment la malade. Enfin, au creux d'un ravin il découvre ce qu'il voulait ; des fleurs magnifiques qui dressent dans l'ombre verte des corolles d'un rouge éclatant. Il en emplit ses bras, et il revient vers le troupeau entouré d'une auréole écarlate.
Mais il n'a pas vu le que le ciel s'est lentement couvert. Là-bas, derrière le glacier de Crabioules, de lourds nuages ont monté, se sont épaissis, ont envahi tout le ciel. Un jour terne et sinistre a remplacé le radieux soleil.
Des grondements lointains se font entendre. Dans la demi-obscurité, les fleurs ont l'air d'une flaque de sang.
Louis hâte le pas. Il craint l'orage, les rafales de vent et la pluie violente. Il veut arriver à l'étable avant que la tourmente n'éclate, et le chemin est long.
Des éclairs luisent. Un vent violent passe en gémissant sur la montagne. Louis marche plus vite. Il court. Enfin, là-bas, tout au loin il apeçoit la tache blanche du troupeau. Soudain un fracas horrible le cloue sur place. Il semble que le ciel tout entier se déchire, et que la montagne s'écroule. Un jet de feu traverse l'air jusqu'à la prairie. Et à peine Louis a-t-il repris ses sens, à peins ses yeux sont-il remis de leur éblouissement qu'un autre bruit l'arrête : c'est un galop frénétique qui ébranle tout le sol de la prairie, le galop de bêtes affolées et déchaînées.
Ce sont les vaches du village, plus de cent bêtes épouvantées par ce coup de foudre, qui accourent de toutes leurs forces, tête baissée. En tête, Franor, le grand taureau blanc, galope, le museau tendu, en meuglant sourdement.
Où vont-ils ? Où vont-ils ? Louis le voit maintenant, et l'épouvante le paralyse. Ils vont passer à côté de lui, à côté du pli de terrain, atteindre la pente fatale, arriver comme une trombe sur la barrière. Toute la fortune du village court à l'abîme !
Et sur le bord, autour de leur fourmilière, qui sait si ses camarades ne sont pas là ? Le troupeau va passer sur eux, les entraîner...
Les bêtes au galop s'approchent, elles arrivent... Et soudain, Louis se souvient des arènes de Toulouse, du drapeau rouge que l'on agitait pour attirer le taureau. Violemment, il brandit le bouquet de fleurs écarlates ; il bondit vers le taureau.
Franor l'a vu ; ses yeux clignotent. Il pousse un meuglement de fureur. Il tourne à gauche ; il suit d'un galop féroce le bouquet que Louis dresse sur sa tête en courant dans le vallon. Tout le troupeau suit aveuglément.
Louis court de toutes ses forces, haletant. Derrière lui, sur la pente, le piétinement se rapproche. Affolées, les bêtes se pressent, heurtent, tombent, mais la masse du troupeau suit toujours le taureau qui fonce tête baissée vers l'enfant.
Les forces vont manquer à Louis. Il croit déjà sentir sur son cou l'haleine de la bête, dans ses reins la pointe de ses cornes. S'il évites ses atteintes, le troupeau roulera sur lui, le piétinera, l'écrasera.
En une seconde, il revoit la chaumière paternelle, toutes les choses chères à son enfance. Il voit une civière qu'on apporte, sa mère affolée. Ses forces sont épuisées ; il s'abandonne, il va rouler à terre.
Mais les premiers arbres du bois sont là. Machinalement, il tourne derrière un chêne. Il saisit une branche d'arbre qui s'abaisse à portée de main. Il s'enlève. Il est sauvé.
Franor, à son tour butte, tombe. Le troupeau haletant se heurte aux arbres, s'embarrasse dans les taillis, s'arrête tout entier...
"Garde bien ces fleurs, dit Louis, le soir, en racontant son histoire à son amie Germaine : ce sont elles qui ont sauvé le troupeau du village, la fortune de tous les nôtres, et probablement la vie de Jacques, de Léon et d'André.
- Ce ne sont pas les fleurs qui les ont sauvés, répond tendrement Germaine. C'est ton amitié pour moi, et la douce pensée qui t'a fait quitter tes jeux pour songer à une pauvre petite malade."

D. MORNET


bunni


Coyote et le soleil

C'était au temps où il se passait sur terre des choses que nous avons peine à comprendre aujourd'hui.
Dans ce temps-là, le pays de l'Ouest, que traverse la Sierra Nevada, était plongé dans une obscurité profonde. Le soleil n'y brillait jamais, et, parce qu'il n'y avait pas de soleil, on n'y trouvait ni fleurs, ni fruits, ni chansons, ni gaieté : tout y était triste, morne et lent.
C'est là que vivait un grand chasseur. Il s'appelait Coyote. Entraîné par la chasse, il s'aventura un jour loin, très loin, et arriva dans une région qui lui sembla merveilleuse. Là, le soleil éclairait la terre pendant le jour, la lune brillait pendant la nuit. Il y avait des fruits et des fleurs sur les arbres, dans les buissons, et jusque sur le bord des rivières et des étangs ; les plumes des oiseaux étaient de couleurs éclatantes : bleu, jaune, rouge, Ceux-ci chantaient dès l'aube jusqu'au crépuscule, et les enfants et les femmes chantaient aussi.
Revenu chez lui, Coyote raconta au vieux chef ce qu'il avait vu, mais le vieux chef, qui ne pouvait s'imaginer de telles chose, ne le crut pas ; aussi Coyote, dont le cerveau se trouvait de nouveau peu à peu engourdi par l'obscurité, Coyote en vint à douter lui-même de ce qui était arrivé.
Voulant toutefois en avoir le coeur net, il décida, un beau matin, d'essayer de retourner vers ce pays enchanteur, pour s'assure que ce qu'il avait raconté de si bonne foi existait vraiment.
Il reprit don le même chemin, traversa les montagnes, les forêts, la grande prairie. Il revit les fleurs, les fruits, les oiseaux, les enfants heureux et le soleil qui semblait présider une fête continuelle. Plus de doute. Tout cela était réel. Ce n'était ni un rêve, ni une invention.
Revenu dans ses montagnes obscures, il raconta donc, de nouveau, son histoire.
Il la raconta à tous ceux qui voulaient l'entendre, mais nul ne pouvait comprendre. On le croyait un peu fou et on commençait à le tourner en ridicule.
Coyote, lui, ne pouvait oublier. Le souvenir de cette lumière brillante, de cette douce chaleur et de la gaieté devenait une obsession. Non seulement il pensait au soleil pendant le jour, mais il croyait le voir même pendant la nuit.
N'y tenant plus il partit de nouveau, résolu à rapporter chez lui cet astre merveilleux, capable de faire de si belles chose. Pour la troisième fois, il quitta ses montagnes.
Arrivé au bout de son voyage, il se cacha dans un buisson et, de là, pendant plusieurs jours, épia soigneusement ce qui se passait.
Il découvrit que, pendant la nuit, le chef du village gardait le soleil chez lui. C'est d'ailleurs chez lui qu'il gardait aussi la lune.
Un soir donc, Coyote, voyant revenir la femme du chef, se transforma en branche d'arbre bien sèche, après s'être placé au beau milieu du chemin, à quelques pas de la demeure.
La squaw se baissa, ramassa la branche et l'emporta.
"Voilà, pensa-t-elle, de quoi allumer mon feu."
C'était exactement ce que souhaitait Coyote.
Une fois dans la place, il se tint bien tranquille, mêlé au bois qui devait servir le lendemain à l'aube. Il vit entrer le chef. Celui-ci tenait à la main le soleil qu'il posa près de lui, à la place de la lune que sa femme emporta pour l'accrocher dans le ciel, comme elle le faisait chaque soir.
Tout était tranquille. Bientôt le chef, fatigué par une journée de chasse, s'endormit. Sa femme rentra, se coucha à côté de lui et s'endormit à son tour.
Lorsqu'il fut certain que tous deux étaient plongés dans un profond sommeil et ne pouvaient pas l'entendre, Coyote reprit sa forme primitive, saisit le soleil, sortit de la hutte le plus doucement possible et, une fois dehors, se sauva à toutes jambes.
Malgré ces précautions, il avait dû faire un peu de bruit en partant, car le chef se réveilla. Il s'aperçut immédiatement du vol, sortit en hâte, appela ses hommes, qui tous se mirent à la poursuite du voleur. Mais Coyote courait si vite que l'on finit par perdre sa trace.
Revenu dans ses montagnes, il montra le soleil à ses amis et au chef de la tribu. Ni celui-ci, ni aucun autre d'ailleurs, n'avait jamais rien vu de semblable. Le chef toucha du pied la boule éblouissante et demanda :
- A quoi cela peut-il servir ?
- Cela va servir à nous donner de la chaleur et de la lumière, répondit Coyote. Nous allons le faire marcher haut dans le ciel, afin que toute la terre puisse en profiter.
Et Coyote monta sur la plus haute des montagnes. Il lança le soleil au-dessus des nuages et lui ordonna de traverser le soleil de l'Est à l'Ouest pendant le jour.
C'est depuis ce temps-là que le soleil nous prodigue à tous ses rayons, sa chaleur et sa lumière.

bunni

#220

FORTUNEE

Il était une fois un pauvre laboureur qui, se voyant sur le point de mourir, ne voulut laisser dans sa succession aucun sujet de dispute à son fils et à sa fille, qu'il aimait tendrement. "Votre mère m'apporta, leur dit-il, pour toute dot, deux escabelles et une paillasse : les voilà, avec ma poule, un pot d'oeillets et un jonc d'argent qui me fut donné par une grande dame, qui séjourna dans ma pauvre chaumière. Elle me dit, en partant "Mon bonhomme, voilà un don que je vous fais ; soyez soigneux de bien arroser les oeillets, et de bien serrer la bague ; au reste, votre fille sera d'une incomparable beauté ; nommez-la Fortunée, donnez-lui la bague et les oeillets pour la consoler de sa pauvreté -; ainsi, ajouta le bonhomme, ma chère Fortunée, tu aura l'un et l'autre, le reste sera pour ton frère."
Les deux enfants du laboureure parurent contents. Il mourut, ils pleurèrent, et les partages se firent sans procès. Fortunée croyait que son frère l'aimait, mais ayant voulu prendre une des escabelles pour s'asseoir : "Garde tes oillets et ta bague, lui dit-il d'un air farouche, et  pour mes escabelles, ne les dérange point." Fortunée se mit à pleurer, et demeura debout pendant que Bedou (c'est le nom de son frère) était assis. L'heure de souper vint ; Bedou avait un excellent oeuf frais de son unique poule, il en jeta la coquille à sa soeur. "Tiens, lui dit-il, je n'ai pas autre chose à te donner." Fortunée pleura encore, et puis elle entra dans la chambre.
Elle la trouva toute parfumée, et ne doutant point que ce fût l'odeur de ses oeillets, elle s'en approcha tristement, et leur dit :
- Beaux oeillets, dont la variété me fait un extrême plaisir à voir, ne craignez point que je vous laisse manquer d'eau, j'aurai soin de vous.
En achevant ces mots, elle prit la cruche et courut au clair de lune jusqu'à la fontaine, qui était assez loin. Comme elle avait marché vite, elle s'assit au bord ; mais elle y fut à peine, qu'elle vit venir une dame, dont l'air majestueux répondait bien à la nombreuse suite qui l'accompagnait. Six filles d'honneur soutenaient la queue de son manteau ; elle s'appuyait sur deux autres ; ses gardes marchaient devant elle ; elle portait un fauteuil de drap d'or, où elle s'assit : en même temps on dressa le buffet. On lui servit un excellent souper au bord de la fontaine.
Fortunée se tenait dans un petit coin, n'osant remuer ; au bout d'un moment, cette grande reine dit à l'un de ses écuyers :
- Il me semble que j'aperçois une bergère ; faites-la approcher.
Aussitôt Fortunée s'avança, fit une profonde révérence à la reine, prit le bas de sa robe qu'elle baisa ; puis elle se tint debout devant elle.
- Que faites-vous ici, la belle fille ? lui dit la reine ; ne craignez-vous point les voleurs ?
- Hélas ! madame, dit Fortunée, je n'ai qu'un habit de toile.
- Vous n'êtes donc pas riche ? reprit la reine en souriant.
- Je suis si pauvre, dit Fortunée, que j'e n'ai hérité de mon père que d'un pot d'oeillets et d'un jonc en argent.
- Mais, dites-moi, continua la reine, avez-vous bien soupé ?
- Non, madame, dit Fortunée, mon frère a tout mangé.
La reine commanda qu'on lui servît ce qu'il y avait de meilleur.
- Je voudrais bien savoir, lui dit la reine, ce que vous venez faire si tard à la fontaine ?
- Madame, répondit-elle, je venais quérir de l'eau pour arroser mes oeillets.
En parlant ainsi, elle se baissa pour prendre sa cruche qui était auprès d'elle ; mais lorsqu'elle la montra à la reine elle fut bien étonnée de la trouver d'or, toute couverte de gros diamants, et remplie d'une eau qui sentait admirablement bon. Elle n'osait l'emporter, craignant qu'elle ne fût pas à elle.
- Je vous la donne, Fortunée, dit la reine ; allez arroser vos fleurs, et souvenez-vous que la reine des bois veut être de vos amis.
A ces mots, la bergère se jeta à ses pieds.
- Madame, lui dit-elle, je vais vous quérir la moitié de mon bien, c'est mon pot d'oeillets ; il ne peut jamais être en meilleures mains que les vôtres.
- Allez, Fortunée, lui dit la reine.
Fortunée prit sa cruche d'or et courut dans sa petite chambre ; mais pendant qu'elle en avait été absente, son frère Bedou avait pris le pot d'oeillets et mis à la place un grand chou. Quand Fortunée aperçut le malheureux chou, elle tomba dans la dernière affliction et elle se détermina à retourner à la fontaine. Se mettant à genoux devant la reine :
- Madame, lui dit-elle, Bedou m'a volé mon pot d'oeillets, il ne me reste que mon jonc ; je vous supplie de le recevoir.
La reine prit le jonc de Fortunée, et le mit à son doigt ; aussitôt elle monta dans un char magnifique. Fortunée retourna chez Bedou. La première chose qu'elle fit, en entrant dans sa chambre, ce fut de jeter le chou par la fenêtre. Mais elle fut bien étonnée d'entendre une voix qui criait : "Ah ! je suis mort."
Dès qu'il fit jour, Fortunée descendit pour chercher son pot d'oeillets, et la première chose qu'elle trouva, ce fut le malheureux chou ; elle lui donna un coup de pied, en disant :
- Que faisais-tu dans ma chambre ?
- Si l'on ne m'y avait pas porté, répondit le chou, je ne me serais pas avisé de ma tête d'y aller ; elle frissonna , mais le chou ajouta :
- Si vous voulez me reporter avec mes camarades, je vous dirai, en deux mots, que vos oeillets sont dans la paillasse de Bedou.
Fortunée replanta le chou, et ensuite elle prit la poule favorite de son frère et lui dit :
- Méchante bête, je vais te faire payer tous les chagrins que Bedou me donne.
- Ah ! bergère, dit la poule, laissez-moi vivre, et je vais vous apprendre des chose surprenantes.
- Vous n'êtes pas fille du laboureur chez qui vous avez été nourrie ; la reine qui vous donna le jour avait six filles ; son mari et son beau-père lui dirent qu'il la poignarderaient, à moins qu'elle ne leur donnât un héritier. La pauvre reine affligée fut enfermée dans un château et l'on mit auprès d'elle des gardes, avec ordre de la tuer si elle avait encore une fille. Cette princesse avait une soeur qui était fée ; elle lui écrivit, et celle-ci lui apprit qu'elle attendait elle-même un fils.
"Quand celui-ci fut né, elle chargea les zéphyrs d'une corbeille où elle l'enferma bien proprement et leur donna ordre qu'ils portassent le petit prince dans la chambre de la reine, afin de le changer contre la fille qu'elle aurait : cette prévoyance ne servit à rien, parce que la reine profita de la bonne volonté d'un de ses gardes, qui la sauva avec une échelle de corde. Dès que vous fûtes venue au monde, la reine affligée, cherchant à se cacher, arriva dans cette maisonnette ; j'étais fermière, dit la poule, et bonne nourrice ; elle me chargea de vous, et me raconta ses malheurs, et elle mourut sans avoir le temps de nous ordonner ce que nous ferions de vous.
"Comme j'ai aimé toute ma vie à causer, je n'ai pu m'empêcher de dire cette aventure à une belle dame : aussitôt, elle me toucha d'une baguette, et je devins poule, sans pouvoir parler davantage : mon mari à son retour me chercha partout ; enfin, il crut que j'étais noyée ou que les bêtes des forêts m'avaient dévorée. Cette même dame passa une seconde fois par ici ; elle lui ordonna de vous appeler Fortunée, et lui fit présent d'un jonc d'argent et d'un pot d'oeillets ; mais, comme elle était céans, il arriva vingt-cinq gardes du roi votre père, qui vous cherchaient avec de mauvaises intentions : elle dit quelques paroles, et les fit devenir des choux verts, du nombre desquels est celui que vous jetâtes hier au soir par votre fenêtre."
La princesse demeura bien surprise des merveilles que la poule venait de lui raconter, et lui dit :
- Vous me faites grande pitié, ma pauvre nourrice , je voudrais vous rendre votre première figure, et elle alla chercher ses oeillets.
Lorsqu'elle approcha de la paillasse de Bedou, elle vit, tout d'un coup, une quantité de rats prodigieux. Fortunée n'osait approcher, car les rats se jetaient sur elle, la mordaient, et la mettaient à sang.
Elle s'avisa tout d'un coup que, peut-être, cette eau si parfumée qu'elle avait dans un vase d'or aurait une vertu particulière ; elle en jeta quelques gouttes sur le peuple souriquois, qui se sauva, et la princesse prit ses beaux oeillets ; elle versa dessus toute l'eau qui était dans le vase d'or, et elle les sentait avec beaucoup de plaisi, lorsqu'elle entendit une voix fort douce, qui sortait des branches, et qui lui dit "Incomparable Fortunée, voici le jour heureux et tant désiré de vous déclarer mes sentiments : sachez que le pouvoir de votre beauté est tel, qu'il peut rendre sensible jusqu'aux fleurs."
Bedou arriva là-dessus : quand il vit que Fortunée avait trouvé ses oeillets, il la traîna jusqu'à la porte, et la mit dehors. Elle y était à peine, qu'elle aperçut auprès d'elle la reine des bois.
- Vous avez un mauvais frère, dit-elle à Fortunée, voulez-vous que je vous venge.
- Non, madame, lui dit-elle.
- Mais, ajouta la reine, j'ai un pressentiment qui m'assure que ce gros laboureur n'est pas votre frère.
- Toutes les apparences me persuadent qu'il l'est madame, répliqua modestement la bergère.
- Non, continua le reine : vous êtes princesse, et il n'a pas tenu à moi de vous garantir des disgrâces que vous avez éprouvées jusqu'à cette heure.
Elle fut interrompue en cet endroit par l'arrivée d'un jeune adolescent plus beau que le jour ; il avait une couronne d'oeillets, ses cheveux couvraient ses épaules. Aussitôt qu'il vit la reine, il la salua respectueusement.
Ah, mon fils, mon aimable oeillet, lui dit-elle, le temps fatal de votre enchantement vient de finir, par le secours de la belle Fortunée.
Elle le serra étroitement entre ses bras ; et, se tournant ensuite vers la bergère :
- Charmante princesse, lui dit-elle, je sais tout ce que la poule vous a raconté, mais ce que vous ne savez point, c'est que les zéphyrs que j'avais chargés de mettre mon fils à votre place le portèrent dans un parterre de fleurs : pendant q'uils allaient chercher votre mère, qui était ma soeur, une fée, avec laquelle je suis brouillée depuis longtemps, épia si bien le moment qu'elle avait prévu de la naissance de mon fils, qu'elle le changea sur-le-champ en oeillet. Dans le chagrin où j'étais réduite, je ne trouvaie point de remède plus assuré que d'apporter le prince-oeillet dans le lieu où vous étiez nourrie, devinant que, lorsque vous auriez arrosé les fleurs de l'eau délicieuse que j'avais dans un vase d'or, il parlerait, il vous aimerait,et qu'à l'avenir rien ne troublerait votre repos. Ainsi, ma chère Fortunée, si mon fils vous épouse, votre félicité sera permanente ; voyez à présent si le prince vous paraît assez aimable pour le recevoir pour époux.
- Madame répliqua-t-elle en rougissant, je reconnais tout ce que je vous dois. Mais vous dirai-je mon incertitude ? je ne connais point son coeur, et je commence à sentir, pour la première fois de ma vie, que je ne pourrrais être contente si le prince-oeillet ne m'aimait pas.
- Nayez point d'incertitude là-dessus, belle princesse, lui dit le prince ; il y a longtemps que vous avez fait sur moi l'impression que vous y voulez faire à présent.
La reine, qui ne souffrait la princesse vêtue en bergère qu'avec impatience, la toucha, lui souhaitant les plus riches habits qui de fussent jamais vus.
Bedou qui retournait au travail, voyant Fortunée parée comme une déesse, l'appella avec beaucoup de bonté, et pria la reine d'avoir pitié de lui.
- Quoi ! après vous avoir si mal traitée ! dit-elle.
- Ah ! madame, répliqua la princesse, je suis incapable de me venger.
- Pour vous contenter, ajouta la reine, je vais enrichir l'ingrat Bedou.
Sa chaumière devint un palais meublé et plein d'argent ; ses escabelles ne changèrent point de forme, non plus que sa paillasse, pour le faire souvenir de son premier état ; mais la reine des bois lima son esprit ; elle lui donna la politesse ; elle changea sa figure. Bedou se trouva capable de sentiments de reconnaissance.
Ensuite, par un coup de baguette, les choux devinrent des hommes, et la poule une femme : le prince-oeillet devint l'heureux époux de la princesse. La reine des bois, ravie d'un si heureux mariage, ne négligea rien pour que tout y fût somptueux ; cette fête dura plusieurs années, et le bonheur de ces tendres époux dura autant que leur vie.

Par la comtesse d'Aulnoy

bunni


Papillonne

Ah ! ça ma fille, s'écria maître Globulus, en piquant sur un bouchon de liège un magnifique papillon encore vivant, n'auras-tu pas bientôt fini de pleurnicher ainsi toute seule, dans ton coin ?...
Celle à qui s'adressait cette petite admonestation paternelle n'était autre que Myrtille, une adorable fillette d'une dizaine d'années, dont les yeux clairs et bleus comme un matin d'avril, laissaient, malgré les larmes qui les noyaient, apparaître un regard plein de douleur et de bonté.
Les remontrances de son père ne firent qu'accroître le chagrin de l'enfant, et de gros sanglots la secouèrent des pieds à la tête.
"Oh ! père, père, s'écria-t-elle, se peut-il, vous qui êtes si bon pour moi, que vous soyez aussi cruel pour ces inoffensives petites bêtes que sont les papillons ?... Se peut-il que vous vous plaisiez à les martyriser ainsi, sous prétexte d'en enrichir votre collection ?..."
Maître Globulus, qui était un naturaliste enragé, haussa les épaules et éclata de rire.
"Voyons, ma fille, dit-il, comment pourrais-je étudier les papillons, si je n'en attrapais point, et si je ne les collectionnais ensuite, de façon à les comparer entre eux ?... Je t'en prie, mon enfant, calme cet excès de sensibilité, et prouve-moi, en te montrant plus courageuse, que tu es digne d'être la fille du grand savant que je suis !..."
Et, ce disant, l'inlassable collectionneur aligna, dans une des nombreuses vitrines qui l'entouraient, le bouchon sur lequel le beau papillon agonisait lentement, sans même pouvoir se débattre, car ses ailes fragiles, pour éviter d'irréparables brisures, avaient été, comme son corps, transpercées et immobilisées par de longues épingles.
C'est à peine maintenant si on pouvait s'apercevoir, aux battements angoissés de ses minuscules antennes, que le joli petit insecte respirait encore !... Quelques secondes de plus, d'ailleurs, et il exhalait, en un dernier souffle, tout le parfum subtil et pénétrant des dernières fleurs butinées !...
Myrtille ne put supporter cette vue, et, se cachant les yeux de ses deux mains, elle s'enfuit, éperdue, à travers la campagne. Elle courut ainsi, d'une seule haleine, jusqu'au moment où, épuisée par cette course, elle se laissa tomber, à l'entrée d'un petit bois, au pied d'un chêne séculaire.
Lorsqu'elle releva la tête, une jeune femme, d'une beauté merveilleuse, se trouvait devant elle. Sa chevelure semblait faite des rayons du soleil, et la robe légère qui la drapait, de toutes les couleurs insaisissables de l'arc-en-ciel.
La fillette ne put réprime un cri de surprise, en apercevant la belle inconnue, mais son étonnement fut plus grand encore, lorsque celle-ci se pencha vers elle et lui demanda, d'une voix pleine de douceur, la cause de son chagrin.
"Je pleure, répond Myrtille, parce que je pense à tous les jolis papillons que mon père fait si cruellement souffrir !"
La belle dame sourit :
"Mon enfant, fit-elle, je vois avec joie que tu as bon coeur, et je veux te récompenser, pour ta gentillesse et pour ta bonté !... Fais un voeu, exprime un souhait, et ce voeu, ce souhait, sera aussitôt exaucé !...
- Qui êtes-vous donc pour me parler ainsi ? demanda Myrtille tout étonnée.
- Que t'importe mon nom ! répondit la dame. Sache seulement que je suis une fée, et, ce qui vaut mieux, une bonne fée !..."
Cette histoire se passait en effet - le conteur avait oublié de le dire - à cette époque, incertaine et charmante, où les enfants, suivant qu'ils avaient été sages ou méchants, rencontraient sur leur chemin de bonnes ou mauvaises fées !...
Myrtille réfléchit donc quelques secondes à ce qu'elle allait demander, et, le visage éclairé par le plus gracieux sourire :
" Je voudrais, dit-elle, que les papillons qui se trouvent dans les collections de mon père soient tous rendus à la vie et à la liberté !
- Rien ne m'est plus facile que de satisfaire ton généreux désir !... répondit la fée. Tu n'as qu'à rentrer chez toi, et, après  avoir ouvert toutes grandes les portes et les fenêtres de la maison, à chanter trois fois : "Papillon vole !..." Les papillons ressusciteront aussitôt à ton ordre et s'envoleront comme par enchantement.
- Oh ! merci, bonne fée, merci !" s'écria joyeusement Myrtille.
Et, sans même attendre que la belle dame eût disparu dans les profondeurs sombres et verdoyantes de la forêt, elle rentra chez elle, en courant.
On pense si Myrtille avait hâte de suivre le conseil que lui avait donné la fée !... Dans sa joie, elle ne réfléchissait pas au chagrin qu'elle allait causer à son père, fervent collectionneur, en le privant ainsi de ses papillons.
Maître Globulus, lorsque sa fille franchit le seuil de la maison, était justemetn en train de mettre de l'ordre dans sa collection, et il avait ouvert toute la série de vitrines où s'étalaient, ailes contre ailes, les beaux papillons morts.
La fillette, sans avoir l'air de rien, en fit immédiatement autant des fenêtres et des portes ; après quoi, le coeur tremblant d'émotion, elle se réfugia dans un coin de la pièce, et chanta trois fois, comme il était convenu, mais à mi-voix :
"Papillon vole !... Papillon vole !... Papillon vole !..."
Aussitôt, renaissant tout à coup à la vie et échappant comme par miracle aux épingles qui les clouaient, les papillons s'envolèrent de toutes parts, en un essaim multicolore, et ce fut dans la chambre comme une joyeuse ronde diaprée, comme une merveilleuse farandole aérienne de pierreries vivantes... Sous les rayons du soleil qui irisaient leurs ailes, les papillons zigzaguaient et tourbillonnaient, tout heureux, après un aussi long emprisonnement, de reconquérir soudain leur liberté...
"Mes papillons !... Mes papillons !..." s'écriait maître Globulus, suffoqué par la fureur et l'émotion, en voyant ainsi les plus belles pièces de sa collection lui échapper les unes après les autres.
Mais les papillons avaient autre chose à faire qu'à écouter les appels effarés de celui qui avait été leur bourreau, et, par les fenêtres et les portes ouvertes, ils s'empressèrent de prendre leur vol et de gagner la campagne, endormie sous les chauds rayons du soleil d'été.
Cette minute-là fut une minute inoubliable de bonheur pour la jolie petite Myrtille, qui était toute fière, sinon d'avoir joué un tour à son papa, du moins d'avoir accompli, sans intérêt, une bonne action.
Quant aux papillons, pour prouver leur reconnaissance à celle qui les avait sauvés, ils prirent, à partir de ce jour, la gracieuse habitude de lui faire escorte, au cours de ses promenades champêtres. Du plus loins qu'ils apercevaient l'enfant, ils accouraient vers elle avec mille grâces câlines, et rien n'était alors plus joli que de voir Myrtille, épanouie par la joie, courir à travers les pelouses fleuries, au milieu de cet essaim voltigeant.
"Papillon vole !... Papillon !..." répétait-elle en gambadant.
Et les quelques papillons, qui s'étaient oubliés sur le calice des fleurs, prenaient à leur tour leur vol, pour faire à leur petite reine un plus nombreux cortège.
On appela plus dès lors Myrtille, dans tout le pays, que du joli surnom de Papillonne.
Mais les mauvais jours ne tardèrent pas à arriver, et aux beaux mois d'été succédèrent bientôt les mois, plus âpres, de l'automne.
Papillonne, puisqu'elle se nommait maintenant ainsi, n'en continuait pas moins ses promenades à travers champs et forêts, mais elle constatait, avec un gros serrement de coeur, que le nombre de papillons de son escorte diminuait de jour en jour.
"Est-ce que, par hasard, les papillons mourraient aux approches de l'hiver ?" se demanda-t-elle alors, toute songeuse.
Et elle fut bien forcée de répondre : oui, à la question qu'elle s'était posée, car, maintenant que l'hiver était venu et qu'il n'y avait plus de feuilles aux branches et de fleurs dans les prairies, il n'y avait plus de jolis papillons, pour danser gaiement autour de leur petite protectrice.
Or, un après-midi que Myrtille, après avoir erré longuement à travers la campagne désolée, s'était un peu trop éloignée de la maison paternelle, la neige se mit tout à coup à tomber autour d'elle à gros flocons.
"Ah ! mon Dieu ! s'écria la petite fille, aveuglée par la tourmente, je me suis perdue !"
Et, de fait, la rafale, était si violente, et les flocons de neige s'abattaient en tourbillons si épais, qu'il devint bientôt tout à fait impossible à Myrtille de reconnaître la direction à prendre pour rentrer chez son père.
La pauvre enfant, se laissant tomber au bord du chemin, se mit à fondre en larmes, et elle était là à sangloter, depuis quelques seconde, lorsque, tout à coup, la bonne fée qui lui avait déjà apparu une fois, lui apparut de nouveau parmi la tourmente de neige.
"Petite Papillonne, dit la fée, sèche tes yeux et ne pleure plus !... Tu as accompli, il y a quelques mois une bonne action, et, comme toute bonne action est à son heure récompensée, la tienne va l'être aujourd'hui ! Tu as sauvé les papillons ! Les papillons ne l'ont pas oublié : appelle-les, et ils s'empresseront d'accourir à ton secours !..."
Cela dit, la bonne fée disparut, tandis que Myrtille, comme aux beaux jours de l'été, se mit à chanter :
" Papillon vole !... Papillon vole !... Papillon vole !..."
Aussitôt, un prodige merveilleux se produisit. Le soleil apparut tout à coup dans le ciel, et les flocons qui tourbillonnaient se transformèrent immédiatement en de merveilleux papillons éblouissants de couleurs. Myrtille ne réprimer un cri de surprise et se redressa vivement. Mais déjà les papillons s'étaient tous élancés dans la même direction, indiquant à la fillette le chemin qu'elle avait à suivre pour rentrer chez elle.
Les papillons accompagnèrent leur petite reine jusqu'au seuil de sa maison, et lorsqu'ils se furent acquittés de la dette de reconnaissance qu'ils avaient contractéd envers elle, ils reprirent leur vol vers le ciel, redevenu gris, et ils s'y transformèrent de nouveau en flocons de neige.

Henri DE GORSSE

bunni


Les muguets

Deux muguets, Blanchette et Rosette, croissaient à la lisière d'un bois, à flanc de coteau. Elles étaient soeurs et portaient de ravissantes robes qui brillaient comme de la soie. On sait que les muguets ont des voix fines comme la timbre d'une clochette, et c'est un plaisir de les entendre jaser aux derniers rayons du soleil couchant. Or la robe de rosette était striée d'un rose tendre, tandis que Blanchette portait une toilette de la blancheur éclatante de la neige ; on ne pouvait rien voir de plus lumineux.

Elles s'aimaient d'amour tendre et pourtant, comme il arrive entre frères et soeurs trop souvent, hélas, un soir les deux soeurs se prirent de querelle au sujet de leurs robes,chacune prétendant avoir la plus belle.

Rosette se mit tout à coup à crier :

" Ma robe est bien plus belle que la tienne."
" Penses-tu" répliqua vivement Blanchette, "la mienne vaut cent fois la tienne".

Peut-on se laisser dire cela ? La dispute s'envenima et les voix, d'ordinaire si gentilles et douces, se firent criardes comme le croassement des corbeaux. Ah, cela vous faisait mal à les entendre.


Tel était probablement le sentiment de M. Strobile, un cône de sapin gros et brun, qui pendait à une branche bien au-dessus des deux fleurs. Les cris qui montaient du pré lui donnaient tellement sur les nerfs qu'il finit par trembler de rage. N'y tenant plus,il bondit sur le sol.

Patati,le voici par terre, couché sur le dos comme un hanneton qui ne peut plus se retourner. Il avait voulu sauter entre les deux fleurs qui se disputaient, pour les séparer sans doute, mais dans son aveugle colère, il avait mal calculé son élan et était tombé trop à gauche.

C'était terrible !

Naturellement, plus moyen pour lui de retourner sur son sapin. La dispute des deux clochettes lui sonnait dans les oreilles sans qu'il pût s'y soustraire. Il avait beau protester, gémissant et grognant, les deux fleurs ne l'écoutèrent pas et n'en continuèrent pas moins leur sotte discussion.

Mais le vent, qui avait facilité sa descente de l'arbre, eut pitié de lui et voulut intervenir en fourrant ses grosses pattes dans les cheveux des deux fleurs. Rien n'y fit.

" Blanc bec ", cria rose à Blanchette;
Crête de coq ", répondit l'autre d'une voix railleuse.

Que fit le vent ?

Avec ses bottes de sept lieues, il courut derrière les montagnes où son frère, M. Tonnerre, et son cousin, M. l'Eclair se trouvaient justement réunis.

"Venez", leur cria-t-il, "vous allez vous amuser" !

Empressés, les deux se levèrent, disant à leur domestique, la Pluie, de les suivre et, en compagnie du Vent, ils passèrent par-dessus la montagne.

Arrivés au-dessus des muguets qui se querellaient toujours, ils se cachèrent derrière un nuage noir, pour mieux écouter les deux fleurs qui étaient maintenant comme deux chats prêts à se griffer et à se cracher à la figure.

Ce spectacle peu édifiant indisposa d'abord M. le Tonnerre qui poussa un sourd grognement. M. l'Eclair enfonça sa lance dans le nuage et fit une large déchirure, qui apparaissait comme une tâche jaune.

A cet instant, M. le Tonnerre, toujours plus irrité, éclata en grondements forts et le Vent, soufflant à pleines joues, fit rouler son ami Strobile sous une pierre où il serait à l'abri, car la Pluie versa de grosses larmes sur les deux fleurs querelleuses ; c'étaient de véritables cascades

Ah, que les deux clochettes tremblaient ! L'envie de se disputer leur avait passé depuis un bon moment ; elles ne sentaient plus que l'eau et le froid, elles courbaient leurs petites têtes, si orgueilleuses tout à l'heure ! Lorsque le Tonnerre, l'Eclair et la pluie eurent fait leur oeuvre, il ne restait à ces pauvres fleurs de toute leur splendide toilette que de misérables loques trempées et sales.

" Bonté divine, comme te voilà arrangée ", dit rosette, d'une voix lamentable.
" Et toi," répliqua Blanchette, "on dirait un ramoneur".

Elles s'affaissèrent sur l'herbe et leurs âmes affligées se réfugièrent dans la terre, glissant jusque dans les racines.

M. Strobile, le cône de sapin, avait assisté sous sa pierre à cet effrayant spectacle dont la fin était si triste. Il plaignit les deux petites fleurs, puis son âme s'envola sur le sapin, car les âmes des plantes ne meurent pas ; Les végétaux et les fruits passent, mais l'âme des plantes, selon leur essence, s'en retourne d'où elle est venue, dans les racines sous la terre, dans les troncs des arbres et des buissons.

Après cela, tout rentra dans le calme pour des mois. Il y avait longtemps que le Tonnerre, l'Eclair et la Pluie s'étaient retirés derrière les montagnes.

L'hiver vint.

La place où les muguets avaient poussé était recouverte d'une neige profonde; de nuit, le renard rouge, qui fouine partout, arrivait là pour causer avec sa cousine, la chouette, de tout ce qui s'était passé dans cet endroit. Mais un beau jour, bien plus tard, un bel oiseau noir au bec doré était perché sur le sapin débarrassé de neige; et il chantait, cet oiseau, lançant en trilles mélodieux la belle promesse :

"Le printemps revient".

Le joli mois de mai revint dans le pays et les âmes des muguets se réveillèrent.


Le jour vint où Rosette et Blanchette, les deux muguets, se dressaient de nouveau dans l'herbe à la lisière du bois. Ces deux fleurs avaient des robes merveilleuses; l'une était rose et l'autre pâle comme la neige. Les deux se regardaient. Mais leur humeur était changée, il semblait à chacune que jamais elle n'avait aimé autant sa soeur.

Comme dans un rêve, Blanchette commença à faire tinter sa clochette, et comme en rêve, Rosette se mit à vibrer à l'unisson :

"C'est le joli mois de mai ! c'est le joli mois de mai !"

Quelle musique, on aurait dit des cloches véritables !


M. Strobile, le cône de sapin, se trouvait de nouveau sur sa branche et entendit tout cela .Cela lui faisait un effet, comment vous dire ?

Il en était un peu grisé et, patati, il tomba de l'arbre et, pour cette fois, droit au milieu des deux fleurs. Rosette, effrayée, poussa un cri :

"Eh mon Dieu !"

Mais le Vent lui susurra à l'oreille :

"Du calme, du calme !
Il ne vous fera pas de mal. Il vous aime."

Blanchette reprit sa sonnerie et Rosette l'accompagna. Le cône poussa un soupir de contentement et sa poitrine se gonfla de joie. Tout à coup, on entendit gronder derrière la montagne. C'étaient des éclats de voix qui firent peur à Blanchette, mais M. le Vent, prenant sa voix la plus douce, chuchota.

"Du calme ! Ne vous alarmez pas. Est-ce que vous n'entendez pas que M. le Tonnerre rit ?"

Alors les muguets surent qu'ils n'avaient rien à craindre, ils se penchèrent sur le brun M. Strobile et lui chantèrent une chanson après l'autre. Le soleil se glissait à travers les sapins et se faisait radieux. M. Strobile, le cône , transpirait de plaisir. Celui qui, en mai, monte dans la forêt à flanc de coteau peut l'y voir encore.

Mais ne le touchez pas !

Un cône de sapin qui transpire est gluant.


bunni


Petite reine

Orpheline et ne possédant rien au monde, Marie-AngèleMarie-Angèle avait été, vers sept ans, confiée à une parente très éloignée, qui se nommait Mme Maubec, était repasseuse de son métier, et logeait au coin d'une étroite et sombre rue, à Paris. L'appartement était au rez-de-chaussée et se composait d'une cuisine pas beaucoup plus large qu'un placard, d'une chambre pas beaucoup plus vaste que la cuisine et d'une humide boutique qui s'ouvrait sur la sombre rue que j'ai dite... Brrr... Lorsque je pense à cette maison et à cette rue, un frisson me court le long du dos.
Quelles tristes heures Marie-AngèleMarie-Angèle passait là ! Jamais de soleil, c'était dur : pourtant elle souffrait moins de ce manque de lumière que de l'absence de toute affection. Mme Maubec, en effet, ne l'aimait pas. "Tu me coûtes, lui disait-elle, les yeux de la tête (elle exagérait), et, pauvre comme je suis, je n'avais pas besoin de ça (ça, c'était vrai) d'une bouche de plus à nourrir." En outre, la repasseuse était jalouse de la petite. Pourquoi jalouse ? Parce que ses quatre enfants, à elle, avec leur quatre nez en trompette et leurs huit oreilles trop grandes, ne ressemblaient pas à des chérubins, tandis que Marie-AngèleMarie-Angèle avait un angélique visage. Ses cheveux noirs formaient de jolies boucles ; ses yeux étaient admirables, et son habitude d'avoir du chagrin lui donnait un air grave et réfléchi. Quand ils la voyaient revenant de l'école ou y allant, les voisins lui souriaient.
"On croirait une princesse", pensaient-ils, et alors, parce que personne ne les remarquait, les jeunes Maubec prenaient en haine la mignonne, et la tourmentaient d'autant mieux que leur mère déclarait toujours : "C'est bien fait !"
... Et maintenant que vous savez tout cela, écoutez, mes amis, ce qui arriva à Marie-AngèleMarie-Angèle, le 6 janvier de l'année dernière.
C'était une très froide journée ; l'eau à mesure qu'elle coulait des fontaines, se changeait en glace dans les ruisseaux, un aigre vent balayait les rues et piquait, comme avec des épingles, la figure des passants. Le ciel, néanmoins, demeurait clair, et la neige, qui était tombée la veille, brillait sur les arbres, des jardins.
Dans la cuisine de Mme Maubec, où il y avait jute place pour une table et pour un fourneau ronflant, la table était mise. Midi sonnait. Autour d'un saladier plein de pommes de terre en robe de chambre et d'un plat où s'étalait fumant un morceau de lard fumé, toute la famille réunie : la repasseuse qui passait et repassait à chacun sa portion ; puis, par rang d'âge, les quatre Maubec : Flavie, méchante gamine de treize ans, Didier, un lourdeau aux grosses pattes rouges, Justin et Guillaume ; enfin, au bout de la table, Marie-AngèleMarie-Angèle se tenait assise, maniant une fourchette qui n'avait plus que deux dents. Personne ne parlait ; chacun jouait des mâchoires.
Lorsque le lard fumé eut disparu, et qu'il resta que la robe de chambre des pommes de terre, on se transporta dans la pièce d'à côté, et Mme Maubec dès qu'on y fut, tira d'une commode un gâteau rond, le montra aux cinq enfants et dit :
"C'est aujourd'hui le jour des Rois. Partagez-vous ce gâteau. Il y a une fève dedans."
Ayant ainsi parlé, elle alla travailler dans la boutique, et bientôt on l'entendit remuer les fers sur le réchaud et bousculait des paquets de linge.
Pendant ce temps Flavie coupait le gâteau. Comme elle avait envie d'être reine, elle s'adjugea la plus grosse part, ses frères reçurent ensuite chacun leur morceau, et Marie-AngèleMarie-Angèle se vie gratifié d'une moitié de tranche tellement mince qu'il semblait impossible que le fève s'y trouvât.
Eh bien (quelle surprise !) elle s'y trouvait... Ce fut, pour Marie-AngèleMarie-Angèle, un vrai ravissement ; ses beaux yeux brillèrent, et elle s'écria, battant des mains :
"C'est moi la reine ! C'est moi la reine !
- Toi ? gronda Flavie, rouge de colère... Penses-tu que nous allons, nous autres, élever au trône une poupée de ton espèce, une étrangère qu'on a recueillie par charité ? Jamais de la vie !... Tant que tu resteras dans notre maison, tu n'auras qu'à obéir, entends-tu !"
Et Flavie, s'élançant sur la fillette, lui arracha la fève brutalement, après quoi elle saisit la tringle d'un rideau tombé à terre, s'installa sur une haute chaise, et proclama, affectant de son mieux un air princier :
"C'est moi qui règne... La tringle que voici est mon sceptre... Que chacun se prosterne devant Flavie Ire, reine d'Andalousie et d'Auvergne !... Attention ! Je vais distribuer des places et des fonctions. Toi, Didier, parce tu es fort comme un turc, je te nomme capitaine de gendarmerie ; toi, Justin, tu seras ministre de la justice ; toi, Guillaume, je te charge de la direction des postes et télégraphes, et toi, Marie-AngèleMarie-Angèle, tu ne seras rien du tout. Ca te va-t-il ?"
Non, ma foi, ça ne lui allait point, et même elle pleurait à chaudes larmes, la pauvre petite détrônée, et ne cessait de dire à l'usurpatrice :
"Rends-moi la fève, Flavie Ire !"
Mais l'autre, levant son sceptre (la tringle !), répondait, autoritaire :
"Si tu ne te tais pas, tu vas voir ce que tu va voir !
- La fève... Rends-moi la fève !
- Intolérable rébellion !... Où est mon ministre de la justice ?
- Présent ! cria Justin.
- Je vous ordonne, monsieur le ministre, de galoper, toute affaire cessante, vers le directeur des postes et télégraphes...
- Ousqu'il demeure ?
- Hôtel de la Poste.
- Bon...
- Et de lui enjoindre, en mon nom, d'envoyer une dépêche au capitaine de gendarmerie pour qu'il arrive ici au plus vite."
En moins d'un clin d'oeil la dépêche parvint au capitaine. Il enfila des bottes imaginaires, tordit sa moustacha absente, coiffa le tricorne qu'il n'avait pas, accourut devant le trône, salua militairement et idt :
"J'attends les ordres de ma monarque.
- Mettez la main au collet de la révolutionnaire Marie-Angèle, et fourrez-la-moi dans le coin noir où maman met son charbon."
Didier saisit la fillette par le bras et tâcha de l'entraîner : mais elle résista avec énergie, et le gros garçon fut obligé d'appeler à la rescusse sa soeur et ses frères. Alors le tapage devint affreux ; des hurlements terribles furent poussés ; une table tomba et plusieurs chaises. Avertie par le tumulte, Mme Maubec s'élança dans la chambre en coup de vent. Quel tableau l Le directeur des postes et télégraphes gigotait, les quatre fers en l'air ; le gendarme, cramoisi et dépeigné, poussait vers le trou au charbon sa prisonnière ; le ministre de la justice jouait des poings en grinçant des dents, et la reine d'Andalousie et d'Auvergne, brandissant la tringle (son sceptre !) tapait dans le tas furieusement.
La voix de la repasseuse domina cette guerre civile.
"Qu'y a-t-il encore, démons ?
- C'est Marie-Angèle, affirma Flavie... Elle nous empêche de nous amuser, veut me reprendr la fève du gâteau, et nous à tous griffés ou mordus...Demandez à mes frères si ce n'est pas vrai.
- Très vrai, dirent en choeur les trois polissons.
Mme Maubec pinça les lèvres, enleva brusquement Marie-Angèle, traversa la boutique au pas de charge, et ne s'arrêta qu'au milieu du trottoir. Là, elle mit l'enfant à terre en criant :
"Tu attendras pour rentrer que je t'appelle !"
Collée contre le mur de la maison, la fillette croisa les bras, résignée. Elle ne pleurait plus, et pensait :
"Jamais reine ne fut aussi à plaindre que moi !" Son coeur batait à grands coups ; peu à peu le froid la pénétrait ; le vent glacial agitait autour d'elle ses cheveux ; sa pâleur augmentait encore l'éclat de ses yeux bruns aux longs cils, et vous ne sauriez croire à quel point, malgré sa souffrance, elle était jolie.
Tandis, que, grelottante, elle songeait à ses peines, vint à passer, emmitoufflée de riches fourrures, une dame sur le visage de qui la bonté et l'intelligence resplendissaient. A la vue de la petite, elle s'approcha soudain, regarda avec attention, et murmura, se parlant à elle-même :
"Le voilà donc, ce modèle que j'ai tant cherché !"
Puis, s'adressant à la pauvrette, elle demanda :
"Que fais-tu dehors, par un tel temps ? La place n'est pas tenable.
- On m'y a mise.
- Qui ?... Ta maman ?
- Je n'ai plus de maman.
- La personne qui s'occupe de toi, où loge-t-elle ?
D'un signe de tête, l'enfant indiqua l'obscur magasin de la repasseuse. La dame y entra tout aussitôt, et ne tarda guère à reparaîte, accompagnée de la mère Mauber, qui disait de sa voix mauvaise :
"Oui, certes, vous pouvez l'emmener et la garder jusqu'à ce soir ou même jusqu'à demain... Oh ! elle ne nous manquera pas, et je voudrais bien trouver quelqu'un qui me débarrassât pour toujours."
A l'instant, sa main dans la main gantée de l'inconnue, Marie-Angèle partit. Au coin de la triste rue, une voiture attendait : on y monta, et, moins d'un quart d'heure après, on arrivait devant une magnifique maison. La fillette s'assit dans une sorte de boîte capitonnée (un ascenseur !) qui, rapidement, quitta le sol, s'éleva très haut, s'arrêta au seuil d'une pièce étrange et somptueuse. Ah ! c'était là, mes amis, qu'il faisait clair ! L'une des parois était en verre ; des tableaux garnissaient les trois autres, et partout brillaient des étains et des cuivres, foisonnaient des meubles précieux.
Deux servantes accoururent, et une collation fut apportée, miraculeuse. Puis, la dame ayant donné un ordre, les femmes de chambre s'emparèrent de Marie-Angèle, et remplacèrent son humble robe déteinte par un vêtement de soie surchagé de broderies ; ensuite on la coiffa comme le sont les princesses dans les anciennes estampes, on posa sur sa tête une petite couronne d'or, et on lui mit enfin entre les doigts, non pas un sceptre, mais une rose - une énorme et merveilleuse rose rouge.
Pendant ce tmps, la dame (c'était, sachez-le, une illustre artist peintre, remplie de génie), avait roulé en pleine lumière un chevalet que supportait une large toile. On y pouvait voir, mais encore à l'état d'ébauche, un parc royal, des ombrages, des statues, des routes qui aboutissaient à un gigantesque palais. Au premier plan, tout près d'un bassin où nageaient des cygnes, marchait une fillette couronnée. Elle avait un costume splendide, mais on visage était à peine esquissé.
Ayant pris une palette et des pinceaux, la dame fit monter Marie-Angèle sur un tabouret, et dit :
"Redresse-toi, mignonne, et regarde fièrement... Attention ! tu t'appelles dona Maria, fille de Philippe II, roi d'Espagne, et tu te promènes, une rose à la main, dans les jardins de l'Escurial... Allons, soit majestueuse, petite reind !"
Le pinceau, à l'instant, caressa la toile, et Marie-Angèle, éblouie et charmée, vit peu à peu sa propre figure apparaître sur le tableau, en sorte que la princesse en peinture et elle-même se ressemblaient exactement.
Jusqu'à l'heure où le jour commença à s'obscurcir, l'artiste travailla avec ardeur, puis, au coucher du soleil, elle quitta sa palette, sourit au modèle, lui donna une grosse pièce d'argent, et déclara :
"On va te reconduire chez toi."
L'enfant ne répondit rien : une larme coulait le long de sa joue ; elle l'essuya discrètement. Cette larme, pourtant, l'aimable dame l'avait remarquée ; elle réfléchit une minute, et prononça, très émue :
"Eh bien, je te garderai jusqu'à ce que le tableau soit achevé."
Mais, pour achever le tableau, il ne fallut pas moins de trois mois, et, pendant ces trois mois-là, Marie-Angèle devint si chère à sa bienfaitrice que celle-ci, un matin d'avril, finit par dire :
"Mme Maube ne tient pas à toi ; moi, j'y tiens : ma foi, la belle infante, restons ensemble toujours."

Ivan D'URGEL


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Le singe et le crabe

Il était une fois un singe et un crabe. Un jour qu'ils se promenaient ensemble, le crabe trouva par hasard dans l'herbe une boulette de riz. Le singe, envieux de la chance du crabe, voulait aussi trouver quelque chose et examinant le sol, découvrit une graine de kaki. Mais il n'était pas satisfait avec sa graine de kaki, et voulait manger la boulette de riz que le crabe avait trouvée, aussi lui dit-il :

"Compère crabe, ne veux-tu pas échanger ta boulette de riz contre ma graine de kaki ? Une fois que tu auras mangé la boulette de riz, il ne te restera rien, mais si tu l'échanges contre ma graine de kaki, tu pourras manger de bons kakis tous les ans."

Le crabe réfléchit un peu, et se dit qu'effectivement il valait mieux avoir la graine de kaki; ils échangèrent donc leurs trouvailles. Le singe gourmand mangea immédiatement la boulette de riz, et chacun rentra chez soi.

Le crabe, une fois rentré chez lui, planta la graine de kaki dans un coin de son jardin. Tous les jours il l'arrosait, la cajolait, l'entourait de soins mais aussi la menaçait :

"Vite, vite, graine de kaki, fais des bourgeons; si tu ne te dépêches pas, je te pincerai!", et la graine de kaki se dépêcha de faire sortir ses bourgeons.

Ensuite, le crabe la pressa encore :

"Vite, vite, graine de kaki, deviens un bel arbre; si tu ne te dépêches pas, je te pincerai!", et la graine devint un bel arbre.

Et le crabe dit encore à l'arbre :

"Vite, vite, fais des fruits; si tu ne te dépêches pas, je te pincerai!", et l'arbre se dépêcha de faire pousser ses fruits. Les kakis mûrirent, et le crabe se dit :

"Enfin, je vais pouvoir manger des kakis. Comme ils ont l'air bons!"

Il commença à grimper à l'arbre, cliquetant de toutes ses pinces, mais il glissait sur le tronc et retombait par terre. Il eut beau essayer encore et encore, il retombait à chaque fois.

Sur ce, le singe arriva et voyant les beaux kakis, il eut envie d'en manger. Il dit au crabe :

"Comme c'est moi qui ait ramassé cette graine, j'ai le droit de manger des kakis."

Le singe grimpa lestement à l'arbre, et commença à se goinfrer de kakis, choisissant les meilleurs fruits, les plus rouges. Le crabe resté au pied de l'arbre lui demanda :

"Envoie-moi quelques fruits, je veux en manger aussi!"

Le singe choisit un fruit encore vert, tout dur, et le lança de toutes ses forces sur le crabe, dont la carapace vola en mille morceaux. Constatant que le crabe était mort, le singe s'enfuit.

Les enfants du crabe sortirent alors de sous la carapace brisée de leur pauvre maman et se mirent à pleurer.

Entendant les petits crabes pleurer, une abeille vint leur demander ce qui leur arrivait.

"Petits crabes, pourquoi pleurez-vous donc?"

"Notre mère est morte; le singe l'a tuée.", répondirent-ils en pleurant.

"Quel méchant singe.", pensa l'abeille.

A ce moment, une châtaigne arriva et s'enquit de ce qui se passait :

"Petits crabes, pourquoi pleurez-vous donc?"

Quand la châtaigne apprit que le singe avait tué la mère des petits crabes, elle pensa, comme l'abeille, que le singe était bien méchant. L'abeille et la châtaigne se disaient qu'il fallait punir le singe, lorsqu'un mortier arriva. Elles lui racontèrent comment était mort le crabe, et tout le monde était d'accord qu'il fallait punir le singe. Enfin une bouse de vache vint se joindre à eux, et ils décidèrent tous ensemble de venger la mort du crabe. Les compagnons partirent donc pour la maison du singe.

Les petits crabes, l'abeille, la châtaigne, le mortier et la bouse de vache arrivèrent chez le singe. Celui-ci était absent, et ils profitèrent de cette aubaine pour tendre leur piège : la châtaigne se cacha dans le foyer, les petits crabes dans le baquet d'eau et l'abeille se posta au-dessus de la porte. Enfin, le mortier s'installa sur le toit de la maison et la bouse de vache sur le pas de la porte. Chacun se tint silencieusement à son poste, attendant le retour du singe.

Le singe rentra enfin, grommelant

"Brr, qu'il fait froid ici!".

Il s'assit au coin du feu pour se réchauffer, et à ce moment, la châtaigne brûlante lui sauta sur le dos.

"Aïe, aïe!". Le singe, gémissant de douleur, se précipita vers le baquet d'eau pour asperger sa brûlure; alors les petits crabes sortirent de l'eau et le pincèrent de toutes leurs forces. Le singe, poussant des hurlements, s'enfuit et lorsqu'il arriva à la porte, l'abeille qui se tenait prête le piqua très fort sur la tête. Le singe fou de peur et de douleur tenta de s´échapper, glissa sur la bouse de vache qui se trouvait sur le pas de la porte, et s'étala de tout son long. Le mortier qui attendait, sur le toit, tomba dans un grand fracas et aplatit le singe comme une crêpe.

C'est ainsi que les compagnons vengèrent la mort du crabe.