Nouvelles:

Nouvelle version 2024 du forum installée  !

Menu principal

Contes d'ici et d'ailleurs

Démarré par bunni, 18 Septembre 2012 à 00:22:36

« précédent - suivant »

bunni


Petit-Dé

Petit-Dé habitait tout au fond du val d'Acherloo, dans la contrée qui s'étend entre les pâturages et le marais. Il devait son surnom à la petite campanule bleue en forme de dé qu'il portait à l'extrémité d'un long chaume planté sur son bonnet, et qui sonnait clair dans le vent. De son métier, Petit-Dé était vannier et tresseur de paille. Comme il avait un heureux caractère, il chantait tout en confectionnant des objets qu'il décorait ensuite tels des œufs de Pâques. Et, le soir, il faisait le tour des fermes et offrait sa marchandise aux paysans. Mais les jeunes filles le fuyaient car le pauvre garçon était bossu. Cette infirmité faisait jaser les gens qui murmuraient que Petit-Dé pouvait bien avoir conclu un pacte avec les méchants esprits et insinuaient même qu'il préparait des breuvages maléfiques. Jerne, l'orgueilleuse fille d'un paysan, était la plus acharnée. Chaque fois qu'elle le rencontrait, elle lui disait: « Ote-toi de mon chemin, tu es si laid que tu me rends malade ! » Une fois, Petit-Dé, qui n'avait vendu qu'un seul chapeau de paille, se sentit fort mélancolique. C'était bien tard et il devait rapporter toute sa marchandise à la maison. La route était longue et la charge pesait lourdement sur sa bosse. Il déposa son fardeau au pied d'une colline et, vaincu par la fatigue, s'étendit dans l'herbe. Le sommeil le gagna alors qu'il regardait tristement la lune. Mais à peine avait-il fermé ses paupières que des voix mélodieuses se firent entendre, pareilles aux sons de la harpe. D'où provenait ce chant si doux ? Il semblait sortir dé la colline et Petit-Dé perçut nettement, à deux reprises, ces mots: « Lune d'or sur les vagues d'argent... » II se leva et prêta l'oreille, partagé entre l'étonnement et la crainte. « Bien sûr, pensa-¬t-il, je me suis adossé à la colline aux elfes, et comme il est minuit, les lutins dansent leur ronde. »

Un instant après, la mélodie retentit de nouveau. « N'en savent-ils pas plus long?» se dit Petit-Dé qui était tout oreilles. Puis il se mit à chanter doucement avec eux:
« Lune d'or sur les vagues d'argent. » et il poursuivit avec ferveur alors que le chœur souterrain s'interrompait : « Belle, tu vogues au firmament. »
La colline devint tout à coup silencieuse. Les brins d'herbe et les feuilles s'immobilisèrent. On eût dit que les elfes, surpris, retenaient leur souffle. Puis une trappe, dissimulée sous la verdure, grinça et livra passage aux lutins qui, jolis comme des angelots, dansaient, chuchotaient, pépiaient. Frappant des mains, ils entourèrent Petit-Dé en poussant des cris de joie : « Grâce à toi, le chant est maintenant deux fois plus long et mille fois plus beau ! » Et sans qu'il pût se défendre, ils l'entraînèrent à l'intérieur de la colline. « Laisse-nous t'examiner, lui dirent-ils en riant. Qu'as-tu là pour une bosse? Une, deux, trois : la voilà partie. Que portes-tu là pour un habit déchiré ? Une, deux, trois : te voici revêtu d'un pourpoint resplendissant. Tu ne possèdes qu'une misérable chaumière dans le val d'Acherloo ? Une, deux, trois : voici pour toi une jolie maisonnette avec une vache et un petit chien joueur qui t'accueillera en aboyant. » Pour finir, ils entonnèrent encore une fois leur fameux refrain. Petit-Dé se mit à bâiller. Mais comme il ne voulait pas s'assoupir et être contraint de rester dans la colline aux elfes, il se secoua... et s'éveilla. Car il s'était endormi et avait rêvé toutes ces merveilles.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Petit-Dé ouvrit les yeux. Une larme de regret
lui coula le long de la joue. Mais c'était si beau, même en rêve, d'être débarrassé de sa bosse qu'il se sentit, malgré tout, frais et dispos. Il abaissa son regard et, à sa grande surprise, se vit revêtu du splendide, pourpoint que les elfes lui avaient donné. Il se tâta le dos: ô miracle! sa bosse avait disparu. Eperdu de reconnaissance, le jeune homme s'écria : «Merci du fond du cœur, chers petits lutins! »

Comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit que les elfes avaient transformé le vannier, et chacun trouva que l'heureux Petit-Dé avait mérité ce bonheur. Seule Jerne, l'orgueilleuse, ne partagea pas la joie générale. Jaune d'envie, elle affirma : « Le drôle a menti, c'est le diable qui lui
est venu en aide ; j'irai le dire aux elfes. » Vers minuit, elle se glissa près de la colline et attendit avec impatience la ronde des lutins. Les elfes chantaient, comme la veille :
« Lune d'or sur les vagues d'argent, Lune d'or sur les vagues d'argent. »
Jerne unit sa voix aux leurs, puis ajouta :
« Mais je crois que Petit-Dé ment. » « Qui trouble notre chant ? » s'écrièrent les elfes. Quittant aussitôt la colline, ils entourèrent la méchante Jerne. Mais cette fois, ce n'était plus une ronde joyeuse. Sans lui laisser le temps de s'expliquer, ils entraînèrent la jalouse dans leur demeure souterraine. La bosse était dans un bocal de verre. Ils la prirent et la fixèrent dans le dos de Jerne, entre les épaules. Puis ils poussèrent la jeune fille vers la porte et la chassèrent. Et c'est en pleurant amèrement qu'elle rentra à la maison. - Dès lors, Petit-Dé fit de bonnes affaires. Tout le monde l'aimait. Au cours de ses tournées, quand il allait de porte en porte, offrant ses paniers et ses chapeaux, et qu'il passait chez Jerne, il la consolait en disant : « Prends patience i Je t'apprendrai un jour un beau refrain afin que les elfes aient pitié de toi et te délivrent de ta bosse. »


bunni


Les Trolls et le festin nuptial

Il y a de cela si longtemps que personne ne s'en souvient peut-être plus, vivaient dans le Grand Nord, là où l'océan glacé balaie les côtes rocheuses, d'étranges nains : les trolls. De la taille de jeunes écoliers, ils ne se différenciaient aucunement des hommes, si ce n'est par leur long nez et leur peau basanée. Certaines gens prétendaient qu'ils avaient aussi de minuscules queues, mais personne ne réussit jamais à les voir. Les trolls portaient en effet de larges pantalons flottants sur lesquels tombaient les pans d'une veste rouge aux grands boutons de cuir. Leur tête était couverte d'une bonnet à pompon qu'ils troquaient parfois contre un large chapeau magique : dès qu'un troll coiffait ce chapeau, il devenait invisible.

Ils vivaient en paix avec les hommes, les secondant même à l'occasion. Mais quelquefois, ils étaient pris d'une faim soudaine, une véritable boulimie : dans ces moments-là, ils mettaient leur chapeau magique et se glissaient dans les garde-manger ou dans les caves où se trouvaient les réserves de nourriture. Personne ne pouvant les voir, ils festoyaient en toute tranquillité, vidant étagères et tonneaux. Ces visites laissaient généralement dans les maisons un beau désordre ! Pour se préserver d'un tel pillage, les ménagères devaient marquer du signe de la croix chaque aliment. Alors les trolls n'y touchaient point.

Un jour, un jeune homme nommé Swen vint s'allonger après son travail à l'orée du bois, et s'endormit. Bientôt, il fut réveillé par des voix sortant des fourrés voisins :

« N'as-tu pas vu mon chapeau ? » demandait l'une.

« Si tu ne le trouves pas, prends celui de grand-père, conseillait une autre. Cela ne fait rien s'il est trop grand pour toi. Seulement, dépêche-toi, le mariage a certainement déjà commencé !  »

Ce sont sans doute des trolls, pensa Swen. Le maire de la commune marie sa fille aujourd'hui et c'est pour cela qu'ils mettent leur chapeau : ils se réjouissent déjà à l'idée d'aller dérober la nourriture dans les assiettes des invités.

Bien que les trolls fussent invisibles, le jeune homme entendit parfaitement le bruit de leurs pas se hâtant vers le village, directement chez le bourgmestre. Il s'apprêtait à les suivre lorsqu'il aperçut dans les branches quelque chose de noir : c'était le chapeau qu'un des trolls avait vainement cherché. Le jeune homme le prit et se rendit lui aussi à la ferme du maire. L'orchestre jouait déjà et les invités festoyaient joyeusement.

Prenant place près des mariés, en bout de table, les trolls commençaient à manger avec une telle voracité que la maîtresse de maison ne suffisait plus à changer les plats vides. Les invités jetaient vers le jeune couple des regards étonnés :

« Sapristi, chuchotaient-ils, les mariés ont dû jeûner toute la semaine ! Regardez à quelle vitesse les mets disparaissent ! »

Swen, qui assistait à ce spectacle, ne put s'empêcher de sourire en entendant ces propos. S'approchant alors du maire, il lui remit discrètement le chapeau des nains en lui soufflant à l'oreille :

« Monsieur le Maire, mettez ce chapeau sur votre tête, et vous verrez quels hôtes inattendus se sont joints à vous ! »

Obéissant au jeune homme, le maire coiffa le chapeau et aperçut alors aux côtés des mariés deux trolls avalant goulûment les mets délicats. Il allait les chasser lorsque Swen l'arrêta. Il ne fallait pas fâcher les petits hommes. Mieux valait user d'astuce. Et il lui murmura quelques mots.

Ensuite, le garçon sortit de la maison par la porte de derrière, tandis que le bourgmestre, toujours coiffé du chapeau, reprenait sa place. D'autres invités avaient eux aussi la tête couverte.

Un instant après, Swen entra précipitamment dans la pièce et annonça, haletant :

« Bonnes gens, voici le comte en personne qui arrive pour féliciter les mariés ! »

Le silence se fit aussitôt et le maire dit d'une voix solennelle :

« Chers enfants, chers amis, cette visite de notre seigneur est pour nous un grand honneur. Recevons-le dignement. Ayez donc l'obligeance de vous lever et de vous découvrir. »

Donnant lui-même l'exemple, il ôta son chapeau de troll. Les invités en firent autant. Quant aux nains, impressionnés eux aussi, ils bondirent sur leurs pieds et enlevèrent également leurs larges chapeaux.

C'était le piège. A peine se furent-ils découverts en effet que les invités les aperçurent et comprirent pourquoi les plats servis aux mariés étaient si vite engloutis. Alors, avec de grands éclats de rire, ils chassèrent les trolls de la table. Mais la maîtresse de maison, bienveillante, les rejoignit dans le couloir, tenant la marmite de purée, pour en remplir leurs grands chapeaux : on n'avait encore jamais vu quelqu'un quitter un repas de noces les mains vides !

Les trolls ne s'en offusquèrent pas : c'était leur mets préféré ! Ils s'inclinèrent, pleins de reconnaissance, devant la maîtresse de maison et dirent en chœur :

« Ma foi, nous allons nous régaler ! Nous vous remercions de tout cœur ! »

Les gens de la noce, finalement, ne virent pas le comte. Mais cela ne les empêcha pas de festoyer, de chanter, de danser et de s'amuser jusqu'au petit matin.


bunni


La Fée, l'Ogre, et le Chapeau Magique

(1)- L'Ancêtre

Dans un lointain royaume dont on ne sait pas le nom, entre Bretagne et verte Erin, vivait un oiseleur. Il

capturait chaque jour, dans ses rets ou à la glu, quelques oiseaux étourdis qu'il vendait au marché.

Était-ce de les voir voleter de ça de là qui lui donna l'envie, toujours est-il que le soir tombé, en dépit de 

sa fatigue, le jeune Cédric s'essayait à la poésie. Certes, les plumes ne lui manquaient pas, ni l'encre, ni le

papier, mais son esprit, lui, ne quittait pas le sol. Les images couraient dans sa tête, mais au moment d'écrire, 

aucun mot ne venait. Les visions repartaient par la fenêtre. Elles rejoignaient les hirondelles qui se moquaient

de lui.

Dépité, Cédric vint consulter son grand-père, un alchimiste à la retraite qui finissait ses jours dans la

maison des vieux.

-Mon petit, l'inspiration est chose capricieuse, lui dit-il. Un voilier perdu au coeur des flots. Sujet à la houle

et au vent. Il y faut un solide gréement et un bon gouvernail. Elle se nourrit de passion et de raison. La

passion, c'est le vent. Sans lui, on ne peut avancer, mais en excès, la mâture craque. La raison, c'est la barre. 

Si tu la lâches, tu n'iras nulle part. Tu tourneras en rond ou tu chavireras. À toi de concilier ces deux aspects

de ta nature qui sans cesse se battent.

-Mais grand-père, vous qui savez tirer l'or du sable, vous avez bien une idée. Une méthode ? Une recette ?

-Hélas, Cédric, pas la moindre. Regarde-moi. Je suis âgé. Je mourrai d'ici peu. Mort et ignorant. Je ne

sais rien !

-Oh, grand-père...

-Si, si, je t'assure. Je n'ai d'alchimiste que le nom. Ce que l'Univers contient de semences éternelles, aucun

livre ne me l'a montré. Imposture ! Les sept pièces d'or qui me restent, je ne les ai pas créées. C'est le simple

résidu de la fortune héritée de mes parents que j'ai englouti dans une folle entreprise. Je te les donne. Je

serais capable de les boire ! Je te donne aussi mon âne, mon chat, et mon pigeon voyageur.

-Merci, grand-père. Mais qu'en ferai-je ?

-Et moi donc ! Tout ce que je sais, c'est qu'il existe au Ponant, près des falaises qui finissent la terre, un

cheval doté d'une paire d'ailes. Celui qui parvient à monter dessus s'envole avec lui jusqu'aux plus hautes

sphères du génie, dans une fougueuse cavalcade remplie de joie et de poésie. Alors, mon enfant, pars avec

ce que je t'ai donné, passe la rivière qui nous sépare des terres de l'Ouest, et va jusqu'à l'océan. Le feu de la

vie chauffe tes veines. Tu es jeune et fort. Tu réussiras là où j'ai échoué. Vas-y !

-La route est sans doute longue et périlleuse. Avec quels moyens puis-je me lancer dans un tel parcours ?

-L'âne te portera. Le pigeon sera ta boussole. Et le chat pêchera le poisson que tu mangeras, lorsque tu

seras lassé de tendre des pièges aux cailles. Quant à l'or, méfie-toi. N'en uses qu'en cas d'extrême urgence.

Ce vil métal attire sur soi le malheur. Si j'avais su ! Évite villes et tripots, et bois l'eau des sources. Allez, va !

(2)- Le Passeur

   Dès le lendemain, notre oiseleur partit avec ses trois animaux et ses sept pièces d'or, baluchon à l'épaule. Il

franchit donc la fameuse rivière. Comme il n'existait ni pont, ni gué pour traverser à sec, Cédric dut bien se

résoudre à payer les services d'un passeur. Le chat, qui n'aimait guère l'eau, se fit longtemps prier pour

monter sur le bac.

-Où te rends-tu donc, mon gars ? lui demanda l'homme, tout en tirant sur le cable.

-Je pars quérir l'inspiration au Ponant, là où vit un cheval ailé.

-Un cheval ailé ? Jamais entendu parler. Pourtant, des chevaux, j'en ai passé quelques uns. Pour moi, ce

sont des racontars. Ça n'existe pas.

Et quand on eut atteint l'autre rive et que Cédric l'eut payé d'une pièce d'or, lui d'ajouter, les yeux brillants :

-Mais tu es riche comme Crésus, dis-donc ! Avec tes habits rapiécés, ton baudet, ton chat et ton volatile,

je t'avais pris pour un pauvre paysan. Un cheval ailé ? Mais bien sûr ! À toi, qui as de quoi te payer tes rêves,

je peux bien le dire. Je ne voulais pas te donner de faux espoirs. Il existe. Même qu'il est blanc, que sa 

queue est longue et fourchue. Mon cousin tavernier qui tient commerce à deux lieues d'ici te le confirmera. Il

a déjà vu la bête. Juré sur le chapeau de la fée Astrid.

-La fée Astrid ?

-Oui, c'est une belle fée qui vit près d'une source. La légende dit que c'est la fille du soleil et de la neige,

d'où son teint très pâle. Son chapeau est une corne d'abondance. Quiconque s'en empare entasse vite les

trésors. Tout le monde voudrait le lui prendre. Faut-il encore la trouver !

(3)- La Potion

Cédric remercia le passeur et reprit sa route avec ses trois amis. L'âne avança sans trop de réticence tout

d'abord. Mais cela ne dura guère. À chaque fois que l'on abordait un tournant, la cadence tombait un peu plus

bas. L'animal n'en faisait qu'à sa guise. Son tempo se réglait au rythme des chardons qu'il mangeait, ou du

murmure d'un ruisseau qui le faisait repartir d'un coup, pour vite étancher sa soif.

Une roulotte les rattrapa. Deux chevaux la tiraient. Le conducteur, maigre comme un épouvantail, était vêtu

d'une redingote trop courte aux manches, et d'un grand gibus. Curieux personnage...

-Et bien, jeune homme, dit-il. Vous avez quelques difficultés à faire entendre raison à votre monture, à ce

qu'il semble.

-Oui. Et je me demande si je parviendrai à bon port !

L'attelage se gara en bord de route, et l'homme descendit. 

-Un problème avec votre âne ? dit-il. Qu'à cela ne tienne, j'ai la solution à vos ennuis. Je suis marchand de

potions, et, croyez-moi, j'ai celle qu'il convient d'administrer à cette bête rétive.

-Ah ?

-Oui. Permettez-moi de me présenter : Docteur Miracle.

C'était, en effet, ce que l'on voyait écrit en grosses lettres rouges sur le côté de la roulotte en bois qui

s'ouvrait en auvent. Comme pour les épiciers ambulants. 

Le Docteur prit place dans son officine et commença son numéro de camelot.

-Je suis, mon cher monsieur, le roi de la potion. Ici, tout pour la fièvre quinte, l'eczéma, la toux, les vers,

l'indigestion, la tristesse, la paresse ou l'insomnie.

-Et pour l'inspiration ? Celle des poètes ?

-L'inspiration ? Ah, pour cela, mieux vaut demander à Pégase.

-Pégase ?

-Oui, un cheval volant qu'il convient d'enfourcher les nuits de pleine lune. Né d'une goutte de sang de la

Méduse que répandit à terre le héros Persée. Il porte le tonnerre et les éclairs de Zeus. Lorsqu'il frappa de ses

sabots le sol, il fit jaillir le Mont Hélicon, demeure des muses, et la source Hippocrène où s'abreuvent les

poètes. Tagada, tagada, tagada, on peut l'entendre, écoutez !

-C'est bien lui que je cherche. Oui, c'est lui !

-Par ici ? On n'est pas vraiment chez les grecs.

-On m'a dit qu'il habitait les falaises du Ponant, près de l'océan.

-Mmmoui... c'est possible. Beaucoup de chevaux soignent leurs douleurs en bord d'océan. Mmmoui... J'ai

même une potion qui hâtera le pas de votre âne. Vous y serez demain ! Juré sur le chapeau de la fée Astrid.

Et le bon Docteur Miracle exhiba un flacon à Cédric qui mit main à la poche et paya d'une pièce d'or.

L'homme roula de grands yeux et reprit :

-Je n'ai pas la monnaie. Mais je vous offre, en supplément, une fiole de grand prix. Le sirop Vespetro. Avec

ça, vous digèrerez même les pierres. Pour l'âne, tout le flacon. L'autre, bien sûr.

Ayant dit, le Docteur Miracle saisit les rênes de ses chevaux et s'en alla, laissant l'oiseleur, ses bêtes, et

ses deux bouteilles.

Cédric but trois gorgées de Vespetro pour faire passer le poisson qui lui pesait sur l'estomac, et dilua

l'autre substance dans un seau d'eau qu'il donna au baudet. À peine remonté dessus, l'animal se cabra et

partit au galop. Cédric se retrouva par terre, l'âne déjà loin devant. Et pour achever le tableau, une diarrhée 

lui tordit les entrailles et il courut se soulager bien vite : VESPETRO.

-Sale bonimenteur ! hoqueta l'oiseleur, la face à moitié verte. Si je le retrouve, je lui donne à boire toute la

fiole.

Mais le Docteur Miracle s'était évanoui dans la nature, et l'âne avec lui, et lui avec l'âne.

(4)- L'Ivresse

C'est donc à pieds que se poursuivit la quête de Cédric. La journée avançait plus vite que son équipage.

Comme il était las, il ne se voyait pas traquer les oiseaux ou remanger du poisson. Alors il se souvint de la

taverne que tenait le cousin du passeur, et dont se profilait enfin la cheminée.

-Tant pis, se dit-il. J'en suis quitte pour une troisième pièce d'or. Pardon, grand-père. Mais j'ai l'écuelle aux

dents et mon ventre n'attendra plus.

La taverne n'avait rien d'un restaurant de luxe, mais c'était la seule aire de repos trois lieues à la ronde.

Cédric laissa son chat et son pigeon, qui s'entendaient à merveille, et entra.

Trois tables et le comptoir. Deux tables occupées. L'une par des joueurs de dés, l'autre par trois hommes à

la mine patibulaire, les dents noires et mal rasés. 

Cédric s'assit à la table vide.

-Ah ! un double six, pour une fois. Ça serait bien que j'y arrive, dit un joueur de dés.

-Tu n'as qu'à souffler sur tes doigts, lui dit son vis-à-vis en ricanant. Qui sait ? Peut-être que l'inspiration te

viendra.

-L'inspiration ! C'est justement ce qu'il me faut ! s'écria l'oiseleur.

-Et pour monsieur, ça sera ? lui demanda sur un ton insistant le tavernier. Vous avez de quoi, j'espère.

Le tavernier se méfiait du nouvel arrivant et de son aspect piteux.

-Mais oui. Tenez, une belle pièce d'or.

Les trois compères assis à la table voisine se regardèrent sans mot dire. Puis l'un d'entre eux se leva et

parla :

-Ce jeune homme nous fera-t-il l'honneur de manger et trinquer avec nous ?

-Trop aimable. Bien volontiers. Aubergiste, un pichet de rouge et du pâté !

-Un pichet ? rigola l'homme. Peuh, peuh, peuh ! Buvez plutôt avec nous de ce vin-ci. Il contient tout l'esprit

de la pomme. La meilleure eau de vie. Très bon pour l'inspiration. Je vous ai entendu, tout-à-l'heure. Alors,

comme ça, on veut capturer le génie ?

-Oui. Je suis oiseleur et poète. Et je cherche aussi le cheval Pégase. Un cheval avec des ailes. Il paraît

que monsieur l'aubergiste l'a déjà vu, d'après son cousin passeur. Blanc, avec une longue queue fourchue.

-Bien sûr, dit le tavernier. Même qu'il a une langue verte et des griffes aux sabots. Une sacrée bonsoir de

bête. J'ai dû me pincer pour m'assurer que je ne rêvais pas. Sur le chapeau de la fée Astrid, je le jure.

Et Cédric but tout le génie de la bouteille d'eau de vie. Nul doute qu'il eut son content de visions. Puis il

sortit en titubant de la taverne, après s'être acquitté de son dû.

Il n'eut pas marché trois cents mètres avec ses deux acolytes, que les trois brigands l'eurent rejoint. Un

coup de bâton sur le crâne, on prit les quatre écus restants, et la messe fut dite.

Les larrons prirent la fuite sans se soucier du sort de leur victime, raide étendue. Ils allèrent porter tout droit

leur butin au repaire de l'ogre qui les commandait. Un grand ogre. L'un de ces géants dont on dut se servir

pour déplacer les mégalithes de Stonehenge.

-Comment ! tonna-t-il. C'est là, vils coquins, tout le produit de vos oeuvres du jour ? Vous avez intérêt à

vous rattraper demain. Sinon, c'est les chiens et la chasse à courre !

L'ogre avait une passion. Non seulement, sa cupidité le poussait à s'emparer du bien d'autrui par n'importe

quel moyen, mais sa rapacité se doublait d'une cruauté sans égale. Il prenait plaisir à chasser dans les bois

ses prisonniers après les avoir relâchés, puis lancé sur eux ses chiens, arbalète en mains. Une espèce 

de Comte Zaroff. Après quoi, il les dévorait en compagnie de ses pareils, au cours de sinistres festins. C'était

un ogre, quoi. Un vrai.

-Et pendant que j'y songe, reprit-il. Le stupide cheval que vous m'avez apporté l'autre soir ne me sert à

rien. Je suis trop grand pour le monter. Je le mangerai donc sous peu. Mais je veux que vous me rameniez la

fée Astrid et son chapeau magique. Ratissez toutes les sources jusqu'à ce que vous la trouviez. Et dare !

Depuis qu'on me vante les délices de sa tarte aux pommes, je voudrais bien en savoir le goût.

bunni

La Fée, l'Ogre, et le Chapeau Magique (suite et fin)

(5)- La Douceur

Cédric gisait sur l'herbe. Ses oreilles sifflaient, sa tête était en feu, ses membres endoloris. C'est à ces

détails qu'il conclut qu'il vivait toujours. On ne souffre pas, au Paradis, du moins à ce qu'on dit.

Soudain, une merveilleuse vision qu'il ne devait pas à l'eau de vie lui fit oublier qu'il avait mal. Une

apparition. C'était une très belle jeune femme. 

Simplement vêtue d'une tunique blanche, elle allait pieds nus. La lumière du crépuscule aux doigts dorés

qui la frappait de dos l'enveloppait d'une douce aura. 

Sa peau était d'un blanc laiteux, ce qui la rendait irréelle.

-Ne bougez pas ! dit le fantôme. Je vais vous soigner.

Et la dame passa sur le front et les tempes de Cédric un linge qu'elle avait trempé dans la fontaine

avoisinante. Puis elle frappa des mains. Aussitôt apparut une biche, et, chose étonnante, elle se laissa traire

comme on l'eût fait avec une chèvre. Une fois le pot rempli, elle fit boire le lait à Cédric à petites lampées, en

lui soulevant sa tête avec douceur.

-Là, ça va aller mieux, dit-elle de sa voix suave. Allez dans ma cabane. Pas trop vite. Vous y dormirez

jusqu'à ce que vous recouvriez vos forces.

Alors que Cédric s'installait sur une litière rembourrée de paille, il avisa la porte de la cabane où était

suspendu au crochet un joli chapeau noir. L'un de ces chapeaux que portent les dames bien nées quand elles

vont à l'hippodrome le dimanche.

-La fée Astrid, c'est donc vous ? dit-il à la belle.

-Astrid, oui. Mais fée, certainement pas !

-Le chapeau ?

-Je sais ! Il ne cadre pas avec ma garde-robe de chevrière. C'est tout ce qui reste du temps que j'étais

princesse dans un autre pays. J'étais si malheureuse que je résolus de m'enfuir. Et voilà.

-Tout le monde dit que vous êtes une fée, que votre chapeau est magique, et qu'il comble de richesses

celui qui le possède.

-Sauf moi ! Ah, les hommes et leur imagination enfièvrée ! Ils voient en moi des tas de choses délirantes.

L'un croit que je suis une déesse, un autre une muse. Ou bien sa mère. Ou sa fiancée. Ou pire ! Une jeteuse

de sorts, ou qui sait quoi. En vérité, ils ne projettent sur moi que leurs désirs ou leurs craintes. Je ne suis rien

de tout cela, mais allez le leur dire ! La plupart ne m'ont jamais vue. Aucun ne me prend pour ce que je suis,

hélas. Et maintenant dormez ! Assez parlé. Buvez cette tisane, et au lit !

Le lendemain, une odeur qui mettait en appétit arracha Cédric du sommeil. Signe évident de guérison.

-Venez manger ! lui dit la belle Astrid.

-De la tarte aux pommes, du fromage de chèvre et du cidre ? Vous me gâtez, charmante fée !

-Pourquoi diable persistez-vous...

-En cet instant, je le veux croire. Sans vous, je serais peut-être mort sur la route. Alors oui, pour moi, vous

êtes la fée Astrid. Ma bonne fée. S'il y a un service que je puisse vous rendre, une chose qui vous ferait

plaisir, demandez, exigez, je suis votre obligé.

-Mangez la tarte, en attendant.

Ayant mangé, ayant bu, l'oiseleur considéra, non sans regret, qu'il devait mener à terme sa quête.

-Gente dame, lui-dit-il. Je m'en vais au Ponant chercher un certain cheval blanc nommé Pégase. Dès mon

retour, je passe vous voir.

-C'est ce qu'ils disent tous, soupira la fée en levant les yeux au ciel, mais jamais ils ne reviennent.

L'inspiration, qu'est-ce qu'ils ont tous avec ça ? Pour moi, c'est ce que je vis dans l'instant. L'air que je respire,

le clapotis de l'eau, le bêlement des chèvres, la libellule qui passe. Que ne donnerais-je pour être libellule ? Et

vous aussi, vous voulez mon chapeau ?

-Certes non ! Juste votre sourire. Et je vous laisse en gage de ma promesse mon pigeon voyageur.

Enfermez-le dans une cage ou attachez-lui une patte, qu'il ne me suive pas. À la moindre difficulté,

relâchez-le: il me retrouve et j'accours.

(6)- La Logique

Et Cédric reprit la route avec son chat, le seul ami qui lui restait. Tantôt il le portait dans un panier d'osier

que lui avait donné Astrid, tantôt il le laissait trotter à ses côtés.

Quand ils eurent cheminé une demi-journée, alors qu'ils se substantaient tous deux à l'orée d'un bois avec

des poissons que la bête avait pêché dans un ruisseau des environs, se présenta un pèlerin. La fumée du feu

avait dû l'attirer.

L'homme était maigre, ascétique voire, portait une très longue barbe, et il marchait en s'aidant d'une canne.

Ou plutôt, il boîtait.

-Auriez-vous la bonté de me faire l'aumône d'un poisson, mes amis ? demanda-t-il. Je vous donnerai

quelques baies que j'ai ramassé en forêt.

-C'est une cause entendue. Bienvenue, dit Cédric. Vous n'habitez pas dans le coin ?

-Non. Dans ce pays de fous, j'aime autant pas ! Je suis un logicien de l'Université en pèlerinage pour

méditer sur le pragmatisme.
-Le pragmatisme ?

-L'art de la raison pratique et du principe de réalité. Toute entreprise peut aboutir, dès lors qu'on la

décompose en étapes simples et claires pour l'esprit. On peut tout expliquer par A plus B. La fantaisie n'existe

pas. C'est le refuge et la consolation des faibles et des idiots. Quant au rêve, il n'est que perte de temps.

-Et l'inspiration ? Le cheval ailé...

-Des fables, jeune homme, des fables. Vous n'y croyez pas, j'espère ! Un grand garçon comme vous,

voyons !

Et tandis qu'il expliquait le pragmatisme, le logicien dévorait à belles dents tous les poissons que le chat

avait pêché. La logique mange bien, dès qu'elle en a l'occasion.

-Et où dirigez-vous vos pas ? reprit le barbu d'université.

-Euh... nous cherchons la falaise au bord de l'océan, au-delà de cette forêt. Vous savez quel sentier y

mène au plus court, monsieur ?

-Professeur. Non, mais je connais deux arbres qui, à la croisée de deux routes vous l'indiqueront. Je sais

un plan infaillible pour les interroger.

On partit, clopin-clopant, vers les deux arbres en question. Alors qu'ils marchaient, le professeur expliqua

que le chêne et le hêtre se disputaient sans cesse, et que pour se contrarier l'un l'autre, chaque arbre disait

toujours l'opposé de son rival. Ils furent vite en vue. Enfin, autant que la canne du logicien le permettait.

-Noble chêne, questionna le barbu, si je demandais à ton voisin le hêtre quelle est la route pour l'océan,

laquelle indiquerait-il ?

Et le chêne remua l'une de ses branches qui pointa l'un des deux chemins formant la fourche.

-Jeune homme, prenez l'autre. C'est assurément le bon. Bonne route. Je ne vais pas là-bas. Je déteste la

mer.

-Vous croyez que...

-Je ne crois pas, je sais. Le contraire du faux, c'est le vrai ! L'un des arbres ment. Par conséquent, il faut

entendre le contraire de ce qu'il dit. Allez, c'est par là ! Tout se démontre par A plus...

Floup ! Le logicien s'empêtra dans une racine qu'il n'avait pas vue, et s'étala de tout son long. Le chat prit

peur et partit en courant sur le mauvais chemin.

-Reviens ici, toi, lui cria Cédric, c'est de l'autre côté !

Mais le chat ne voulait rien entendre. Il s'enfonçait plus avant, fuyant le professeur. Ne voulant pas le

perdre, Cédric lui emboîta le pas. Et qui prouvait que le logicien eût raison ? La logique aussi, pouvait boîter.

Les arbres mentaient peut-être tous les deux. À supposer que le chêne eût parlé, plutôt que les aléas du vent 

dans les branchages...

(7)- La Captive

Cependant l'ogre était dans son château en bord de mer, au bout de la lande couverte de salicorne et

d'ajonc nain. Ses émissaires avaient fini par capturer la fée Astrid. Elle était enfermée dans une chambre, au

troisième étage de la grande tour.

-Mais que vois-je ici, un pigeon ? demanda l'ogre à la damoiselle, désignant une cage, l'oeil gourmand.

-Je vous préviens, méchant ogre, dit Astrid, que si vous touchez à cet oiseau, pas de tarte aux pommes !

-Ça va, ça va. De toutes façons, il n'est pas bien gras. Donnez-moi votre chapeau, la fée, que j'invoque la

richesse.

Comme s'il n'était pas assez riche ! Plus tu as, plus tu prends ; moins tu as, plus tu donnes. Va savoir. Et

l'ogre sortit avec le couvre-chef en grommelant.

Sitôt seule, Astrid se rappela de la promesse de Cédric. C'était le moment ou jamais de voir s'il la tiendrait.

Et elle libéra le pigeon qui s'enfuit par la fenêtre en direction de la forêt.

C'est pour se repérer dans cette même forêt à la même heure du jour, que Cédric grimpa sur la cime d'un

grand arbre. Lorsqu'il eut scruté l'horizon et eut enfin vu moutonner l'océan, et qu'il redescendait à terre, un

oiseau se posa sur son épaule. C'était le pigeon d'Astrid que l'oiseleur, qui savait son métier, reconnut aussitôt.

-Dis-moi un peu, lui dit-il, où se trouve ta maîtresse ?

L'oiseau ne se le fit pas répéter. Il voletait d'avant en arrière pour presser le pas de Cédric et du chat, et les

amena jusqu'aux grilles du château de l'ogre. Hélas, les molosses étaient là, eux aussi, et mieux valait ne pas

s'y frotter.

Or le chat fut frappé d'un soudain coup de génie. Il se faufila entre les barreaux et partit le long de l'enclos,

entraînant après soi toute la meute des chiens. Puisque la voie était libre, l'oiseleur escalada le mur et traversa

le parc en direction des écuries où il entra, tandis que le pigeon regagnait la fenêtre d'Astrid.

Entendant hennir et renâcler derrière une porte, Cédric l'ouvrit. Plus vif que la poudre, un cheval en sortit. Il

ne demanda pas son reste et se sauva. Le jeune homme n'eut pas le temps de vérifier s'il portait des ailes,

mais à la vitesse où la bête avait jailli, le doute n'était pas permis. C'était sûrement Pégase ! Même de 

sauter par dessus le mur d'enceinte, fut pour lui jeu d'enfant. 

Ayant suivi du regard le manège du pigeon, Cédric se hissa le long du lierre qui tapissait la tour et pénétra

dans la chambre d'Astrid.

-Insensé que vous êtes, grand fou ! dit la dame. La pièce est fermée à clé. L'ogre peut surgir à tout

instant. Fuyez avant qu'il ne vienne.

-Sans vous ? Jamais, madame ! Maintenant que je vous ai retrouvée, je ne vous quitte plus.

La porte de la chambre tourna vivement sur ses gonds. L'ogre, qui avait tout vu, apparut. Il était fort en

colère.

-Tonnerre, feu de l'enfer, puissance des ténèbres ! Par la barbe de Polyphème, ah, je vous y prends !

C'est toi, saleté de pigeon, qui m'as ramené cet homme ? Tiens, tu vas voir !

L'ogre enfourna l'oiseau dans sa bouche et l'avala sans mâcher. Et, crachant des plumes au fur et à

mesure qu'il parlait, il ajouta :

-Alors on voulait roucouler avec mademoiselle et me fausser compagnie ? Et bien, puisque c'est comme

ça, demain, je vous courserai avec mes chiens dès l'aube. Tant pis pour les tartes aux pommes. Moi, du

moment que j'ai le chapeau magique... En attendant, je vous boucle à la cave.

Et l'ogre jeta au cachot l'oiseleur et sa fée.

( 8 )- Chasse à Courre

Le lendemain, la chasse à courre fut lancée dès que pointa le jour. L'ogre lâcha les deux prisonniers en

lisière des bois. Ayant compté vingt bonnes minutes, taïaut ! taïaut ! il envoya ses chiens. Il leur emboîta le

pas, l'arbalète aux mains, bien décidé à manger de la chair humaine à midi. Le rustre portait même le chapeau 

d'Astrid sur sa tête. Sans doute voulait-il s'attirer les grâces de ce bon Saint Hubert.

Pendant ce temps, les deux proies couraient à perdre haleine, s'égratignant aux ronces, affolées par cette

traque qui ne leur laissait aucun choix. Les aboiements se rapprochaient. L'étau se resserrait. L'issue serait

fatale, proche le hallali.

-Je ne peux plus, j'abandonne ! dit Astrid. Partez, laissez-moi. Fuyez !

-Jamais. Je reste à vos côtés. À la vie, à la mort.

Et Cédric, l'âme remplie de remords, battant sa coulpe, ajouta :

-Hélas, ma mie, dans quelle situation vous ai-je mise ? Que ne suis-je resté auprès de vous lorsque vous

m'avez soigné ? L'ogre ne vous aurait jamais trouvée. Nous serions libres et heureux. Mais, dans ma folie, je

me suis entêté à quérir le cheval volant. Chimère ! J'avais la prétention d'être poète. Quel idiot, mais quel 

aveugle ! Alors que toute la poésie du monde est enclose en vos yeux.

-Ne vous frappez pas, mon ami, répondit la belle Astrid. Contre les arrêts du destin, personne ne peut rien.

Acceptez votre sort sans faiblir. Comme un homme que je sais vaillant. Je suis contente de vous avoir connu.

Vous m'avez donné des émotions d'une rare intensité. Vous m'avez attendrie. Je pensais ne jamais vivre 

cela. Songez que nombre d'humains sur cette terre ne connaissent pas même un quart d'heure de félicité.

Merci d'avoir croisé ma route. Sans vous, je me serais ennuyée.

-Mais nous allons mourir ! 

-Qu'importe, nous sommes éternels. Et quand une fleur meurt en forêt, aussitôt ailleurs, une autre

repousse. Le cycle de la vie jamais ne s'interrompt, et pour toujours, nous resterons liés dans la ronde des

étoiles. Les chiens ne devraient plus tarder...

Un bruit coupa net le dialogue. Cela venait d'une clairière toute proche. Un reniflement de bête. Des coups

sourds martelaient le sol, comme si la terre eût un coeur qui battait. Puis un hennissement. Un cheval. Mais

non. Le cheval ! Celui qu'avait libéré Cédric au château. Il tournait en rond et semblait dire aux deux fuyards :

-Venez ! Venez ! Grimpez sur mon dos et partons tout de suite.

Aussitôt fait. L'animal partit en trombe. Un boulet de canon. Juste le temps d'agripper qui la crinière, qui la

hanche de l'autre.

Et le cheval courut, courut, courut si vite, que par instants, il donnait l'impression de voler. Aucun risque

d'être rejoints. Et alors qu'ils débouchaient sur la lande, ils aperçurent le chat qui rameutait les chiens vers

l'ogre, lesquels excités, l'égorgèrent sans le reconnaître, le laissant roide mort. Car le matou avait sauté 

d'un arbre et s'était sacrifié pour que son maître gardât vie.

Ainsi Cédric perdit son dernier ami, mais gagna le coeur d'une fée. Que le cheval qu'il montait en cet

instant se nommât Pégase ou non, importe peu. L'oiseleur avait à présent assez vécu pour écrire toutes les

histoires qu'il voudrait. À commencer par la sienne. Pour l'inspiration, il n'aurait qu'à contempler le beau 

visage d'Astrid. Et la suite ? Le bonheur ne se raconte pas : il se vit. Quant au chapeau, nulle nouvelle. Les

chiens durent s'en régaler.



FIN

bunni


Les trois fleurs et l'arc-en-ciel

Il était une fois, au fond d'une vallée verdoyante, un grand pré rempli de fleurs des champs. Des marguerites, des boutons d'or, des bleuets, des coquelicots, des pâquerettes... Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les tailles, depuis le ras du sol, jusqu'aux premières branches basses des arbres qui bordaient la prairie. La vue de ce parterre coloré procurait une délicieuse sensation de paix et de sérénité. Personne ne restait insensible à ce tableau champêtre.

De part et d'autre, les montagnes s'élevaient doucement vers un ciel souvent bleu. Le relief ne montait pas très haut, juste ce qu'il fallait pour rompre la monotonie d'un paysage trop plat et nu. Au petit matin, de fins nuages frôlaient les courbes arrondies des cimes, laissant prévoir un temps clément. 

Sur un côté du pré, une rivière partageait le terrain. Elle courait allègrement, descendant d'une montagne plus élevée, située un peu en arrière. Son chant joyeux rythmait la douceur de la vie dans cet endroit paisible.

Ce n'était pas le Paradis, mais quand même, cela lui ressemblait beaucoup !

Un matin de juin, le ciel se couvrit de gros nuages gris, annonçant le mauvais temps. L'orage menaçait, le vent soufflait, courbant toutes les fleurs presque jusqu'au sol.  Il allait sans doute pleuvoir bientôt. La rivière grondait un peu, heurtant les bords plus violemment que d'habitude en faisant jaillir partout des gerbes d'eau sur les fleurs déjà malmenées. Une sombre journée commençait...

CHAPITRE   PREMIER

Tout au bord de l'eau, trois fleurs tentaient d'ouvrir leurs corolles au même moment. Elles montraient leur jeunesse par la finesse de leurs tiges et leurs feuilles vert tendre. Seulement, l'absence de soleil ce jour-là ne les aidait pas. Pourtant, il leur tardait de voir enfin ce qui se passait autour d'elles !
Il y avait un coquelicot, un bleuet et un bouton d'or. Dame Coquelicot, plus téméraire que les autres, souleva doucement un de ses larges pétales, et regarda intensément. Ouvrant un œil tout rond, elle fut surprise par la violence du courant qui les éclaboussait. Elle rabaissa vite la « fenêtre » ainsi entrouverte, et raconta aux deux autres ce qui se passait.
A son tour, Tonton Bleuet essaya de découvrir le paysage, mais il prit une gerbe d'eau glacée qui le fit plier, et il décida d'attendre un meilleur moment !

Bouton d'or, plus effronté, ouvrit carrément sa corolle. La curiosité l'avait emporté, et il fut ébloui par ce qu'il vit. Les éléments se déchaînaient au-dessus de lui, les nuages filaient à une vitesse folle dans un ciel tourmenté, le vent sifflait, courbant toutes les herbes et les fleurs du pré, et la rivière hurlait sa joie de courir si vite. Le spectacle qui s'offrait à lui le fascinait. Il s'empressa de secouer ses voisins qui, à contre cœur, s'ouvrirent...

Dame Coquelicot faillit s'envoler ! Ses larges pétales ressemblaient à des voiles offertes au vent qui ne demandait qu'à les emporter ! Tonton Bleuet, prudent, tenait sa corolle bien serrée, pour éviter tout incident. Pendant ce temps, Bouton d'or jubilait. Pour son premier jour, il était ravi !

Sa tige le démangeait, alors, n'y tenant plus, il tira et partit le long de la rivière. Eberlués, Dame Coquelicot et Tonton Bleuet, ne voulant pas le laisser seul, firent de même. Et voilà nos trois amis, poussés par le vent, entreprenant de découvrir leur territoire. La marche n'était pas aisée. Le vent les forçait souvent à se coucher au ras du sol, en tenant leurs corolles. La pluie les trempait, sans parler des gerbes d'eau que leur envoyait généreusement la rivière. Ils commençaient à avoir froid. Pour une première sortie,  ce n'était pas gagné !

Ils décidèrent de se mettre à l'abri, et avisant un rocher au milieu des herbes folles, ils le contournèrent et enfin, ne sentirent plus ce vent qui les cinglait violemment. Ils se réchauffaient petit à petit, et reprenaient vie. Quelle aventure ! Ce premier jour leur avait déjà appris deux des principaux éléments  naturels : l'eau et le vent !

Ils se reposèrent et attendirent une accalmie pour se remettre en route, c'était plus sage.

CHAPITRE   DEUX

Nos trois fleurs commençaient à sécher enfin, et à l'extérieur, les éléments se calmaient. Le vent s'apaisait, les nuages s'éclaircissaient, la pluie devenait moins violente. Derrière les sommets, le soleil illuminait le ciel, prévenant de son retour imminent. Les trois amis se secouèrent en sortant prudemment de leur abri de fortune.

Mais pourquoi es-tu sorti sous ce temps ? demanda Dame Coquelicot à Bouton d'or.

Je voulais tout simplement découvrir ce qui se passe au dehors ! répondit Bouton d'or.

Mais regarde-nous, nous sommes dans un état lamentable ! fit remarquer Tonton Bleuet.

Tu vas bien finir par sécher ! dit en riant Bouton d'or, décidément d'excellente humeur.

Oh ! Regardez ! cria soudain Dame Coquelicot. Comme c'est beau ! Mais qu'est-ce donc ?

Au milieu de la vallée, alors que la pluie se faisait toute fine et transparente, une bande multicolore dessinait une arche magique en travers des lieux. Sept couleurs magnifiques formaient cette chose mystérieuse qui fascinait nos trois amis.

On dirait que le vent la fait bouger ! dit Tonton Bleuet. Voyez comme elle tremble. Par endroits,  elle est transparente !

J'ai l'impression, dit Bouton d'or décidément très inspiré, que le soleil y est pour quelque chose. Regardez bien, lorsqu'il brille, la bande est très lumineuse, et elle devient plus claire quand des nuages le cachent un peu...

Elle change aussi selon l'épaisseur du rideau de pluie, renchérit Dame Coquelicot, se laissant porter par ses observations.

Vous savez, dit Tonton Bleuet, je pense que ce sont des reflets provoqués par les rayons du soleil sur les gouttes de pluie. Elles agissent comme un miroir, comme la lumière qui se reflète dans l'eau de la rivière ou sur la rosée.

Admiratifs, Dame Coquelicot et Bouton d'or acquiescèrent ; mais cela ne satisfaisait pas leur curiosité.  Il fallait en savoir plus.

D'un commun accord, les trois fleurs décidèrent d'avancer, afin d'aller voir de plus près ce qui se passait. Cette arche venait de derrière les montagnes, et finissait devant eux mais trop haut pour l'atteindre. Il leur suffisait de marcher jusque là-bas pour voir si ces couleurs sortaient de terre ou venaient d'ailleurs...Au moins, ils en auraient le cœur net !

Et les voilà partis, cheminant lentement dans les hautes herbes encore humides. La pluie avait cessé, et le bel arc coloré se fondait petit à petit dans les nuages légers qui succédaient au mauvais temps. Par endroits, le ciel bleu apparaissait, lumineux et pur.  Bouton d'or repéra bien le point d'où démarrait ce phénomène, et sans le quitter des yeux, traça mentalement une route pour y arriver. Ce ne serait sans doute pas très facile, mais il faut savoir ce que l'on veut !   

CHAPITRE   TROIS

Marchant d'un bon pas, Dame Coquelicot et Tonton Bleuet suivant un Bouton d'or décidé à percer le mystère, revinrent vers la rivière. La meilleure façon de ne pas se perdre était de la suivre et de remonter vers sa source, puisque apparemment, la « chose » venait de là.

Ils avancèrent ainsi une bonne partie de la journée, sous un soleil à présent bien revenu. Le sol séchait, les herbes se redressaient, les fleurs offraient leurs corolles à sa chaleur, le spectacle que nos trois amis avaient sous les yeux valait le détour.

Vers la fin de l'après-midi, ils s'arrêtèrent pour se reposer. 

Quelle bonne marche ! Dit Tonton Bleuet un peu essoufflé.

En effet ! Renchérit Dame Coquelicot en se laissant tomber dans l'herbe. Je ne pensais pas que cela serait aussi fatigant...

Vous feriez mieux de respirer ce bon air au lieu de vous lamenter ! Lança Bouton d'or que décidément rien ne pouvait atteindre.

Assis dans l'herbe, nos trois compères reprenaient leurs esprits en regardant autour d'eux. Le paysage changeait imperceptiblement en prenant de l'altitude. Ils se trouvaient à présent sur les contreforts de la montagne. La pierre devenait plus apparente. Deci-delà des zones herbues abritaient des fleurs différentes de celles qu'ils connaissaient. Elles étaient magnifiques, plus petites mais leurs couleurs pures les faisaient ressembler à un bijou dans un écrin de velours vert. C'était magique !

Oh ! Regardez comme elle est belle ! S'écria Bouton d'or en montrant une corolle d'un bleu intense qui s'ouvrait vers le soleil.

Il s'approcha d'elle et la regarda longuement. La fleur se tourna vers lui en disant :

Bonjour ! Qui es-tu ? Je ne t'ai jamais vu par ici !

Je m'appelle Bouton d'or, et voici mes amis, Tonton Bleuet et Dame Coquelicot. Nous venons de la prairie d'en bas.

Mais que faites-vous donc ici ? demanda la fleur.

Nous sommes à la poursuite de cet arc magnifique qui s'est estompé dès que le soleil est apparu et que la pluie a cessé.

Vous voulez parler de l'arc-en-ciel ? interrogea la fleur.

Comment l'as-tu appelé ? s'écrièrent en chœur nos trois amis.

C'est un arc-en-ciel ! Répéta la fleur. Cela se produit quand les rayons du soleil se reflètent dans les gouttes de pluie.

Tu vois, j'avais raison ! Clamèrent en même temps Bouton d'or, Dame Coquelicot et Tonton Bleuet.

La fleur bleue sourit devant leur enthousiasme, et leur demanda quels étaient leurs projets.

Nous voulons aller là où il se forme ! Nous voulons aller au pied de l'arc-en-ciel ! répondit Tonton Bleuet.

Verriez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne ? dit la fleur bleue.

Oh ! Ce serait formidable d'y aller tous ensemble ! Allons-y ! Mais d'abord, dis-nous comment tu t'appelles.

Je suis Miss Gentiane, une fleur de montagne.

Eh bien, Miss Gentiane, en route !

Et voilà donc les quatre fleurs, côte à côte, avançant sur un terrain de plus en plus difficile. De temps en temps, elles trempaient leurs racines dans l'eau de la rivière dont le cours devenait plus étroit. A cet endroit-là, il ressemblait plutôt à un torrent. Son eau claire et sa musique encourageaient les fleurs à avancer. Mais la pente grimpait, et nos amies s'essoufflaient...

CHAPITRE   QUATRE

Vers la fin de la première journée de marche, Miss Gentiane proposa de faire halte pour la nuit dans un fourré épais qui les abriterait du vent et de la fraîcheur nocturne. Ils mouillèrent leurs racines une dernière fois et, épuisés, s'endormirent serrés les uns contre les autres. La Lune s'éleva dans un ciel si pur qu'elle brillait presque autant que le soleil ! Nos amis, complètement abandonnés, volaient au pays des rêves depuis déjà quelques heures quand un bruit insolite réveilla Dame Coquelicot...

Redressant sa tige, elle regarda devant elle, au travers des branches du fourré, mais ne vit rien. Pourtant, ce bruit persistait. N'y tenant plus, elle se leva, et sans faire de bruit, elle avança doucement vers l'eau.

Une ombre se tenait là, pas très loin d'elle, mais ne semblait ni la voir ni l'entendre. Elle essaya de mieux distinguer mais glissa sur une pierre humide et s'affala juste derrière la « chose » qui ne bougea pas... Il est vrai qu'une fleur ne fait pas de bruit, surtout quand un torrent dévale la pente à toute allure à côté !

Immobile, elle attendit et soudain, l'ombre se remit en marche et elle reconnut la silhouette d'un isard qui s'était juste arrêté pour boire cette eau fraîche, avant de continuer sa balade nocturne.

Sans rien dire à personne, elle se recoucha près de ses compagnes et se rendormit. Mais quand même, elle avait eu un peu peur, et ne se vanterait pas de cette aventure. Pas la peine d'effrayer inutilement les autres !

La fraîcheur du matin réveilla tout ce petit monde qui s'étira dans tous les sens et se leva, bien disposé à continuer les recherches. Les fleurs mouillèrent un peu leurs racines dans l'eau du torrent pour reprendre des forces, et se remirent en route.

Le sentier montait de plus en plus, le soleil commençait à chauffer, et nos amis peinaient beaucoup sur les rochers devenus brûlants. N'y tenant plus, Tonton Bleuet se laissa tomber sur une touffe d'herbe en se frottant les racines...

Pitié, je n'en peux plus ! Implora-t-il.

Moi non plus ! Renchérit Dame Coquelicot en s'installant près de lui.

J'avoue qu'un peu de repos serait le bienvenu ! Concéda Bouton d'or, malgré son enthousiasme intact.

Alors, on fait la pause ! Décréta Miss Gentiane, plus habituée qu'eux à l'altitude.

Et voilà nos quatre aventuriers épuisés, allongés sur une étroite touffe d'herbe, haletants, reprenant doucement leur souffle.

Ils entendirent un bruit de frottement, pas très loin d'eux, qui les fit se retourner ensemble au même moment. Rien. Mais toujours ce bruit étouffé à proximité... Miss Gentiane, en habituée de la montagne, se montra plus courageuse que les autres et s'avança vers l'endroit d'où venait le bruit. Derrière un rocher, elle vit deux bouts de bois qui bougeaient en cadence. Intriguée, elle avança davantage, et se trouva nez à nez avec un isard, sans doute celui aperçu la nuit par Dame Coquelicot. Chacun fut surpris par la présence de l'autre et se figea.

Miss Gentiane, la première, se ressaisit :

Bonjour ! Je m'appelle Miss gentiane et je suis là avec mes trois amis. Nous allons à la rencontre de l'arc-en-ciel ! Dit-elle sans respirer.

Je suis Zary, un isard. Bonjour ! Qu'as-tu dit ? Vous cherchez quoi ?

Nous voulons aller au pied de l'arc-en-ciel, pour voir ses couleurs de plus près. C'est tellement beau ! Répondit Miss Gentiane, rêveuse.

Vous ne pourrez rien voir, c'est sûr. L'arche est toujours dans les airs ! Dit Zary.

Mais non, nous l'avons vue sortir de là-bas, derrière la montagne. Nous allons la trouver, tu vas voir !

Sceptique, Zary ne voulut pas la contrarier, mais il l'avait vue lui, cette arche magnifique, d'assez près même, mais de si haut... Ces fleurs n'y arriveraient jamais. Il contourna le rocher qui le cachait à demi, et découvrit le reste de la troupe affalé sur le bord du sentier...

Vous avez l'air épuisées ! Dit-il en s'adressant aux fleurs.

Nous le sommes ! Répondirent-elles en chœur. Nous avons du mal à respirer.

C'est l'altitude ! Il faut vous reposer souvent, et surtout, avancer lentement entre chaque pause, sinon, vous n'arriverez pas là où vous voulez aller. Et prenez de l'eau régulièrement pour vos racines ! Leur conseilla-t-il.

Après les avoir saluées, Zary repris son activité, consistant à grignoter la végétation environnante.  Mais il était inquiet à présent, pour ces pauvres fleurs qui allaient certainement souffrir, et peut-être même pire... En un instant, sa décision fut prise, il les accompagnerait jusqu'en haut, là où elles avaient le plus de chances de trouver ce qu'elles cherchaient. Et puis, après tout, il profiterait lui aussi du spectacle, c'était tellement beau qu'il ne s'en lassait jamais.


bunni

Les trois fleurs et l'arc-en-ciel (suite et fin)

CHAPITRE   CINQ

Zary revint vers les fleurs et leur annonça sa décision de les accompagner. Surprises, elles le regardèrent gentiment, et se jetèrent sur lui pour le remercier. Assailli de toutes parts, il se débattit et menaça de les croquer si elles ne le lâchaient pas ! Le calme revint, et tout ce petit monde se mit en marche.

Le soleil tapait de plus en plus fort, chauffant les roches qui brûlaient les racines de nos pauvres fleurs. Heureusement, le torrent qu'ils suivaient toujours leur permettait de se rafraîchir souvent, mais l'aventure devenait difficile. En milieu de journée, Zary leur conseilla de faire une nouvelle pause. Il les installa à l'ombre d'un rocher, près de l'eau, et entrant dans les flots pour refroidir ses sabots, il aspergea ses compagnes vigoureusement !

Les fleurs, revigorées par cette douche impromptue, se levèrent d'un seul mouvement et, à l'aide de leurs feuilles, envoyèrent sur l'isard toute l'eau qu'elles pouvaient ramasser... Une bataille ponctuée d'éclats de rire secoua la montagne. Au bout de quelques minutes, trempés et dégoulinants, mais rafraîchis et détendus, nos amis reprenaient leur chemin vers les sommets...

Plus l'après-midi avançait, et plus le ciel se couvrait. Une brise tenace accompagnait nos amis, annonciatrice d'un changement de temps. Mais d'un autre côté, c'était plus agréable pour marcher ! Au détour d'un gros rocher, Tonton Bleuet fit une découverte qui l'intrigua beaucoup. Il appela les autres pour leur montrer une toute petite fleur blanche, timide et couverte de duvet, cachée dans une fente entre deux pierres.

C'est un edelweiss ! S'écria Miss Gentiane. Regardez comme il est doux !

Quelle fleur bizarre ! Dirent en chœur les fleurs des champs. Bonjour, comment t'appelles-tu ?

Je suis Eddy, l'edelweiss. J'annonce une altitude plus élevée à ceux qui passent par ici !

Pourquoi es-tu si petit ? Demanda Dame Coquelicot de toute sa hauteur.

Tout simplement pour mieux résister au froid nocturne et au vent glacial qui souffle dans la montagne. Si j'étais grand comme toi, j'aurais très froid et je mourrais.

Bouton d'or toucha les duvets sur les fins pétales et demanda :

Tu as des habits comme du coton !!! C'est aussi pour te protéger du froid ?

Bien sûr ! Répondit l'edelweiss. Le vent et l'humidité ne peuvent pas passer facilement avec ces duvets. C'est pratique !

C'est super ! Répondirent en chœur les fleurs abasourdies par ce qu'elles apprenaient.

Où allez-vous comme cela ? Demanda Eddy.

Nous allons voir le pied de l'arc-en-ciel, là-bas, plus haut. Dit Zary. Je les accompagne, car c'est risqué pour des plantes de basse altitude. Je pourrai les aider.

Oh ! Chouette ! Je viens aussi ! Dit Eddy très excité. Il y a tellement longtemps que je n'ai pas bougé. Vous m'acceptez ?

Avec joie ! Arrache tes racines et suis-nous. Nous allons marcher encore un peu avant la nuit. Dépêche-toi.

Eddy se tortilla pour se dégager d'entre les roches, et se mit en route avec le reste de la troupe. C'était un convoi pour le moins curieux, un isard qui menait des fleurs sur un sentier escarpé en pleine montagne...

En fin de journée, ils s'arrêtèrent et s'installèrent à l'abri des rochers. Le ciel devenait de plus en plus menaçant, et la nuit tombait. Ils se serrèrent les uns contre les autres, protégés par Zary qui leur coupait le vent, et tous s'endormirent. Au loin, l'orage commençait à tonner. La nuit allait être pénible... 

CHAPITRE   SIX

Au milieu de la nuit, ils furent réveillés par une pluie battante. Zary les poussa vers un rocher creux qui pourrait abriter les fleurs. Lui ne risquait rien, il avait l'habitude. L'orage grondait, le torrent devenu cascade, dévalait la paroi dans un bruit d'enfer, le vent soufflait... La suite du voyage n'allait pas être facile !

Personne ne dormit cette nuit-là, mais au petit matin, le temps s'améliora un peu, la pluie cessa, le vent tomba, mais le ciel restait chargé de nuages gris. Après avoir remis de l'ordre dans leur tenue, chacun se prépara à repartir. Ils arrivaient au bout du chemin, les sommets paraissaient très proches à présent, et ils espéraient tous voir ce qui les avait poussés jusque là : l'arc-en-ciel !

Vers midi, Zary les fit s'arrêter dans un endroit magnifique. Les sommets les entouraient, les roches nues dépourvues de végétation donnaient au paysage un aspect nouveau pour nos fleurs des champs... C'était un dépaysement complet. En contrebas, une surface mouvante luisait sous un ciel blanchâtre où passaient encore des nuages : un lac de montagne ! Ses eaux d'un bleu profond semblaient s'enfoncer jusqu'au centre de la terre. Sa forme circulaire le faisait ressembler à un miroir posé là, par hasard, par la main d'une fée soucieuse du décor. Nos petites fleurs regardaient partout, émerveillées, oubliant même pourquoi elles se trouvaient là !

Eddy rompit ce silence magique :

A mon avis, le soleil ne va pas tarder à se montrer. Regardez, il y a un coin de ciel bleu là-bas !

En effet, la journée sera belle, la température se réchauffe! Renchérit Miss Gentiane.

Vous croyez que l'arche va se montrer ? Demanda Bouton d'or toujours motivé.

Je ne sais pas encore. Dit Zary. Il faut attendre.


Notre fine équipe s'assit sur les rochers et attendit. Le ciel se dégageait d'un côté, et l'on sentait la chaleur du soleil qui montait doucement, mais de l'autre, les nuages persistaient...

Au bout d'un moment, une fine pluie poussée par une brise fraîche vint troubler nos amis. Le soleil timide brillait dans son coin, et soudain, il apparut, magique, grandiose, lumineux, irréel... L'arc-en-ciel !
         
Il sortait de nulle part, franchissant allègrement les sommets alentour, pour aller se perdre plus bas. Mais comment faire pour l'atteindre ?

Il faut aller plus haut ! Cria Dame Coquelicot.

Mais non, regarde, il est là tout près ! Dit Tonton Bleuet.

Oh ! Il a encore bougé ! Observa Eddy.

Il descend à présent ! Remarqua Bouton d'or

Il va dans le lac ! Cria soudain Miss Gentiane.

Allons-y ! Ordonna Zary. C'est le moment ou jamais !

Et voilà nos aventuriers repartis. Ils descendirent vers le lac bleu où l'on pouvait voir, juste à la surface, l'arc-en-ciel, onduler au rythme des  vaguelettes soulevées par la brise. Ils coururent pour arriver plus vite. La pente glissait, mais ils n'en avaient cure et se dépêchaient pour mieux voir.

Arrivés au bord, ils virent dans l'eau du lac passer les nuages, et, au beau milieu, l'arc-en-ciel. Il était splendide, les couleurs se détachaient nettement sur le fond bleu.
Plus hardi que les autres, Bouton d'or se risqua jusqu'au bord de l'eau, et trempa ses racines dans l'eau plutôt fraîche du lac. Aussitôt, des ronds se formèrent autour de lui, brouillant la superbe vision.

N'avance plus ! Dit Tonton Bleuet. Tu vas le faire partir !

Mais non, regarde, il est toujours là ! Répondit Bouton d'or.

Tu crois que tu peux l'attraper ? Demanda Eddy.

Je vais essayer d'avancer davantage ! C'est le seul  moyen.

Et voilà Bouton d'or enfoncé dans l'eau jusqu'à mi-corps, avançant péniblement vers les sept couleurs de l'arche magnifique. Il était tout près à présent. Il s'étira au maximum, et au moment où il allait le saisir, la surface de l'eau se brouilla et l'arc-en-ciel disparut.

Surpris, il recula brusquement et tomba à la renverse dans le lac. Aussitôt, Zary entra dans l'eau et recueillit le naufragé déçu.

Oh la la ! Elle est gelée ! Dit-il en grelottant.

Regarde ! Il est revenu ! Cria Tonton Bleuet.

J'y retourne ! Hurla Bouton d'or tout dégoulinant.

Et le revoilà courant dans l'eau vers le rêve tant convoité. Mais comme la première fois, dès qu'il essaya de le toucher, la forme s'estompa et disparut à nouveau... Consternation générale, sauf pour Zary qui savait à quoi s'en tenir et allait tenter d'expliquer sans trop décevoir ses amis. 

Ne soyez pas tristes ! Leur dit-il. C'est un phénomène naturel. Vous ne pourrez jamais le toucher.

Mais pourquoi ? On y était presque ! Pleurèrent-ils en chœur.

L'eau du lac agit comme un miroir. Ce que vous voyez n'est que le reflet de l'arc-en-ciel, et les nuages aussi. Seulement, la surface de l'eau n'est pas rigide, et si vous l'effleurez, elle gomme l'image et il faut attendre le calme pour la retrouver !

Hummm... Nos amies les fleurs, en pleine réflexion, méditaient les paroles de Zary.   
Alors, on ne pourra jamais le toucher ? Demanda Bouton d'or plaintif.

Non, tu pourras seulement le regarder et l'admirer. Ce qui n'est déjà pas si mal. Répondit Zary.

C'est dommage ! Murmurèrent-ils en chœur.

Allons, venez à présent, il faut redescendre tant qu'il fait beau. Qui sait ce que nous réserve encore la nuit prochaine ?

CHAPITRE   SEPT

La petite troupe se remit en marche. Zary en tête menait son monde à une allure régulière, mais il savait que leur cœur était lourd. Ils avaient fait un beau rêve, et n'avaient pas pu le réaliser. Il leur faudrait un peu de temps pour comprendre.

Alors, ce n'est qu'un reflet ? Demanda Bouton d'or qui voulait vraiment savoir ce qu'il avait manqué.

Oui, le reflet de la lumière du soleil dans chaque goutte de pluie, ou de rosée. C'est pour cela que les perles de rosée apparaissent quelquefois multicolores. En réalité, ce ne sont que de petits arcs-en-ciel qui se mirent en elles.

Quelles sont donc les couleurs ? Dame Coquelicot, elle aussi, se montrait curieuse.

Il y en a sept. Répondit   Zary.

Les fleurs s'arrêtèrent pour mieux l'écouter. Seul, le bruit du torrent dévalant la pente laissait entendre sa chanson. Elles étaient suspendues aux paroles de l'isard.

Oui, sept. Je vais vous les donner dans l'ordre. Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge... Ouf ! Je crois que je n'ai rien oublié !

C'est quoi, indigo ? demandèrent-elles d'une seule voix.

C'est un bleu violet. Répondit Zary en souriant. D'ailleurs, il se trouve entre le violet et le bleu.

Oh la la, c'est fort çà !

Réfléchissez deux secondes. Chaque couleur découle de celles qui l'entourent. Par exemple, le vert est un mélange de bleu et de jaune ! C'est simple, non ?

J'ai compris ! Hurla Bouton d'or. Et l'orange est un mélange de jaune et de rouge !

Voilà, c'est cela ! Elles sont toutes solidaires les unes des autres.

Zary avait l'impression de faire la classe à des élèves attentifs. Les fleurs se trouvaient là, devant lui, buvant ses paroles. Le tableau était plutôt cocasse.

Il faudrait repartir à présent ! Sinon, il faudra passer une autre nuit dans la montagne ! L'isard se sentait responsable des fleurs et voulait les ramener à bon port.

C'est bon, on y va ! Tout le monde se leva et reprit le chemin en sens  inverse.

Bientôt, il fallut laisser Eddy à sa place, dans les anfractuosités de rochers. Il ne pouvait vivre que là, c'était son destin. Mais il jouissait d'une vue imprenable sur les sommets, et par endroits, il pouvait même apercevoir la prairie où vivaient ses nouvelles amies. Il dit au revoir à tout le monde, et nos trois fleurs « d'en bas » promirent de revenir le voir. Il faisait partie de leurs amis désormais.

Plus bas, Miss Gentiane se réinstalla au milieu des roches éparses, parmi les maigres touffes d'herbes disséminées çà et là. Elle aussi était ravie d'avoir partagé ces instants avec ses nouvelles amies. Elles se reverraient  en allant dire bonjour à Eddy là-haut.

Zary resta dans les parages et surveilla la descente des trois fleurs des champs. Lui non plus, ne pourrait pas vivre en bas, trop de dangers le guettaient. Là, il était chez lui, parmi les siens, et il savait lui aussi qu'ils se retrouveraient de temps en temps pour se raconter ce souvenir magnifique.   

Tonton Bleuet, Dame Coquelicot et Bouton d'or revinrent donc dans leur prairie. Elles se réinstallèrent auprès de la rivière qui les avait accompagnées jusqu'au bout de leur rêve. Un été radieux s'annonçait, le soleil brillait, le ciel affichait un bleu parfait... Mais chacune guettait un petit nuage qui, peut-être, allait faire venir la pluie, vous savez,  cette pluie fine qui laisse passer le soleil pour provoquer un arc-en-ciel...

Ce fut une aventure magnifique !

bunni


La vieille dans la forêt

Il était une fois une pauvre servante qui voyageait avec ses maîtres, et comme ils traversaient une grande forêt, leur voiture fut attaquée par des bandits qui surgirent des fourrés et qui tuèrent tout ce qui se présentait. il n'y eut pas un survivant, hormis la jeune servante qui s'était jetée de la voiture dans sa peur, et qui s'était cachée derrière un arbre. Lorsque les bandits se furent éloignés avec leur butin, timidement elle approcha, et ne put que constater le malheur sans remède. « Pauvre de moi, gémit-elle, que vais-je devenir? Jamais je ne serai capable de sortir de cette immense forêt où ne demeure âme qui vive, et je vais y mourir de faim! » En larmes, elle se mit à errer à la recherche de quelque chemin, mais ne put en trouver aucun. De plus en plus malheureuse, quand le soir arriva, elle se laissa tomber au pied d'un arbre, se recommanda à la grâce de Dieu et décida de ne plus bouger de là, quoi qu'il pût arriver. Il n'y avait pas bien longtemps qu'elle y était, et l'obscurité n'était pas encore venue quand elle vit arriver une blanche colombe qui volait vers elle, tenant une petite clef d'or dans son bec. La colombe lui posa la petite clef dans la main et lui dit :
-Tu vois ce grand arbre là-bas ? il y a dans son tronc une petite serrure ; si tu l'ouvres avec cette petite clef, tu trouveras de la nourriture en suffisance pour ne plus souffrir de la faim.
Elle alla jusqu'à l'arbre, ouvrit sa serrure et trouva à l'intérieur du lait dans une petite jatte et du pain blanc pour tremper dans le lait; ainsi put-elle manger son content. Sa faim passée, elle songea. « Voici l'heure où les poules rentrent se coucher, et je me sens si fatiguée, si fatiguée... Comme je voudrais pouvoir me mettre dans mon lit! » Elle vit alors la colombe blanche revenir vers elle, tenant une autre petite clef d'or dans son bec.
-Ouvre l'arbre que tu vois là-bas, dit la colombe en lui donnant la petite clef d'or. Tu y trouveras un lit.
Elle ouvrit l'arbre et y trouva un beau lit bien doux; elle demanda dans sa prière au bon Dieu de la garder pendant la nuit, se coucha et s'endormit aussitôt. Au matin, la colombe revint pour la troisième fois lui apporter une petite clef.
Si tu ouvres cet arbre là-bas, tu y trouveras des robes, dit la colombe. Et quand elle l'eut ouvert, elle trouva dedans des robes brodées d'or et de pierres précieuses, des vêtements d'une telle magnificence que même les princesses n'en possèdent pas d'aussi beaux. Alors elle vécut là pendant un temps, et la colombe revenait tous les jours et s'occupait de tout ce dont elle pouvait avoir besoin, ne lui laissant aucun souci ; et c'était une existence calme, silencieuse et bonne. Puis un jour, la colombe vint et lui demanda :
-Voudrais-tu me rendre un service ?- De tout coeur ! répondit la jeune fille
-Je vais te conduire à une petite maison, dit alors la colombe; tu entreras et il y aura là, devant la cheminée, une vieille fernrne qui te dira bonjour; mais tu ne dois à aucun prix lui répondre un seul mot. Pas un mot, quoi qu'elle dise ou fasse; et tu iras sur ta droite où tu verras une porte, que tu ouvriras pour entrer dans une petite chambre, où il y a un tas de bagues de toutes sortes sur une table: une énorme quantité de bagues parmi lesquelles tu en verras de très précieuses, de merveilleux bijoux montés de pierres fines, de brillants extraordinaires, de pierres les plus rares et les plus éclatantes; mais tu les laisseras de côté et tu en chercheras une toute simple, un anneau ordinaire qui doit se trouver dans le tas, Alors tu me l'apporteras, en faisant aussi vite qu'il te sera possible.
La jeune fille arriva devant la petite maison, poussa la porte et entra; il y avait une vieille femme assise, qui ouvrit de grands yeux en la voyant et qui lui dit: « Bonjour, mon enfant ! » Sans lui répondre, la jeune fille alla droit à la petite porte. « Où vas-tu ? » lui cria la vieille femme en essayant de la retenir par le pan de sa robe. « Tu es chez moi ici ! C'est ma maison, et nul n'y doit entrer sans mon consentement. Tu m'entends ? »
Toujours sans souffler mot, la jeune fille se dégagea d'un coup de reins et pénétra dans la petite chambre. -Mon Dieu! quelle fantastique quantité de bagues s'entassait donc sur l'unique table, jetant mille feux, étalant mille splendeurs sous ses yeux! Mais elle les dédaigna et se mit à fouiller pour chercher l'anneau tout simple, tournant et retournant tout le tas sans le trouver. Elle le cherchait toujours quand elle vit, du coin de I'oeil, la vieille femme se glisser vers la porte en tenant dans ses mains une cage d'oiseau qu'elle voulait emporter dehors. D'un bond, elle fut sur elle et lui enleva des mains cette cage, dans laquelle elle vit qu'il y avait un oiseau; et cet oiseau avait la bague dans son bec! Elle s'empara de l'anneau qu'elle emporta, tout heureuse, en courant hors de la maison, s'attendant à voir la colombe arriver pour le recevoir. Mais la colombe n'était pas là et ne vint point.
Alors elle se laissa tomber au pied d'un arbre, un peu déçue, mais décidée en tout cas à l'attendre; et alors il lui sembla que l'arbre se penchait sur elle et la serrait tendrement dans ses branches. L'étreinte se fit insistante et elle se rendit compte, soudain, que c'étaient bien deux bras qui la serraient; elle tourna un peu la tête et s'aperçut que l'arbre n'était plus un arbre, mais un bel homme qui l'enlaçait avec amour et l ' embrassait de tout son coeur avant de lui dire avec émotion. :
-Tu m'as délivré du pouvoir de la vieille, qui est une méchante sorcière. C'est elle qui m'avait changé en arbre, et pendant quelques heures, chaque jour, j'étais une colombe blanche ; mais tant qu'elle gardait l'anneau en sa possession, je ne pouvais pas reprendre ma forme humaine.
Le sort avait également frappé les serviteurs et les chevaux du jeune seigneur, qui furent délivrés en même temps que lui, après avoir été, tout comme lui, changés en arbre à ses côtés. Ils reprirent leur voyage avec la jeune fille et chevauchèrent jusque dans leur royaume, car le jeune seigneur était le fils d'un roi. Alors, ils se marièrent et ils vécurent heureux.

Frères Jacob et Wilhelm Grimm

bunni


Le fuseau, la navette et l'aiguille

Il était une jeune fille qui avait perdu ses parents dans son bas âge. Elle avait une marraine, qui habitait toute seule une petite chaumière au bout du village, et qui vivait des produits de son aiguille, de sa navette et de son fuseau. Cette bonne vieille prit avec elle l'orpheline, lui apprit à travailler et l'éleva dans la piété et la crainte de Dieu. Quand la jeune fille eut atteint quinze ans, sa marraine tomba malade, et, l'appelant près de son lit, elle lui dit : « Chère enfant, je sens que ma fin est proche; je te laisse ma chaumière : elle te protégera contre le vent et la pluie; je te donne aussi mon fuseau, ma navette et mon aiguille, qui te serviront à gagner ton pain. » Puis, lui posant la main sur la tête, elle la bénit en disant : « Conserve Dieu dans ton cœur, et le bonheur t'arrivera. » Là-dessus ses yeux se fermèrent; la pauvre fille accompagna son cercueil en pleurant et lui rendit les derniers devoirs.
Désormais elle vécut toute seule, travaillant avec courage à filer, à tisser et à coudre; et la bénédiction de la bonne vieille la protégeait en toutes choses. On aurait dit que sa provision de lin était inépuisable, et, à mesure qu'elle avait lissé une pièce de toile ou cousu une chemise, il se présentait aussitôt un acheteur qui la payait généreusement ; de telle sorte que non-seulement elle n'était pas dans le besoin, mais elle pouvait encore donner aux pauvres.
Vers le même temps, le fils du roi se mit à parcourir le pays pour chercher femme. Il n'en pouvait pas choisir une pauvre et n'en voulait pas une riche. Aussi disait-il qu'il prendrait celle qui serait à la fois la plus riche et la plus pauvre. En arrivant dans le village où demeurait notre jeune fille, il demanda, comme à son ordinaire, qu'on lui indiquât la plus pauvre et la plus riche du l'endroit. On lui désigna tout de suite la seconde; quant â la première, lui dit-on, ce devait être la jeune fille qui demeurait dans une chaumière isolée tout au bout du hameau.
Quand le prince passa, la riche était en grande toilette devant sa porte : elle se leva et alla à sa rencontre avec un grand salut. Mais il la regarda et continuant son chemin sans dire un mot, arriva à la chaumière de la pauvre fille : celle-ci n'était pas sur sa porte, mais enfermée dans sa chambre. Il arrêta son cheval et regarda à travers la fenêtre dans l'appartement, qu'éclairait un rayon g de soleil : elle était assise devant son rouet et filait avec ardeur. De son côté, elle aperçut furtivement le prince qui la regardait; mais elle en devint toute rouge et continua de filer en baissant les yeux : seulement je ne garantirais pas que son fil fût bien égal. Elle fila toujours jusqu'à ce que le prince fût parti. Dès qu'elle ne le vit plus, elle courut ouvrir la fenêtre en disant : « Il fait si chaud ici ! » et elle le suivit des yeux tant qu'elle put apercevoir la plume blanche de son chapeau.
A la fin elle se rassit et se remit à filer. Mais il lui revint à la mémoire un refrain qu'elle avait souvent entendu répéter à sa vieille marraine, et elle chanta ainsi :

Cours, fuseau; que rien ne t'arrête;
Conduis ici mon bien-aimé.

Qu'arriva-t-il ? le fuseau s'élança tout à coup de ses mains et se précipita dehors ; elle le suivit des yeux toute stupéfaite ; il courait en dansant à travers champs et laissait après lui un fil d'or. En peu de temps il fut trop loin pour qu'elle pût le voir. N'ayant plus de fuseau, elle prit sa navette et se mit à tisser.
Le fuseau continuait de courir, et, quand son fil fut au bout, il avait rejoint le prince. « Que vois-je? s'écria celui-ci; ce fuseau veut me conduire quelque part. » Il retourna son cheval et suivit au galop le fit d'or. La jeune fille continuait de travailler en chantant :

Cours après lui, chère navette;
Ramène-moi mon fiancé.

Aussitôt la navette s'échappa de ses mains et s'élança vers la porte. Mais à partir du seuil elle commença à tisser un tapis plus beau que tout ce qu'on a jamais vu. Des deux côtés fleurissaient des guirlandes de roses et de lis, et au milieu, des pampres verts sortaient d'un fond d'or; des lièvres et des lapins sautaient dans le feuillage, des cerfs et des chevreuils passaient leur tête à travers; dans les branches étaient perchés des oiseaux de mille couleurs auxquels il ne manquait que de chanter. La navette continuait de courir et l'œuvre avançait merveilleusement.
N'ayant plus sa navette, la jeune fille prit son aiguille et se mit à chanter :

Il va venir, chère aiguillette;
Que tout ici soit préparé.

Aussitôt l'aiguille, s'échappant de ses doigts, se mit à courir par la chambre, rapide comme l'éclair. C'était comme si des esprits invisibles s'en fussent mêlés : la table et les bancs se couvraient de tapis verts, les chaises s'habillaient de velours, et les murs d'une tenture de soie.
A peine l'aiguille avait-elle piqué son dernier point, que la jeune fille vit passer devant la fenêtre les plumes blanches du chapeau du prince, que le fil d'or avait ramené : il entra dans la chaumière en passant sur le tapis, et dans la chambre il vit la jeune fille, toujours vêtue de ses pauvres habits, mais brillant cependant au milieu de ce luxe improvisé comme une rose églantine sur un buisson. « Tu es bien la plus pauvre et la plus riche, s'écria-t-il ; viens, tu seras ma femme. » Elle lui tendit la main sans rien répondre. Il lui donna un baiser, et, l'ayant fait monter à cheval avec lui, il l'emmena à la cour, où la noce fut célébrée avec une grande joie.
Le fuseau, la navette et l'aiguille furent conservés précieusement dans le trésor royal.


FIN

bunni


Demoiselle Méline, la princesse

Il était une fois un roi. Il avait un fils qui avait demandé la main de la fille d'un roi puissant. Elle s'appelait Méline et était admirablement belle. Mais son père avait refusé la demande du prince, car il avait déjà décidé de donner la main de sa fille à un autre prince. Or, les deux jeunes gens s'aimaient d'un amour tendre. "Je ne veux que lui," déclara Méline, "et je n'en épouserai aucun autre." Le père se fâcha et fit construire une tour à l'intérieur de laquelle pas un seul rayon de soleil ni la lueur de la lune ne pouvaient passer. Et il dit:
-Tu seras enfermée dans cette tour pendant sept ans; ensuite, je viendrai, pour voir si ton obstination et ton entêtement ont été brisés.
On apporta dans la tour à manger et à boire pour sept ans et Méline et sa femme de chambre y furent emmenées et emmurées. Coupées de la terre et du ciel, elles devaient rester là, dans l'obscurité totale. Le prince venait souvent près de la tour et appelait Méline par son nom, mais le mur épais ne laissait pas passer sa voix.
Et le temps passa et selon la quantité de nourriture et d'eau qui restait, Méline et sa femme de chambre devinèrent que les sept années touchaient à leur fin. Elles pensaient que leur libération était déjà proche, mais aucun bruit de l'extérieur ne leur parvint. Elles n'entendirent pas des coups de marteau, pas la plus petite pierre du mur ne tomba. Elles n'avaient plus que très peu de nourriture et une mort atroce les attendait. Méline dit alors:
-Il n'y a pas d'autre moyen: nous devons tenter de percer le mur.
Elle prit le couteau à pain et commença à gratter et à fouiller le mortier pour essayer de dégager une pierre; lorsqu'elle était fatiguée, sa femme de chambre la remplaçait. Elles travaillèrent ainsi longtemps, jusqu'à ce qu'elles arrivassent à détacher une pierre, puis une deuxième, puis une troisième et au bout de trois jours elles purent percevoir le premier rayon de soleil. Finalement, la brèche fut suffisamment grande pour qu'elles puissent voir dehors. Le ciel était d'un bleu magnifique et une brise fraîche les salua. Mais quel spectacle s'offrait à leurs yeux! Du palais lui-même il ne restait que des ruines, la ville et les villages à l'entour étaient brûlés et les champs étaient en friche. Et on ne voyait pas âme qui vive!
Lorsqu'elles eurent agrandi la brèche dans le mur, suffisamment pour pouvoir se glisser à travers, elles sautèrent à terre. Mais maintenant, que faire? L'ennemi avait dévasté tout le royaume, et massacré toute la population. Elles se mirent à marcher, au hasard, pour trouver un autre pays. Mais elles ne trouvèrent ni un toit pour se réfugier, ni une seule personne qui leur tende un morceau de pain. Tout allait si mal qu'elles finirent par arracher des orties pour se nourrir. Après une longue marche, elles arrivèrent dans un autre royaume. Elles offraient leurs services partout mais où qu'elles frappaient, personne n'en voulait et personne n'eut pitié d'elles. Finalement, elles arrivèrent dans une grande ville et se dirigèrent vers le palais royal. Mais de là aussi, elles se firent chasser. Un jour, tout de même, un cuisinier eut pitié d'elles et leur permit de rester pour l'aider à la cuisine.
Il arriva que le fils du roi de ce royaume était justement le prince qui, autrefois, avait demandé la main de Méline. Son père lui avait choisi une fiancée laide et au cœur dur. Le mariage approchait inexorablement, la fiancée était déjà là , mais à cause de sa laideur elle ne s'était jamais montrée. Elle s'était enfermée dans sa chambre et Méline lui portait à manger directement de la cuisine.
Le jour des noces arriva et la mariée devait accompagner son futur époux à l'église. Consciente de sa laideur, elle avait honte de se montrer en public elle dit alors à Méline:
-C'est ton jour de chance! je me suis tordu le pied et je ne peux pas bien marcher; tu mettras ma robe et tu me remplaceras lors du mariage.
Mais Méline refusa:
-Je ne veux pas être honorée par ce qui ne m'est pas dû de bon droit.
La mariée lui offrit même de l'or, mais rien n'y fit. Voyant que la jeune fille ne cédait pas, elle se mit à la menacer:
-Si tu ne m'obéis pas, tu le paieras de ta vie.
Méline fut forcée d'obéir. Elle dut se vêtir de la magnifique robe de mariée et se parer de ses bijoux. Lorsqu'elle entra dans la salle royale, tout le monde fut frappé par sa beauté. Le roi dit à son fils:
-C'est la mariée que je t'ai choisie et que tu conduiras à l'autel. Le marié fut frappé d'étonnement.
-C'est le portrait même de Méline, pensa-t-il. Si je ne savais pas que ma bien aimée est enfermée depuis des années dans sa tour et qu'elle est peut-être même déjà morte, je croirais, ma foi, que je l'ai devant moi.
Il offrit son bras à la mariée et la conduisit à l'église. Des orties poussaient près de la route et Méline leur dit:
Ortie, petite plante gracieuse, tu m'as l'air bien soucieuse!
Ne t'inquiète pas, je n'ai pas oublié le temps du chagrin refoulé,
Le temps où tu fus ma seule pitance, peu douce et crue, mais en abondance.

-Qu'est-ce que tu dis? demanda le prince.
-Rien, rien, répondit-elle, je pensais seulement à la princesse Méline.
Le marié fut surpris que sa fiancée connût Méline, mais il se tut.
Ils passèrent près du cimetière et lorsqu'ils arrivèrent devant l'escalier de l'église, Méline dit:

Supportez-moi, les marches, souffrez que je vous emprunte,
De la mariée qui n'en est pas une, écoutez la complainte.

-Que disais-tu? demanda le prince.
-Rien, je pensais seulement à la princesse Méline.
-La connais-tu?
-Mais non, rétorqua-t-elle, comment pourrais-je la connaître? Mais j'ai entendu parler d'elle.
Ils s'arrêtèrent devant la porte de l'église et Méline dit:

Ô toi, la grande porte! Que je passe, supporte!
De la mariée qui n'en est pas une, écoute la demande infime.

-Et maintenant, qu'est-ce que tu viens de dire? s'étonna le prince.
-Oh, Je pensais encore à la princesse Méline, répondit-elle.
Le marié prit un collier de très grande valeur et le lui passa au cou.
Ils entrèrent dans l'église et devant l'autel le prêtre lia leurs mains et les maria. Sur le chemin de retour, Méline ne prononça pas un mot. De retour au palais, elle courut aussitôt dans la chambre de la mariée, ôta la belle robe, rangea les bijoux et remit sa chemise grise. Elle ne garda que le collier que le marié lui avait passé autour du cou devant l'église.
La nuit tomba et la mariée devait être conduite dans la chambre du prince.
Elle voila son visage pour que le prince ne s'aperçût pas de la supercherie. Dès que tous furent partis, le prince demanda:
-Qu'as-tu dit aux orties près de la route?
-À quelles orties? s'étonna la mariée. je ne parle pas aux orties.
-Si tu ne leur as pas parlé, tu n'es pas la vraie mariée, dit le prince.
Mais la mariée trouva la parade.
-Attends! s'écria-t-elle:

Ma femme de chambre, j'appelle, car dans mes pensées lit-elle.

Elle sortit de la chambre et s'en prit à Méline:
-Servante! Qu'as-tu dit aux orties près de la route?
-je n'ai dit que cela:

Ortie, petite plante gracieuse, Tu m'as l'air bien soucieuse!
Ne t'inquiètes pas, je n'ai pas oublié Le temps du chagrin refoulé,
Le temps où tu fus ma seule pitance, Peu douce et crue, mais en abondance.

La mariée retourna dans la chambre du prince.
-Ça y est, cria-t-elle, je me rappelle maintenant de ce que j'ai dit aux orties. Et elle répéta les paroles qu'elle venait d'entendre.
-Et qu'as-tu dit aux marches de l'église lorsque nous les montions? demanda à nouveau le prince.
-Aux marches de l'église? s'étonna la mariée. je ne parle jamais aux marches.
-Tu n'es donc pas la vraie mariée.
Et la mariée dit promptement:

Ma femme de chambre, j'appelle, car dans mes pensées lit-elle.

Elle sortit par la porte en courant et s'en prit de nouveau à Méline:
-Servante! Qu'as-tu dit aux marches devant l'église?
-je leur ai dit simplement:

Supportez-moi, les marches, souffrez que je vous emprunte,
De la mariée qui n'en est pas une, écoutez la complainte.

-Cela te coûtera la vie, l'avertit la mariée, mais elle retourna vite auprès du prince pour lui expliquer:
-Ça y est, je sais ce que j'ai dit à l'escalier!
Et elle répéta ce que la jeune fille lui avait dit.
-Et qu'as-tu dit à la porte de l'église?
-À la porte de l'église? s'affola la mariée. je ne parle pas aux portes.
-Tu n'es donc pas la vraie mariée.
Elle sortit en courant et elle harcela Méline à nouveau:
-Servante! Qu'avais-tu à raconter à la porte de l'église?
-Je ne lui ai rien raconté, j'ai dit seulement:

Ô toi, la grande porte! Que je passe, supporte!
De la mariée qui n'en est pas une, écoute la demande infime.

-Tu me le paieras, tu auras la tête coupée, dit la mariée, folle de rage; mais elle se dépêcha de revenir auprès du prince pour lui dire:
-Je me souviens maintenant ce que j'avais dit à la porte.
Et elle répéta les paroles de Méline.
-Et où est le collier que je t'ai donné devant la porte de l'église?
-Quel collier? dit-elle. Tu ne m'as pas donné de collier.
-Je te l'ai moi-même passé autour du cou. Si tu ne le sais pas, tu n'es pas la vraie mariée.
Il lui arracha son voile et vit son visage incroyablement laid. Effrayé, il fit un bond en arrière.
-Comment es-tu arrivée là? Qui es-tu?
-Je suis ta fiancée promise, mais j'avais peur que les gens se moquent de moi en me voyant dans la rue. C'est pourquoi j'ai ordonné à la petite souillon de mettre ma robe et d'aller à l'église à ma place.
-Où est cette fille? demanda le prince. Je veux la voir. Va la chercher!
La mariée sortit de la chambre et dit aux serviteurs que sa femme de chambre était une faussaire, et qu'il fallait sans tarder l'amener dans la cour et lui couper la tête. Les serviteurs attrapèrent Méline et voulurent l'emmener. Mais Méline se mit à crier et à appeler au secours si fort que le prince entendit sa voix et arriva en courant. Il ordonna qu'on relâche la jeune fille sur-le-champ. On apporta la lumière et le prince put voir que la Jeune fille avait autour du cou le collier en or qu'il lui avait donné.
-C'est toi la vraie mariée, dit-il, c'est toi que j'ai amenée à l'autel. Viens dans ma chambre.
Et une fois seuls, le prince demanda:
-Pendant le trajet vers l'église, tu as parlé de la princesse Méline à laquelle j'ai été fiancé. Si Je pouvais espérer que cela fût possible, je penserais qu'elle est devant moi; tu lui ressembles tant!
Et la jeune fille répondit:
-Je suis Méline, celle qui, par amour pour toi, fut emprisonnée pendant sept ans dans un cachot obscur, celle qui a souffert de faim et de soif et qui a vécu si longtemps dans la misère et la détresse. Mais aujourd'hui enfin le soleil a de nouveau brillé pour moi. On nous a mariés à l'église et je suis ta femme légitime. Ils s'embrassèrent et vécurent heureux jusqu'à la fin de leurs jours.

                         FIN

Un conte de fées des frères Grimm

bunni


L'OGRE DES MERS

" Maman, je vais à la pêche ! " dit Petit-furet
Le voilà parti. Il fait un temps splendide, la mer toute proche est plate comme une limande. Petit-furet embarque à bord de " L'Archiduc " (un bateau, même petit a le droit de s'appeler comme ça) et appareille. Il ne va pas bien loin. Là, juste sous la balise, il sait qu'il y a un haut-fond très poissonneux.
Il jette l'ancre, met un ver au bout de sa ligne, balance le tout à l'eau, puis, comme tous les pêcheurs du monde, il attend !
Dix minutes, un quart d'heure se passe. Ça n'a pas l'air de mordre en bas ! Il fait de plus en plus chaud, la mer miroite au soleil. Petit-furet bâille, bâille encore, pique une tête, se reprend, repique une tête...Cette fois, Petit-furet s'est endormi ! En bas, sous la mer, il fait frais, et personne ne dort. Au contraire, ça grouille de vie !
Le beau ver que le garçon a fixé au bout de sa ligne se tortille au gré du courant. On dirait qu'il vit encore. Les habitants du coin le regardent avec un intérêt croissant.
- Hum ! ça à l'air bon, dit un petit éperlan brillant. Et hop ! Il avale le ver.
Là-haut, il y a un petit choc dans la ligne que Petit-furet s'est enroulé autour du poignet. Mais il dort trop bien !
L'éperlan tournicote autour de l'hameçon. Passe alors une VIEILLE (non, pas une vieille dame, mais un poisson qui s'appelle ainsi). Elle se sent en appétit et sans faire de manières, elle gobe l'éperlan et l'hameçon par la même occasion.
Là-haut, la ligne tire un peu plus. Petit-furet ne s'en rend pas compte.
En bas, les choses se précipitent. En effet, à cet instant précis, la marée, les courants, la chaleur de l'eau mettent lez poissons en appétit.
Une roussette tachetée aperçoit la vieille. " Elle est pleine d'arêtes se dit-elle, mais j'ai faim moi ! "
Et voilà la vieille dans l'estomac de la roussette. Là-haut, Petit-furet rêve qu'il attrape le plus gros poisson du monde.
Sous la mer, l'infernale ronde continue, puisque la nature veut que les gros mangent les petits. Un énorme congre tout noir est sorti de son trou. Il a vu la roussette à portée de ses dents. Un congre ne réfléchit pas, il mange... La roussette disparaît dans la mâchoire béante.
Il n'y a pas de raison pour que ça s'arrête : une raie-manta qui passe par-là englouti le congre, puis un peau-bleue dévore la raie-manta.
Attention, un peau-bleue n'est pas un vulgaire poisson : plus gros que lui, restent seulement les baleines, les cachalots...et ces énormes cétacés rôdent rarement près des balises, à quelque cent mètres d'une plage !
Et pourtant, sous la mer, voici que plane un grand silence. Comme si le monde sous-marin attendait quelque chose ou quelqu'un. Les bernicles s'incrustent à leur rocher, les moules cessent de bâiller, les anémones replient leurs pétales. D'un seul coup, toute vie s'arrête.
À la surface, Petit-furet se réveille, un peu perdu après avoir tant dormi. Il s'étire, se frotte les yeux...
- Ma ligne...Il tire...Rien ne vient.
- J'ai dû accrocher un rocher durant mon sommeil.
Il s'apprête à abandonner...Lorsque tout à coup...La ligne se fait toute molle. Petit-furet la ramène vers lui aussi vite que possible. Ses yeux s'écarquillent, sa bouche s'arrondit...
- C'est pas vrai, j'ai pêché un amphigourig !
Chez Petit-furet, les hommes sont pêcheurs de père en fils, depuis des générations. Et le soir à la veillée, les grands-pères racontent aux enfants la légende de l'amphigourig. Une sorte de géant, d'ogre qui vit au fond des mers et que nul ne voit jamais. Un jour, il y a de cela des siècles, un ancêtre Furet a trouvé un amphigourig échoué sur la plage. Au lieu de le dépecer, il a fait venir toute la famille pour le remettre à l'eau.
" S'il vous arrive d'en remonter un au bout de votre ligne, faudra pas avoir peur, avait conclu le grand-père. Il y a un pacte d'amitié entre eux et nous, les Furets ! "
Ne pas avoir peur. Petit-Furet aimerait bien que son grand-père soit là ! Par ce qu'un amphigourig, c'est plus qu'impressionnant !
Imaginez : une énorme tête couverte d'écailles vertes et bleues, des grands yeux noirs et une sorte d'antenne flexible au sommet du crâne...Dans l'eau transparente, Petit-Furet devine des nageoires, mais aussi comme des milliers de pattes qui s'agitent. L'amphigourig, ça tient du dragon, du serpent de mer, de la pieuvre et du scolopendre géant. Bref, c'est indescriptible !
Petit-Furet fait face à la bête. Celle-ci a posé délicatement les premières rangées de ses pattes à ventouses sur le bord du canot et dévisage le garçon de ses yeux sombres.
- Je m'appelle Petit-Furet, de la famille Furet, tu sais...balbutie l'enfant. On a signé un pacte d'amitié toi et nous !
L'amphigourig remue sa tête fantastique, comme s'il comprenait. Son antenne frontale, semblable à un bouquet, s'incline vers Petit-Furet et le caresse. Le garçon n'a plus peur du tout. Et pourtant, d'un seul coup de sa formidable mâchoire, l'animal pourrait les engloutir, son bateau et lui...
La mer alentour est parfaitement lisse, tel un lac par une eau soir d'été. Nul bruit, nul voile, le ciel est comme figé. Et cela dure, dure. Combien de temps au juste ? Dix minutes, deux heures, ou plus...Et puis, brusquement, l'amphigourig ouvre toute grande sa gueule prodigieuse. Il se contracte, régurgite le peau-bleue et le pousse vers le bateau. Petit-Furet amarre le grand poisson le long de la coque.
Une dernière fois, l'amphigourig fixe Petit-Furet, et, doucement, tout doucement, il s'enfonce dans les flots. Petit-Furet se sent soudain bien seul.


Il finit par rentrer chez lui, remorquant son énorme prise. Tous les gens du port sont là et le regardent arriver, s'extasiant qu'un si petit garçon est pris un si gros poisson !

Quand on ouvre le ventre du peau-bleue, on trouve la raie-manta, puis le congre géant, puis la roussette, puis la vieille et enfin, le petit éperlan brillant, tout ce beau monde dans un remarquable état de fraîcheur.
- Jamais, non jamais on a vu ça ! murmurent les pêcheurs.
Petit-Furet pourrait leur dire la vérité, leur parler de l'amphigourig. Pourtant, il se tait. " L'heure n'est pas venue, pense-t-il "

Plus tard, bien plus tard, lorsqu'il sera vieux et que ses petits enfants grimperont sur ses genoux, peut-être à son tour racontera-t-il l'histoire de l'animal fabuleux, de celui que l'on appel " l'ogre des mers ", et qui protége la famille Furet depuis le début des temps !



bunni


Magie ,magie

Tous à vos grimoires, tous à vos chapeaux, tous à vos baguettes, abracadabri, abracadabra, il était une fois une jeune magicienne prénommée Maguy qui vivait avec sa famille dans une roulotte. Elle aimait beaucoup voyager mais elle était parfois triste de ne pas avoir d'amis. Aussi son meilleur ami était il le cheval qui tirait la roulotte et qui s'appelait Flanflan parce qu'il aimait beaucoup ce dessert.

            Pour ses tours qu'elle ne réussissait guère, elle prenait souvent Flanflan comme cobaye. Ainsi, il fut vert, jaune, avec des ailes, une corne, il eut trois queues, un dentier, de vrais cheveux mais jamais ce qu'elle formulait.

            Ses parents n'avaient pas les moyens de l'envoyer dans une école de magiciens et, malgré leur apprentissage, ils se désespéraient à ce que Maguy réussisse à devenir une bonne magicienne. Ils décidèrent donc que, désormais, lors de leur prochaine étape, ils chercheraient pour elle un magicien avec lequel elle pourrait passer le restant de ses jours.

           La roulotte ne suivait pas le même itinéraire tous les ans. Seule une étape ne changeait jamais. Il s'agissait d'une réunion internationale de magiciens qui avait lieu la nuit de la St Jean. Les parents de Maguy comptaient y trouver un prétendant pour leur fille.

            Ils arrivèrent au matin sur le pont d'Avignon. Il y avait un embouteillage énorme de chevaux, de calèches et d'autres roulottes. Les gens sifflaient, les chiens aboyaient, c'était une belle cacophonie. Maguy semblait toute excitée à l'idée de retrouver des visages de connaissance. Flanflan, qui avait exceptionnellement son aspect ordinaire de cheval, portait un habit bizarre fait de losanges multicolores et de grelots. Ils ne passèrent pas inaperçus quand ils entrèrent dans l'enceinte de la ville.

            Après s'être installés près de la place des Papes, ses parents demandèrent à Maguy d'aller s'inscrire pour le grand concours annuel de sorcellerie pour la première fois. Elle acquiesça, toute contente. Tous les concurrents étaient des apprentis en magie qui devaient présenter le tour de magie le plus remarquable possible.

            L'épreuve avait lieu le lendemain, Maguy commença dès l'après-midi à s'exercer avec son cheval. Autour d'elle, d'autres débutants s'entraînaient également. Pour qui prenait le temps de le regarder, le spectacle était des plus insolites. Un garçon essayait de transformer l'armature de fer de sa roulotte en eau ; sa mère sortit en brandissant une casserole, furieuse de s'être fait doucher. Un autre envoyait un aigle dans le ciel en lui faisant laisser une traînée de feu qui atteignit plusieurs coiffures. Une fille se laissait pousser des oreilles de lapin mais les oreilles n'en finissaient pas de grandir et les gens marchaient dessus. On en passe et des meilleures.

            Vint le soir. Les parents de Maguy invitèrent leurs voisins, les Machemalote, à partager leur repas. Ces derniers avaient trois fils de l'âge de Maguy. Il y avait un brun à la lèvre un peu boudeuse, un roux qui ressemblait à une carotte crue et un gringalet qui était plus grand que son cheval. Aucun d'eux n'intéressa la jeune fille malgré les efforts qu'ils firent pour lui plaire. Ils restaient des amis. Les bonbons crées par l'un étaient trop acidulés, les fleurs de l'autre avaient plus de piquants que de boutons. Quand au troisième, il ne savait que sourire sans rien dire.

            Après le repas, la jeune fille demanda la permission de faire un tour. Ses parents, tristes qu'elle n'ait pas été séduite par un des voisins, acceptèrent en lui demandant d'être prudente. Elle prit la direction des hauteurs car elle voulait voir la ville de haut au clair de lune.

            Dans le jardin qui jouxte le palais, un air de musique l'attira. Elle vit en s'approchant un jeune homme qui avait, posé sur son bras, un oiseau qui sifflait admirablement. Devant lui dansait un singe, un serpent, un cygne et un cochon. Chaque animal reprenait le refrain de la chanson de l'oiseau dans sa langue.

-C'est incroyable ! dit Maguy. Si vous présentez ce numéro au concours de demain, vous êtes sûr de gagner.

-Je ne suis pas magicien et je ne participe à aucun concours, dit le jeune homme. Je suis juste un grand ami des bêtes.

-Comme je vous envie ! J'adore mon cheval qui est mon meilleur ami. Pourtant, je n'arrive jamais à rien avec lui. Demain, nous devons faire un tour mais il y a de fortes chances que cela rate.

-Aie confiance en toi, c'est la première condition nécessaire pour réussir. Ensuite le courant d'amour qu'il y a entre ton cheval et toi doit être visible de tous. Si tu t'émerveilles autant, c'est parce que mes animaux m'aiment, que je les aime et que nous savons le faire partager.

-Quoi d'autre encore ?

-De la patience, de l'attention, de la douceur, de la persévérance, du courage et de la joie.

-Ce ne sont pas des formules magiques, dit Maguy.

-La magie, c'est tout cela réuni. Ne crois tu pas que notre rencontre soit déjà magique ? Quand a lieu ton concours ? Je désire venir te voir pour te soutenir.

-Ta présence me ferait chaud au cœur, dit elle en rougissant. C'est demain dans l'après midi sur la grande place.

            Avant de le quitter, elle caressa tous les animaux et posa un baiser sur le front du jeune homme. Ils entonnèrent une nouvelle musique plus forte que la précédente pour qu'elle l'entende jusqu'à son retour à sa roulotte. Ce soir là, Maguy s'endormit des étoiles plein la tête.

            Le matin, dès l'aube, Maguy était la première à s'exercer. Elle essayait de suivre les conseils du musicien rencontré la veille mais elle avait du mal à ne pas se laisser distraire. Le moindre gazouillis d'oiseau la sortait de son tour.

            La matinée battait son plein quand le jeune musicien arriva accompagné de ses animaux. Il se présenta aux parents de Maguy en leur offrant une colombe ce qui leur plut tout de suite. Il proposa à la jeune fille de faire une pause et d'aller se promener sur son cheval.

            Flanflan adopta tout de suite son nouveau cavalier. Ils quittèrent la ville pour les champs et descendirent de cheval au bord d'un ruisseau. Il faisait chaud. Ils se penchèrent pour boire l'eau fraîche. Maguy fut troublée de voir leurs deux reflets se fondre si aisément en un. Leurs lèvres s'approchèrent. Sans mot dire, ils s'embrassèrent.

            A leur retour en ville, Maguy était plus confiante que jamais. Elle annonça à ses parents que la ville lui plaisait beaucoup et qu'elle envisageait d'y rester si elle réussissait le concours. Ses parents comprirent que le jeune homme y était certainement pour quelque chose, ils échangèrent un clin d'œil complice.

            Le moment du concours arriva. Elle tira son numéro de passage, elle était la dernière. On eut droit à des numéros très réussis et à de véritables échecs. Le plus extraordinaire fut la disparition du palais pendant quelques secondes et le plus raté fut le galant maladroit qui échoua à offrir une robe somptueuse à la présidente du jury. Il la couvrit de boue.

            Maguy et le jeune musicien se distrayaient beaucoup. En sa compagnie, la jeune fille était très détendue quand vint son tour. Elle lui proposa d'y participer et il accepta, montant sur le dos du cheval. Alors que ses animaux à terre commencèrent à chanter, Maguy prononça sa formula magique :

-Astrapi Astrapa kouroukoufou par ci par là, cheval, envole toi !

            Sur les flancs de Flanflan apparurent deux belles ailes. Ils s'envolèrent quelques instants jusqu'au toit du palais des papes avant de redescendre sous un tonnerre d'applaudissements.

            Pour la première fois, un des tours de magie de Maguy avait réussi du premier coup. Ils s'embrassèrent sous les yeux du public et de ses parents et reprirent leur envol, cette fois ci accompagnés de tous les animaux, pour on ne sait où.

-C'est grâce à toi que mon tour a réussi, dit Maguy dans le ciel.

-Je t'avais bien dit que l'amour était magique, dit le musicien.

bunni


Sacrée bicoque

Sur le toit d'une maison vivait une cigogne qui attendait le jour rêvé.

Dans une chaumière reculée, si vieille qu'elle tenait à peine debout, où des bassines palliaient aux fuites d'eau, vivait une jeune fille prénommée Capucine.

            Elle paraissait plus sérieuse que son âge, de petite taille et portait des lorgnons pour voir de près.

            Sa maison était dans une clairière, au cœur d'une forêt si épaisse que personne ne lui rendait visite. Elle en était triste, elle qui désirait rencontrer l'amour à travers un musicien, un poète ou un troubadour.

            Un jour, pourtant, alors qu'elle préparait le dîner, un animal se coula par la fenêtre entrebâillée de sa cuisine. C'était un singe, le premier de sa vie qu'elle voyait de si près.

            Il s'empara d'une banane sur la table et se mit à l'éplucher en la regardant. Stupéfaite mais heureuse de sa présence, elle lui adressa la parole :

-Qui es-tu ? D'où viens-tu, petit animal velu ?

            C'est alors qu'un perroquet entra par la fenêtre.

-Sacrée bicoque ! Sacrée bicoque ! dit le perroquet.

            Toc ! Toc ! Toc !

            Capucine, interloquée, alla ouvrir la porte. Elle se trouva face à un énergumène. Malgré sa retenue, elle ne put s'empêcher de rire. L'homme portait des moustaches en tire-bouchon, un chapeau troué avec une fleur, une guitare en bandoulière, un nœud papillon sur une chemise entrouverte, de grandes chaussures comme celles d'un clown et un pantalon bouffant multicolore.

- Permettez-moi de m'excuser de mon singe. Il est parfois un peu envahissant et les bananes...

-Oui, j'ai vu, ne vous en faîtes pas. A qui aie-je l'honneur ?

            Il retira son chapeau. Une touffe énorme et hirsute de cheveux apparut.

-Je suis le prince du château de Domfront. Appelez-moi Gaspard.

            Il fit une petite révérence bien que la tenue de celle qui lui faisait face semblait des plus misérables. Elle portait une robe fanée avec des accrocs, des sabots et un foulard couvrait ses cheveux de sorte que l'on n'en voyait pas la couleur.

-Quel accoutrement bizarre mais sympathique pour un homme de votre rang ! lui dit-elle. Entrez donc. J'étais en train de préparer le dîner. Peut-être vos amis et vous aimeriez partager mon repas ?

-Nous acceptons votre invitation avec plaisir, dit le prince. Votre maison est très accueillante. Malgré son délabrement, elle a quelque chose de féerique. Il y règne une belle lumière et une douce chaleur.

-Merci beaucoup, mon chat qui est allongé sur vos pieds y contribue. D'où venez-vous ?

-Nous nous sommes perdus dans la forêt et nous n'avons rien mangé depuis notre départ. Nous avons été l'objet d'une étrange aventure. Alors que nous étions dans les parages, un renard a attaqué mon singe et l'a cruellement mordu. Mon perroquet a pincé le renard à son tour et moi-même, j'ai essayé de l'assommer avec un bâton. Mes animaux se sont enfuis à la poursuite du renard et je les avais perdus.

-C'est étrange, cet animal rôde dans les parages depuis que ma marraine a disparu sans explication. Asseyez vous et ne faîtes pas attention au désordre. J'en aie pour une minute.

            Tandis qu'elle disparaissait dans la cuisine, le prince regarda autour de lui en égrenant quelques notes sur sa guitare. Il vit un vieux piano plein de poussière et recouvert de livres. Il s'en approcha et le débarrassa. Mais, dès qu'il eut posé ses mains sur le clavier, une touche sauta avec un grincement sinistre. Il se hâta de la remettre et de refermer l'instrument comme si de rien n'était.

            Le perroquet éternua à cause de la poussière et cria :

-Sacrée bicoque ! Sacrée bicoque !

            Le prince frissonna et, trouvant qu'il faisait un peu froid, décida d'allumer un feu de cheminée. Bien mal lui en prit, sitôt le feu parti, la pièce fut enfumée.

-Sacrée bicoque ! Sacrée bicoque ! cria de nouveau le perroquet en secouant ses plumes noircies.

            Le prince demanda à son singe de l'aider à ouvrir toutes les fenêtres. Certaines se brisèrent et d'autres lui restèrent la poignée entre les mains. Le singe essaya de tirer les rideaux pour cacher les dégâts.

            La cigogne, sentant son derrière chauffer, s'envola et vint se poser sur le bord de la fenêtre. Elle vit le singe et lui envoya un coup de bec sur le bras pour attirer son attention. Les deux tinrent un dialogue derrière le rideau.

            Le jeune homme se sentait affreusement embarrassé quand la jeune fille entra, une soupière fumante à la main. 

-C'est gentil d'avoir essayé de faire du feu mais il y a un nid de cigognes sur ma cheminée et je ne veux pas les embêter alors j'attends qu'elles migrent pour me servir de mon foyer. Ne vous inquiétez pas pour le piano, je n'ai jamais eu les moyens de le faire réparer et les fenêtres non plus. Ouvrez donc ces rideaux, on n'y voit goutte.

-Je suis confus tout de même. Je voulais bien faire, dit Gaspard en ouvrant le rideau.

            La cigogne s'envola. Le singe alla parler au perroquet.

-Prenez place à table, la soupe est prête, dit la jeune fille. Au fait, je crois que je ne me suis pas présentée, je m'appelle Capucine.

            Pendant le repas qui fut délicieux, le prince apprit l'isolement de la jeune fille et son désir de rencontrer l'amour.  Il la trouva très intelligente pour quelqu'un qui vivait si à l'écart des réalités de la vie. Ses goûts prononcés pour la nature, la lecture et la musique le ravirent. Elle aimait tant de choses qu'il aimait aussi qu'il lui proposa pour lui être agréable et la dédommager de l'inviter au grand bal masqué qui devait avoir lieu la semaine prochaine pour son anniversaire.

            Elle se sentit intimidée mais très tentée car elle en avait assez de ne parler à personne d'autre qu'à son chat. Le jeune homme lui plaisait par sa bizarrerie et sa simplicité. Elle retira son lorgnon dans un désir inconscient de lui plaire. Aussitôt, le singe s'en empara discrètement. La jeune fille ne vit rien. Elle pensait que, si le reste de la cour était comme lui, elle s'amuserait certainement.

            La nuit, elle rêva d'un bal costumé des plus insolites. Même son chat y participait et dansait avec le singe. Elle se réveilla, toute souriante et pleine de gaîté.

            Les jours s'envolèrent. Celui du bal arriva bien plus vite qu'elle ne l'avait prévu. Elle avait préparé pour l'occasion, avec le peu de moyens qu'elle avait, une robe cousue avec une ancienne paire de rideaux qu'elle avait trouvé dans le grenier, un chapeau de paille recouvert des plus belles fleurs de la forêt et des chaussons qu'elle avait brodé elle-même. Sa chevelure fraîchement lavée étincelait de mille feux et son air aimable et souriant attira sur elle tous les regards quand elle entra dans la salle de bal du château.

            La reine dit :

-Quelle charmante tenue ! Vous incarnez à vous seule le printemps ! Mais je n'ai pas l'honneur de vous connaître. Qui êtes vous donc ?

-Sacrée bicoque ! Sacrée bicoque, c'est elle ! dit le perroquet en se posant sur son épaule.

            Quand au singe, il avait déjà trouvé dans la poche de la jeune fille la banane qu'elle avait amenée pour lui.

-Ah, je vois, notre fils m'a beaucoup parlé de vous.

            Capucine en rougit.

-Allez danser avec les autres, mon enfant.

            Capucine fit une révérence et suivit le singe qui la tirait par la main. Le petit animal l'amena jusqu'au prince mais ils ne se reconnurent pas. Sur l'insistance de sa mère, Gaspard avait rasé ses moustaches et il était tout autre dans son costume princier. Il avait vu Capucine que dans l'obscurité de la maisonnette et, sans ses lunettes, elle était resplendissante.

            Ils se mirent à danser ensemble et leurs pas s'accordaient à merveille au point qu'ils n'osaient dire mot pour ne pas troubler cette harmonie. Mais Capucine s'éclipsa tôt, avant qu'il ait pu lui demander son nom, car elle voulait rentrer avant la nuit tombée pour retrouver son chemin dans la forêt.

            Après le bal, le prince ne pensa plus qu'à elle. Il ne lui restait que le ruban de ses cheveux que le singe avait dérobé et il le pressait contre son cœur en se demandant comment retrouver la jeune fille.

            Son perroquet était anormalement agité et n'arrêtait pas de se percher sur son épaule pour lui crier à l'oreille :

-Sacrée bicoque ! Sacrée bicoque !

            Agacé, le prince finit par lui dire qu'ils allaient rendre visite à la jeune fille. Il retrouva la maison dans la forêt grâce au singe qui avait un sens de l'orientation extraordinaire.

            Lorsqu'il vit la chaumière, elle était en grand bouleversement. Même le singe se grattait la tête en se demandant ce qui se passait. Toutes les fenêtres avaient été changées, elles étaient ouvertes et une poussière énorme en sortait sous l'action d'une bonne grosse dame et d'une personne penchée sur son balai.

-Elle a du déménager, dit le prince, s'apprêtant à faire demi tour.

            Mais le perroquet lui pinça la joue d'un coup de bec. Il s'envola vers l'intérieur, tenant le ruban entre ses griffes. Il se posa sur la tête de la balayeuse et y mit le ruban. La jeune fille se retourna et le noua dans ses cheveux.

Gaspard reconnut alors qu'elle était la jeune fille du bal et aussi Capucine, celle qui l'avait reçu ici la première fois qu'il était venu.

Il frappa à la porte. La grosse dame vint lui ouvrir.

-Vous êtes le prince ? demanda t'elle. Nous vous attendions.

-Oui, dit le jeune homme, surpris. Et vous-même, qui êtes vous ?

-Je suis madame Arc-en-ciel, la marraine de Capucine. Votre singe et votre perroquet m'ont délivré du mauvais sort qui m'avait été jeté. Une méchante confrère m'avait changé en cigogne. J'étais condamnée à demeurer en cet état jusqu'à ce que quelqu'un me vienne en aide en me rendant mon lorgnon magique. La sorcière s'est déguisée en renard pour  vous attaquer afin que vous n'approchiez  pas de la maison mais votre singe et votre perroquet ont su déjouer ses mauvais tours. Ma science animalière étant limitée au langage des singes, si le vôtre n'était pas venu, j'aurais pu rester longtemps dans cet état. Avec ma magie, j'aide aujourd'hui Capucine à faire scintiller sa maison et je lui aie rendu une vue parfaite de sorte à ce qu'elle puisse se passer de mon lorgnon.

-Quel beau changement ! J'ai quelque chose à lui demander, dit Gaspard.

            Le singe se mit au piano, le perroquet se mit à chanter :

-Sacrée bicoque ! Sacrée bicoque !

            Et, sur le premier accord de guitare, Gaspard lui fit sa déclaration.

-Oh, belle Capucine

J'aime tant votre cuisine

Votre chaumière sans prétentions

Vos douces attentions

Oh belle Capucine

Vous qui êtes si fine

Vos cheveux sont comme de la soie

Vos regards me mettent en émoi

Je suis amoureux de vous

Et me veux être votre époux

Le désirez-vous ?

Pour vous, je serais prêt à tout

Rouge comme une tomate, elle acquiesça. Alors le perroquet, le singe et le jeune homme voulurent embrasser Capucine tous les trois en même temps. La marraine dit:

-Je veux bien quelques baisers moi aussi.

            Alors le singe lui sauta au cou et le perroquet lui cria dans l'oreille :

-Sacrée bicoque ! Sacrée bicoque !

            Depuis ce jour, au milieu de la forêt, la chaumière est un nouveau relais, tenu par la marraine qui est une bonne fée. On y organise les plus grandes fêtes populaires où le singe pianiste et le perroquet chanteur ont un très grand succès. Tous vivent très heureux et la forêt abonde désormais de visiteurs.

bunni


"LA VESTE AUX COULEURS D'ARC EN CIEL"

L'histoire que je vais vous raconter s'est

passée il y a fort longtemps, à des millions

d'années lumière de notre galaxie.

A cette époque le Pays Magique avait disparu,

car les gens avaient perdu l'habitude de

croire à la Magie.

Et...Comme chacun sait, la Magie est très

capricieuse et elle n'aime pas du tout, mais

vraiment pas du tout, que l'on ne s'intéresse

pas à elle.

Et c'est ainsi qu'elle est partie faire ses

affaires ailleurs et que le royaume magique

est tombé dans l'oubli.



Il faut dire que si les gens ne croyaient plus

à la Magie, c'est aussi parce que le vieux roi

du Pays Magique était très malade et qu'il ne

pouvait plus entretenir les rêves de son

royaume. Si bien que même les Magiciens

avaient fini par perdre tout espoir de voir

leurs rêves se réaliser un jour.

Et les rêves ont fini par disparaître...



Mais un jour, le vieux roi, sentant sa fin

approcher, fit appeler ses trois fils à son

chevet: "Mes enfants je ne veux pas mourir

avant d'être sûr que le royaume magique ne

tombera pas définitivement dans l'oubli.

Partez chacun de votre côté, courez le vaste

monde et faites en sorte que la Magie

retrouve la place qui lui revient".



Le premier des trois fils avait déjà fort à

faire avec ses entreprises, très florissantes

d'ailleurs, mais il vit dans la demande de son

père un moyen de gagner encore plus d'argent

...en s'attirant la faveur des médias.

Alors il se para d'un magnifique costume de

Magicien noir et doré et montra au vaste

monde comment il était possible de faire

bouger des objets à distance, de lire dans les

pensées ou de couper les femmes en deux sans

leur faire de mal. Il eut beaucoup de succès

grâce à ses spectacles et il gagna beaucoup

d'argent.

Et bien que les gens ne croyaient pas

d'avantage à la Magie qu'auparavant,

ils s'amusaient bien.



Le second des trois fils souhaitait que le

voeu de son père soit respecté. Et comme il

réfléchissait beaucoup  il se dit qu'il serait de

bon ton de ne pas ressembler à un magicien,

d'être comme tout le monde et, tout comme

le vent, de souffler doucement et de s'infiltrer

peu à peu. C'est ainsi qu'il se vêtit d'un simple

pantalon de toile bleu , d'un pull-over de laine et

montra au monde entier ce qu'il savait faire

avec ses mains. Et même si les gens pensaient

que ce monsieur qui portait un pantalon de toile

et un pull-over de laine était très prétentieux,

ils s'amusaient bien.



Quant au troisième des trois fils il était bien

embêté, car il n'avait jamais été un brillant

magicien. Il était pourtant soucieux de

respecter le voeu de son père et il décida

malgré tout de tenter de nouvelles

expériences magiques. Mais toutes ses

tentatives se heurtaient au scepticisme,

ou même au désintérêt des habitants des

différents mondes qu'il parcourait.

Partout il ne voyait que tristesse et désarroi

et les gens n'osaient même plus réapprendre

à rêver de peur de perdre leurs illusions.



Le troisième des trois fils continua pourtant

à explorer d'autres univers... Et les peines et

les chagrins jonchaient le sol au fur et à mesure

qu'il essayait d'éveiller la curiosité de chacun

en voulant lire dans les pensées, ou en disant

la bonne aventure. Mais chacun se demandait

qui était ce drôle d'individu, vêtu d'un autre

temps et qui voulait leur faire croire que

la Magie existe.

Et puis d'ailleurs les grands savants avaient

prouvé que personne ne pouvait changer le cours

du temps ou les lois de la physique. Les choses

étaient comme elles étaient et c'était très bien

comme ça...



C'est ainsi que le troisième des fils se met

à ramasser les peines et les chagrins qui

continuent à joncher le sol.

Il en ramasse jusqu'à ce que le soleil se lève

mille fois. Et au matin du mille et unième jour,

il coud tous ces morceaux de chagrin ensemble

...et avec tous ces morceaux de chagrin

il confectionne une magnifique veste, une veste

en patchwork, aux couleurs d'arc en ciel.

"Qu'est ce qu'elle est belle cette veste!" disent

les passants émerveillés. On en oublie tous nos

soucis. "C'est parce que c'est une veste magique"

répond le Magicien, "que j'ai cousu avec vos

peines et vos chagrins. Car voyez vous un petit

morceau de Magie est caché au plus profond de

chacun de vous. C'est ainsi pour que les secrets

de l'univers restent bien gardés. Mais

quelquefois les secrets sont trop bien gardés

et il arrive qu'on en oublie leurs couleurs".



Depuis ce jour, tous les habitants des

différents mondes savent que derrière leurs

tristesses et leurs peurs se cache un petit

morceau de Magie.

Et on raconte que lorsque l'on a du chagrin

il suffit de lever les yeux dans la nuit pour

apercevoir un petit homme qui danse sur un

rayon de lumière. Il porte une veste aux

couleurs d'arc en ciel et il décroche les étoiles

pour les donner au monde entier.

bunni


L'ESPRIT DE LA RIVIERE

Il était une fois un gros rocher brun veiné d'or et de gris qui fendait le courant d'une rivière de montagne. C'était la fin des grosses chaleurs et la rivière avait pris son lit d'été. Oubliant les vacarmes de Mai, elle chantonnait sereinement sa mélopée de Septembre. Sous le rocher, les courants complexes avaient creusé dans les galets une large caverne à trois entrées, où reposait lourdement la branche morte d'un châtaignier.

Pouvait-on imaginer plus accueillante oasis pour une truite arc-en-ciel, que ni les crues ni les hommes n'avaient jamais pu emporter ? Le fait est, qu'après tant d'années de vif argent dans le flot des torrents, la truite, marquée des nombreuses blessures dont elle était si fière autrefois, avaient trouvé à l'abri des mains des hommes les plus malins le commencement de la sagesse dans l'antre du rocher. Les deux avaient su lier une solide amitié. Et lorsque le rocher parfois voyait un homme agile remonter d'un mouvement silencieux et ralenti à l'extrême le cours caillouteux de la rivière, yeux et mains au ras de l'eau, se fondant dans l'image du ciel et le chant de la rivière, à l'insu même des bêtes les plus sauvages, alors il prévenait la truite du destin qui s'approchait. Elle se réfugiait aussitôt dans les branchages de châtaignier, sachant que l'homme a toujours en tête le serpent sous la pierre et que sa main reculerait en découvrant le bois flotté que la rivière avait noyé.

A part l'homme, personne n'aurait pu faire de mal au rocher. Et pourtant il souffrait. Car il aimait la rivière et n'était qu'un rocher. Il la voyait venue d'horizons blancs et glacés qu'il imaginait à peine, sentait sa rude et douce caresse au rythme des saisons et veillait sur son sommeil gelé durant le long hiver des montagnes. Il la regardait glisser loin là-bas vers la terre des hommes, jusqu'à se perdre, lui avait-elle dit un jour, dans la Grande Rivière, si vaste qu'elle n'avait plus de rives où pouvaient se dorer les marmottes.

Pourquoi n'était-il pas fait d'eau ? Il aurait voulu être une pluie d'orage ou la rosée du matin, miroitant en elle les nuits de lune au pied des étoiles et courir libre et heureux, avec elle, parsemant d'embruns rieurs le monde immobile des berges moussues. Mais il n'était qu'un rocher, lourd et immobile, qui ne pouvait espérer lui appartenir qu'au rythme millénaire de l'érosion et qui s'ouvrait de sa tristesse à une vieille truite écaillée.

- Tu es un idiot, lui dit la truite. Tu rêves la mort pendant que tu nous donnes la vie. Ouvre donc tes yeux de pierre et vois ! A moi, tu me donnes l'abri et le repos. Et plus que cela, en retenant la rivière dans un grondement d'écume, tu me donnes l'air et la vie et à elle la jeunesse éternelle. Toute la lumière de ses éclats, elle te la doit, toi qui seul a la force de sa pureté. Tu es le cœur qui bat en elle et grâce à qui nous vivons tous. Et tu ne le vois pas.

Le rocher, troublé, ne répondit pas. Mais durant l'automne, il médita silencieusement les propos de la truite.

Bientôt, le vent se mit à fraîchir et les premiers flocons voltigèrent. Les marmottes avaient depuis longtemps disparu dans leurs terriers et leurs cris perçants s'étaient tus quand la rivière s'habilla de son manteau de glace. Par une nuit froide et sans lune parsemée d'étoiles, le rocher fit un rêve, qui dura tout l'hiver.

En ce rêve, la truite lui prêta son corps et le guida sous les neiges jusqu'à une grotte insoupçonnée, au lieu le plus calme et le plus profond de la rivière. D'abord, le rocher-truite ne vit rien. Puis, peu à peu, il perçut la faible lumière jaune qui des étoiles parvenait jusque-là. Et dans cette pâle clarté venue du fond des âges miroita un éclat vert, né de la lente ondulation d'un poisson bleu au regard noir et brun. C'était un gros poisson très étrange, presque inquiétant, comme il n'en avait jamais vu. Tel un fantôme, il hantait ce lieu sombre et inconnu des hommes.

- Je suis l'esprit de la rivière, lui dit il. Et je te connais bien.

- Mais toi, qui te connaît, dit le rocher ?

- Le saule et le héron, la truite bien sûr et tous ceux qui boivent en moi depuis le ciel jusqu'à l'océan, tous ceux qui savent où s'abreuve leur âme, tous ceux enfin qui ont la conscience de ce qu'ils sont en ce monde.

Ce que la rivière chante, c'est notre existence. Chaque grain de sable qui roule, chaque oiseau qui s'ébroue, chaque papillon qui y boit joue sa note et façonne sa mélodie. Mais toute la force originelle de ce chant, c'est toi qui la lui donnes, de ce grondement sourd qui épouvante même les hommes. Autrefois, eux aussi me connaissaient. Ils puisaient en moi ce qui les nourrissait et n'oubliaient jamais de me remercier. Il n'y a plus beaucoup d'hommes à présent qui me connaissent. Mais ceux qui demeurent suffiront toujours à transmettre le savoir des anciens chemins.

Le rocher, au plus profond de sa mémoire, percevait la vérité de ces paroles et s'étonna qu'il fallût un poisson pour les lui rappeler.

- Si tu es un esprit, pourquoi te montres-tu poisson ?

- Parce que si j'étais un rocher, tu ne me croirais pas. Et puis, tout poisson que je sois, j'ai moi-même un esprit. Sinon comment connaîtrais-je ce qu'un poisson ne connaît pas ?

- Et où est donc ton esprit, poisson bleu ?

- Il zèbre le ciel de lignes bleues qui tracent les chemins des pensées de la rivière. Quand tu le verras, suis-le du regard, et tu connaîtras mes rêves.

La truite frissonna. Quelque chose dans l'air avait changé quand le rocher s'éveilla. Le soleil était plus chaud ce matin-là, et le printemps, il le savait, ne serait plus jamais comme avant. Il dut tout de même attendre, avec sa patience de pierre, le cœur de l'été pour voir un jour se poser, fringante sur son nez, une magnifique libellule bleue, qui avait bien des choses à lui montrer.

bunni


L'omelette désobéissante

« Rien de meilleur qu'une bonne omelette bien épaisse et bien grasse ! » dit la mère en apportant les pots et en allumant le feu. Dans le plus grand, il y avait de la farine, dans le deuxième du lait, dans le troisième de la graisse. A portée aussi la salière et le sucrier, sans oublier, bien sûr, un bel œuf nacré que la meilleure poule venait de pondre. La mère brisa cet œuf au-dessus de la farine, versa du lait, saupoudra de sucre, mélangea le tout, et cela devint une omelette très convenable. Dans la poêle, l'omelette gonfla.
L'odeur appétissante qui s'en dégageait attira les sept enfants autour du feu. Chacun d'eux suppliait: « O mère, laisse-moi goûter cette merveille ! » Et même le grand-père quitta son fauteuil, trotta par la cuisine et, la mine gourmande, demanda: «Ma chère fille, donne-moi un morceau de cette bonne omelette, je meurs de faim. »
« C'est trop tôt encore!» répliqua la mère qui regarda dans la poêle pour voir si l'omelette était assez dorée. Elle fut épouvantée. L'omelette était bien là, dans la graisse bouillante. Mais elle avait pris l'aspect d'un visage curieusement ridé, sombre et renfrogné, avec une bouche, deux yeux et un nez. Un œil était grand ouvert, l'autre à demi-fermé, et ils louchaient tous deux méchamment. Le nez, boursouflé, menaçait d'éclater et la bouche se tordait en une moue de dépit.
A ce moment-là, l'omelette se mit à parler : « Ah! ah! dit-elle, vous voulez donc me dévorer ? Je ne suis pas d'accord! » Et, courroucée, elle se coucha sur le flanc, puis se redressant, sauta hors de la poêle et s'enfuit par la porte. La mère lui ordonna: « Omelette, reste là ! » Mais l'omelette refusa d'obéir et la pauvre femme la poursuivit, une cuiller dans une main et la poêle dans l'autre, en criant : « Arrêtez-la ! arrêtez-la ! »

Elle réussit enfin à saisir la fuyarde
par un bout, mais s'aperçut qu'elle devait courir avec elle sans pouvoir la lâcher. Et les enfants, les uns derrière les autres, se cramponnaient à son tablier et couraient à sa suite. Le grand-père, qui voulait retenir le cadet, resta pris et dut courir, lui aussi. Collés les uns aux autres, ils étaient entraînés par l'omelette endiablée. - En cours de route, ils rencontrèrent un chat au poil hérissé, qui dit en son langage : « Laisse-moi t'avaler, succulente omelette ! » Mais celle-ci grogna : « Accroche-toi au grand-père si tu as envie de nous suivre. » Un peu plus loin, un coq perché sur un fumier s'écria de sa voix rauque : « Délicieuse omelette, avec quel plaisir je te mangerais ! » L'omelette ré pliqua : « Eh bien, tiens-toi à l'oreille du chat, et tu seras aussi de la fête. » Ce fut ensuite le tour d'une vache tachetée qui revenait de l'abreuvoir.
« Toi, s'écria-t-elle à l'adresse de l'omelette, tu ferais bien mon affaire ! » - « Tout doux, ma belle, railla l'omelette, saisis d'abord une plume du coq et nous verrons... » Il en alla de même de la cigogne, qui était justement à jeun. « Goûte tout d'abord un poil de la vache, dit l'omelette, et tu
obtiendras peut-être ce que tu convoites ! »
- C'était un spectacle pittoresque que ce singulier cortège avec l'omelette en tête et la cigogne en queue et, entre elles, la mère, les sept enfants, le grand-père, le chat, le coq et la vache. En chemin, ils rencontrèrent un cochon. Comme chacun le sait, cet animal est très vorace. « C'est exactement ce que souhaitais, grogna-t-il, il y a si longtemps que je n'ai pas mangé d'omelette. Arrête-toi donc que je puisse t'engloutir ! »

Un cochon qui a faim, crie ; c'est pourquoi il n'entendit pas l'omelette qui lui conseillait de s'accrocher à la cigogne pour avoir sa part du festin. Il trotta aussi, il est vrai, mais seul, à côté de l'omelette, de la mère, des sept enfants, du grand-père, du chat, du coq, de la vache et de la cigogne, et sans être lié à eux. Et tout en courant par monts et vaux, il criait sans arrêt: « Sois donc raisonnable, omelette stupide, tu finiras par tomber si tu ne t'arrêtes pas ! » Vers le soir, le cortège arriva au bord d'une rivière qu'aucune passerelle ne franchissait. Pas le moindre bac non plus. L'omelette fut dansl'embarras :
« Pourrai-je ou ne pourrai-je pas m'en tirer à la nage ? » se demanda-t-elle. Mais le cochon, empressé, se hâta de lui dire : « Je te porterai volontiers sur l'autre rive, car un cochon, c'est gras et la graisse ne s'enfonce pas. » L'omelette se rendit à ces raisons, sauta sur le groin du porc qui se jeta allègrement à l'eau. « Les autres, pensa-t-il, resteront en arrière et l'omelette entière sera pour moi. »
Au milieu de la rivière, l'omelette se sentit prise d'inquiétude. « Saprelote, se dit-elle, c'est que le cochon va te manger, et ça ne me dit rien d'être mangée par un cochon. »
Elle prit son courage à deux mains, sauta à l'eau, revint à la nage, retrouva la mère et retourna dans la poêle. Là, elle se tint tranquille, comme toute omelette qui se respecte doit le faire. Et la mère put la partager en treize morceaux. Les convives se rangèrent autour de la poêle et chacun reçut sa part : la mère, les sept enfants, le grand-père, le chat, le coq, la vache et la cigogne. Et l'omelette conclut : « C'est bien ainsi ! »
Le cochon pensait, lui, que l'omelette s'était cachée dans la terre. Et il commença à chercher. Mais il ne la trouvera jamais, dût-il fouiller le sol pendant mille ans...