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Contes d'ici et d'ailleurs

Démarré par bunni, 18 Septembre 2012 à 00:22:36

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bunni


La toque toquée

Pourléchez vos babines et délectez vous dans l'attente de l'histoire savoureuse que je vais vous conter.

            Il était une fois dans un paisible royaume dont personne n'avait jamais entendu parler, parce qu'il ne s'y passait jamais rien, un jeune homme qui vivait dans les cuisines de la cour d'un château. Normal puisque c'était le cuisinier attitré du roi et de la reine.

Il était aisément reconnaissable à sa toque qui ne le quittait jamais. Barbu, moustachu, tout son visage respirait les odeurs de ses mets délicieux. Il avait en permanence des épices sur les pointes de sa moustache et sa barbe avait toujours l'air un peu collante pour avoir trop souvent trempé dans la soupe. Pourtant, sa cuisine était toujours propre et reluisante. Tous les alentours se réjouissaient et s'impatientaient quand ils étaient invités au château car ils savaient que cela promettait un excellent repas. Les rumeurs disaient que son talent incroyable lui venait de sa toque qui devait être magique.

            Un jour qu'il faisait très chaud, le cuisinier, monsieur Becfin, posa sa toque sur le rebord de la fenêtre de la cuisine.

            Une servante du château passait par là, une corbeille de linge à la main.

            Elle décida de lui emprunter sa toque pour la laver et voir si elle était magique. Elle la dissimula dans le panier à linge.

            Le cuisinier, quelques instants après, fut horrifié de constater la disparition de son bien. Il poussa un hurlement épouvantable qui résonna aux quatre coins du château et, s'arrachant la barbe de désespoir, cria :

-Catastrophe ! Je vais devenir toqué sans ma toque !

            La reine réveillée en sursaut dans sa sieste demanda au roi d'aller voir ce qui se passait.

            Il vint s'enquérir auprès de monsieur Becfin :

-Ne vous en faîtes pas ! Je vous aie fait commander une nouvelle toque.

-Vous ne comprenez pas, votre majesté. Cette toque avait pour moi une valeur sentimentale immense. Je vous remercie de votre geste mais ce couvre-chef était mon dernier lien avec feu ma mère qui était elle-même une grande cuisinière. Toute sa vie, elle m'a appris en me préparant les plats les plus extraordinaires qu'il suffisait de tout cuisiner en assaisonnant d'une pincée d'amour pour que la réussite soit au rendez-vous. J'ai reçu tellement d'amour de sa part que, pour toute ma vie, j'en aie à prodiguer aux autres. Avec cette toque sur la tête, j'avais le sentiment que ma mère était à mes côtés. Une partie de ma confiance en moi disparait sans elle.

-Pas de panique, nous allons la retrouver. Il y a votre odeur dessus. Je vais vous amener Tarbusse, mon meilleur chien de chasse. Il va vous renifler et retrouver votre toque à la trace.

-C'est génial, votre majesté, vous êtes un esprit brillant, vous rayonnez dans  tout le royaume.

            Pendant ce temps, la voleuse, toque propre sur la tête, s'était mise aux fourneaux. Elle avait décidé de confectionner un gâteau exceptionnel pour faire plaisir à sa fille qui fêtait son anniversaire. Elle avait une telle confiance dans la toque qu'elle n'ouvrit aucun livre de recette.

            A peine eut elle sorti le gâteau du four que Tarbusse lui sauta dessus. Le plat partit en éclats et tout le gâteau se répandit sur le sol. Seul le chien le goûta aussi seul lui peut il nous dire s'il était bon.

            Prise sur le fait, la jeune femme était rouge de honte. Le roi la gronda sévèrement et s'apprêtait à la renvoyer quand monsieur Becfin, qui avait bon cœur, le supplia de ne rien en faire.

-J'ai justement besoin d'une aide en cuisine. Elle s'acquittera de sa faute et apprendra ainsi ce qu'elle désire.

            Eperdue de reconnaissance, la voleuse lui sauta au cou et l'embrassa sur les deux joues.

-Que vous sentez bon ! Et que vous êtes bon ! Mille pardons ! Comprenez-moi, je voulais juste impressionner ma fille et vous faire plaisir de la même manière.

            Monsieur Becfin sourit, plus troublé qu'il ne l'avait jamais été. Isolé dans sa cuisine, il n'avait pas l'habitude d'une compagnie féminine.

-Ne vous inquiétez pas, dit-il. Nous allons refaire ce gâteau ensemble.

-Ouaf ! dit Tarbusse, en se léchant les babines.

            De ce pas, ils retournèrent en cuisine, et s'affairèrent à l'élaboration du plus succulent dessert qui soit. Monsieur Becfin se surpassa du fait qu'il n'avait jamais travaillé de concert et que la présence de mademoiselle Chenapante le galvanisait.

            Il dansait le couteau à la main autour des fourneaux, virevoltait autour des casseroles, tambourinait sur les tables au moyen de divers ustensiles et poussait des cris de sioux auquels s'ajoutaient les aboiements de Tarbusse.

-Mademoiselle Chenapante, prenez le pas !

            Elle se suivit dans sa folie créatrice, débordante d'enthousiasme.

            La reine, réveillée une seconde fois de sa sieste, demanda au roi de faire cesser ce tintamarre.

            Une fois le mets accompli, le temps que le gâteau cuise, monsieur Becfin proposa une petite promenade au jardin potager. C'était sa création et il en était très fier. C'était la première fois qu'il proposait à une dame de se promener avec lui et il rougissait de son audace.

            Au milieu des légumes et des fruits les plus colorés, monsieur Becfin découvrit une femme toute différente, curieuse, intelligente, raffinée, aimant les enfants et les animaux et presque aussi passionnée de cuisine que lui. Elle lui rappelait sa mère.

            Sur ces entrefaites, alors que la conversation prenait un tour plus intime, le roi resurgit.

-La reine désire pour son petit déjeuner de demain de la confiture au sureau noir, dit-il. En avez-vous dans vos réserves ?

-Pas du tout, dit le cuisinier, affolé. Le sureau est rare dans notre région. Je ne peux pas vous promettre de vous en trouver pour demain.

-Il en va de votre honneur et de votre place, dit le roi. La reine est si fragile pendant sa grossesse qu'il faut satisfaire à la moindre de ses exigences.

-Il y en a un plant dans le jardin de ma grand-mère au-delà de la montagne et de la rivière, dit mademoiselle Chenapante. Laissez-moi vous y guider. En partant maintenant, nous serons revenus à temps pour demain.

-Ne vous inquiétez pas pour votre dîner. Le majordome vous servira les restes du buffet froid de ce midi, dit le cuisinier. Nous devons partir promptement.

-Faîtes, soupira le roi, et, excusez, je vous prie, cette nouvelle extravagance. D'une femme enceinte, il faut s'attendre à tout !

            Mais le cuisinier et sa nouvelle amie n'étaient pas fâchés du tout à l'idée de cette petite escapade qui leur donnait l'occasion de faire plus ample connaissance. Monsieur Becfin, avant le départ, fit à mademoiselle Chenapante, une proposition :

-Si vous sauvez ma réputation à la cour en m'aidant à trouver ce sureau, je vous offrirais ma toque.

            La jeune femme acquiesça, rouge de joie. Ils partirent aussitôt, un panier à la main et Tarbusse à leurs trousses.

            Alors qu'ils gravissaient la montagne, un coup de vent les surprit et arracha la toque du cuisinier. Le couvre-chef alla se poser sur la tête d'une chèvre qui broutait un peu plus bas. Elle se mit à tenir ce langage :

-Par mes cornes, cette herbe n'a aucun goût ! C'est à vous en rebrousser le poil.

            La toque s'envola à nouveau. Elle atterrit cette fois sur la cime d'un arbre qui tint ce propos :

-Par toutes mes branches, l'air a bien mauvais goût. Une tempête se prépare.

            Nos trois compagnons, à la poursuite du couvre-chef, ne savaient plus où donner de la tête. La toque reprit une dernière fois son envol et s'écrasa dans une rivière. Sous elle, une grenouille tint ce langage :

-Quel bon parfum mais qu'il fait noir là-dessous !

            A ce moment précis, monsieur Becfin, mademoiselle Chenapante et Tarbusse étaient complètement égarés. Ils rattrapèrent la toque et libérèrent ainsi la grenouille de son obscurité. Ils lui demandèrent leur chemin. Elle répondit en croassant.

-Je l'avais bien dit ! s'écria mademoiselle Chenapante. Votre toque détient quelques pouvoirs.

-Je le découvre avec vous. Ma mère ne m'en avait rien dit. Elle m'avait seulement recommandé de toujours la porter en souvenir d'elle.

            Le tonnerre éclata brusquement. Mademoiselle Chenapante prit l'initiative de coiffer Tarbusse de la toque et de lui faire sentir un morceau d'étouffe appartenant à sa grand-mère.

-Hâtons nous, dit Tarbusse, la route est encore longue et la pluie efface les odeurs.

            Tous trois reprirent leur chemin et, à la tombée de la nuit, arrivèrent à l'auberge de la grand-mère.

            Ils s'endormirent, épuisés, et, avant l'aube, allèrent cueillir le sureau pour repartir de sitôt en direction du château.

Alors qu'ils descendaient la montagne, un sanglier surgit d'un buisson et fit basculer monsieur Becfin à terre. Il fit tomber son panier. Celui-ci roula, dévalant toute la pente. Le cuisinier en jeta sa toque dans l'herbe de désespoir. La chèvre du début réapparut, se coiffa de la toque et lui dit :

-Ne vous en faîtes pas ! Avec mes amies, je vais vous récupérer votre sureau.

            Le panier fut vite à demi rempli grâce aux braves bêtes mais le sureau était en piteux état car elles l'avaient un peu écrasé dans leur gueule.

-Il n'y en a plus assez, se lamenta le jeune homme.

Mademoiselle Chenapante dit :

-Demandons à l'arbre d'hier. Il pourra peut-être nous indiquer un sureau.

            Avec Tarbusse en éclaireur, ils retrouvèrent l'arbre et coiffèrent une de ses branches.

-Il y a un sureau qui pousse au bord de l'eau, dit l'arbre, un peu à votre droite, en descendant quelques mètres.

            Le soleil commençait à se lever, ils accélérèrent le pas. Ils trouvèrent le sureau et leur panier fut vite plein à rebords.

             Il ne leur restait qu'à traverser la rivière. Mais, horreur, monsieur Becfin glissa sur une des pierres moussues où se trouvait la grenouille du début. Elle sauta obligeamment pour rattraper l'anse du panier.

-Merci, dit le cuisinier. Je te promets de t'épargner, toi et les tiens, dans mes cuisines.

            Ils arrivèrent ainsi juste à temps pour faire la confiture et la servir au lever de la reine.

-Nous faisons une bonne équipe, dit la jeune fille. Je suis ravie d'être votre assistante.

-En si peu de temps, vous m'êtes apparue bien plus que cela. Ma passion pour la cuisine m'aveuglait. Je ne voyais rien d'autre dans la vie. Mais, depuis que je vous connais, mon cœur a une autre raison de battre : être à vos côtés et vous donner tout l'amour qu'il se doit. Voici le gage de mon estime pour vous.

            Il lui posa la toque sur la tête. Elle lui sauta au cou et l'embrassa. Tarbusse aboya joyeusement et leur sauta dessus aussi.

            Dès lors, ces deux toqués d'amour et de cuisine mettent la joie dans tous les alentours.

            La magie n'est rien sans une pincée d'amour.

bunni


Ca brille là-haut

Dans le pays le plus haut, le plus reculé du monde, à quelques pas des nuages ; dans le lieu le plus caché, le plus inconnu encore à ce jour, le temps semble s'être arrêté sur le bonheur des habitants d'un beau château. C'est une demeure d'où les hommes ont vue sur les oiseaux, où l'air est si pur que l'on y respire que de douces senteurs et où les fleurs les plus merveilleuses qui soient poussent à profusion. Le château est placé si haut dans le ciel qu'il n'y pleut jamais. Il y brille simplement toute la plus belle myriade d'étoiles, la vue sur la voie lactée est unique.

            Parmi les occupants du château, trois suffisent à créer cette harmonie parfaite, ce sont le roi Bonnefoi, la reine Bonnenouvelle et le fou du roi Bonvivant ; le roi parce qu'il est toujours juste et de bonne humeur, la reine parce qu'elle est très belle et généreuse, le fou du roi parce qu'il est gai toute l'année et que leurs fous rires à tous les trois sont si contagieux qu'ils font rire tout le royaume et que, sur la terre, on les entend comme des coups de tonnerre.

            Il y avait pourtant quelqu'un dans tout l'univers que cette harmonie agaçait. C'était la lune. Elle travaillait dur la nuit pour faire briller sa lumière aux quatre coins de l'univers et elle aspirait au repos le jour. Depuis que le roi Bonnefoi était monté sur le trône, son aura dans le ciel était plus grande que la sienne. La lune était jalouse. Elle alla raconter ses ennuis au soleil qui s'effaça, causant une éclipse. Elle lui dit :

-Je perds mon prestige. Les hommes m'ont oublié. Ils préfèrent de loin les fastes du roi, sa bonhomie, son optimisme, sa joie de vivre à mon rayonnement. La nuit, alors que je suis seule et que je brille pour eux, ils ne pensent plus à moi, ils ne me regardent plus et ne font plus de vœux à mes sœurs, les étoiles.

-Que veux tu que je fasse pour t'aider ? demanda le soleil. Pour moi, tu es toujours aussi lumineuse.

-Si nous arrêtions tous les deux de nous montrer alors ils le remarqueraient forcement, dit la lune.

-Si cela t'est agréable, cela fait longtemps que je n'ai pas pris de vacances, je n'en brillerai qu'avec plus de chaleur à mon retour, approuva le soleil.

            Le lendemain, le fou du roi vint réveiller le roi et la reine avec une bougie.

-Souverain bien-aimé, le soleil ne s'est pas présenté ce matin. Les coqs dorment encore.

            Le roi éclata de rire, souffla la bougie et se retrouva dans le noir. Sa femme lui dit :

-Laissons bouder monsieur le soleil, fou du roi, accordez vous une journée de vacances. Venez vous recoucher, mon aimé, profitons en pour faire la grasse matinée.

            Mais le soir venu, ni la lune ni le soleil ni toutes leurs étoiles n'étaient encore apparus. Les jours passèrent sans que cette situation change.

-Il faut que j'aille leur parler, dit le roi. Il se trame quelque chose et j'ai mal aux yeux.

            Il monta en haut de la plus haute tour du château en s'agrippant aux marches pour ne pas tomber, monta sur son nuage secret le plus épais accompagné de son fou et ils crièrent en chœur :

-Eh ho ! De la lune, du soleil, y a quelqu'un ?

            L'écho de leurs paroles retentit dans les cieux. Seul un hibou et sa femme, la chouette, qui voyaient dans le noir mais qui n'avaient rien à faire si haut montèrent jusqu'à eux.

-Le soleil et la lune sont partis en vacances. Nous allons vous guider.

            Pendant ce temps, au château, tout le monde était heureux malgré l'obscurité. Toutes les bougies et les feux de cheminée avaient été allumés, tous les habitants du royaume avaient été invités pour écouter la reine chanter et annoncer de bonnes nouvelles. Personne ne semblait être inquiet. La reine avait une voix magique qui apaisait et dispensait du bien être.

            A peine avaient ils franchi les premiers nuages que le roi et son fou, qui lui racontait des plaisanteries plus folles que jamais pour l'égayer ce qui faisait glousser la chouette, virent les plus grosses gouttes de pluie qu'ils n'avaient jamais vu s'écraser sur eux.

-Mais je suis mouillé, dit le roi. Je n'ai jamais été mouillé à part dans ma baignoire.

-Et moi donc, dit le fou, même dans mes blagues, je ne me mouille jamais.

-Un roi doit se sacrifier pour ses sujets, dit le roi. Supportons donc ce doux supplice.

-Vous êtes sûr que ce n'est pas mauvais pour notre santé ? Nous risquons de nous enrhumer, cela ne nous est jamais arrivé, s'inquiéta le fou.

-C'est un mot de votre invention, enrhumé ?

            Le couple de chouettes qui les écoutait les trouvait complètement frappés. Ils en hululaient  de rire sous leurs plumes.

            Après la pluie, le vent se mit à les faire ballotter. Le fou s'écria :

-Ca tangue, je sens que nous allons avoir le vertige ou le mal de mer.

            Il s'accrocha à la cape du roi.

-Je sens que ma couronne vacille, tenez la moi que je ne la perde pas mais arrêtez de dire des âneries. La mer, c'est un truc de terrien, pas de risque qu'elle nous fasse mal. Atchoum ! Oh ! Qu'est ce qui m'arrive ? Cela ne m'est jamais arrivé !

-Vous éternuez, votre majesté !

-Qu'est ce que c'est, c'est une maladie ?

-Un symptôme de contamination terrestre, votre excellence !

-On nous a jeté un sort ?

            Le hibou et la chouette, pliés en deux par tant de naïveté et d'ignorance, arrivèrent au lieu où le soleil et la lune prenaient leurs vacances. Ils avaient choisi des volcans d'Auvergne éteints pour assurer leur tranquillité. Le soleil et la lune reposaient, cachés dans le lac d'un cratère qui en avait jauni, roussi, gonflé et mis en bulle comme une omelette en train de frire.

-Ils ont une baignoire plus grande que la mienne, s'écria le roi d'un ton indigné. Et leurs sels de bain sont vraiment bizarres, j'aimerai bien les essayer.

-Cela ne se vend pas sur catalogue, dit le fou. C'est réservé aux astres. Vous brillez autant qu'eux mais vous n'en n'êtes pas un.

-Qu'ils sont beaux quand même tous les deux !

            Le roi et le fou reprirent en cœur :

-Eh ho ! Du soleil, de la lune, y a quelqu'un ?

            Le volcan se mit à parler d'une seule voix qui résonna dans tout l'univers :

-Qu'y a-t-il pour votre service ?

-Je suis le roi du pays d'en haut au dessus des cimes.

-Nous vous connaissons trop bien.

Le roi rougit.

-Merci, trop aimable. Je me permets de venir vous demander d'interrompre vos vacances car nous sommes dans la détresse sans vous. Les coqs ne chantent plus, nos cultures ne poussent plus, les enfants ne vont plus à l'école, les chevaux ne labourent plus les champs, nous dormons trop, nous ne mangeons plus assez car la nourriture ne nous est plus livrée, nous tombons et nous nous faisons mal tout le temps, nos lunettes de soleil ne servent plus, il fait tout le temps froid...

            Le fou du roi ajouta :

-Les fleurs n'ont plus de couleur, les cheveux et les yeux de ma femme non plus, on ne sent plus rien, y a plus de parfum donc rien n'a de goût sans vous.

-C'est de votre faute. Vous brillez un peu trop, vous nous éclipsez. IL n'y en a que pour vous et, même alors que nous sommes absents, votre royaume éclate encore de rire.     

Le fou du roi dit :

-Notre bonheur vous dérange t'il ?

-Au contraire, vous nous demandez moins de travail mais vous nous oubliez. Nous aussi avons besoin de votre amour pour briller. Nous voulions vous faire réfléchir

-Mille pardons, dit le roi. C'est tout réfléchi, revenez. J'aime la vie, mes sujets aussi, nous vous aimons plus que tout même si nous oublions parfois de vous le faire savoir. Je vous promets que je recommanderais à tous mes sujets de penser à vous et que, bientôt, nous vous rejoindrons tous pour célébrer un heureux évènement.

            Le soleil et la lune se firent encore un peu prier mais acceptèrent de les suivre. Le soleil se leva avec trois jours de retard le temps que finissent leurs vacances. De nouveaux astres apparurent dans le ciel, encore plus resplendissants.

Au château, la reine inventa une nouvelle chanson pour les louer que tout le château reprit en chœur : Le soleil a rendez-vous avec la lune.

            Sitôt le roi rentré, son épouse lui sauta au cou et lui annonça un heureux évènement : elle était enceinte suite à leur grasse matinée prolongée avant son départ.

-Merveilleux ! dit le roi, nous l'appellerons Luna si c'est une fille et Soledad si c'est un garçon. Ils vont être contents.

             Ainsi, dans une harmonie universelle, cette histoire finit.

Prenez garde au ciel, ses colères sont quelquefois foudroyantes et, mieux vaut ne pas le fâcher, c'est si beau de le voir illuminé. Si vous levez les yeux vers les étoiles et entendez des coups de tonnerre, pensez à ce château où tout le monde rit sans s'en lasser.

bunni


La grande ballade des  sept étoiles

Dans le grand palais du ciel, vivaient sept sœurs, sept étoiles qui tournaient leur regards et leurs jeux vers la Terre.

La première des sept étoiles, et la plus malicieuse, avait pour nom Yang. Visitant la Terre elle avait été émerveillée par une petite hirondelle et avait voulu de saisir la queue de l'oiseau.  L'animal s'était envolé d'un simple fouet tournoyant en vol oblique. Quand Yang éleva  les mains pour le rattraper, son regard fut attiré par une grue blanche déployant ses ailes au loin. La grue était bien plus belle que l'hirondelle. Yang abandonna sa poursuite et retourna dans son palais.

-  On trouve bien mieux en ne cherchant pas, s'exclama-t-elle en brossant une plume tombée sur ses genoux.

La deuxième des sept étoiles avait pour nom Mei. Elle aimait plus que tout s'asseoir sous les branches du prunier pour jouer du pipa. Sous ses doigts délicats, la musique recréait les combats anciens, les guerriers fantômes paraient, avançaient et frappaient du poing. Les quatre généraux appliquaient les tactiques secrètes de la fermeture apparente.  Sa musique pouvait ramener le tigre à la tendresse, pousser la montagne aux limites du monde. Quand Mei avait finit de jouer, elle croisait les mains, brossait les plis laissés par l'instrument sur sa tunique de soie et s'en retournait au ciel sans plus de manières.

La troisième des sept étoiles, Dame Qiao était bien trop intelligente pour tenter de saisir l'oiseau par la queue ou pour se laisser surprendre par le fouet simple du vent. Elle ne reculait devant rien, n'hésitait pas à pousser les singes facétieux qui lui cherchaient querelle, maîtrisait les secrets du vol oblique.  Pourtant, elle non plus ne put s'empêcher d'élever les mains au ciel pour s'émerveiller quand elle vie la grue blanche déployer ses ailes. Ainsi, chose étrange, la sage Qiao et la vive Yang avait été frappée par la même beauté.

La quatrième des sept étoiles était l'industrieuse Wen qui tisse les nuages. Voilà qu'elle laissa tomber son aiguille au fond de la mer. Sans aiguille plus de nuage, sans nuage plus de fraîcheur. Le soleil se mit à cogner bien fort sur la pâle jeune fille.  Elle tenta de se rafraîchir en utilisant sa main comme un éventail, peine perdue. Alors, Wen se retourna et frappa violemment du poing le Soleil. Ce dernier faillit se laisser surprendre, mais il para, avança et frappa à son tour. La pauvre étoile fut projetée dans les airs, et ne  trouva son salut que par un roc qui passait là. Elle saisit la queue de l'oiseau et se laissa doucement tomber à terre en maudissant  son adversaire.

- Tu goûteras au simple fouet de mon père, criait-elle sans cesser de s'éventer. Ses mains bougeaient  comme les nuages, mais la menace du simple fouet n'inquiétait pas le Soleil.

Tombée sur Terre, Wen explora la plaine.  Elle y croisa un cheval bien mal en point, qu'elle caressa doucement. Le pauvre animal était tout empêtré dans un buisson épineux. Avec l'aide de Wen, il parvint à  séparer sa patte gauche, à se retourner et même à donner un coup de sabot. La jeune fille lui brossait les genoux pour enlever les épines qui s'y enfonçaient. Soudain, ne pouvant plus bouger sans se piquer, elle avança,  frappa du poing le buisson, recula et frappa encore. Puis, un peu honteuse de sa colère, elle caressa le cheval et l'aida à se libérer. Il réussit enfin à séparer sa patte à droite.

Voilà le moment que choisit le tigre pour attaquer ! L'idiot pensait bien déguster une fricassée de cheval et sa garniture d'étoile. Wen ne lui en laissa pas le temps, elle recula, frappa le tigre,  lui souleva la patte à droite, frappa ses oreilles avec les poings, lui sépara la patte à gauche,   lui envoya un coup de talon et retourna caresser le cheval.

Le combat avait été observé par un jeune guerrier nommé Hu.

- Ma foi, pensa-t-il, voilà une belle damoiselle qui sait avancer, parer et frapper du poing. Peut-être même maîtrise-t-elle la stratégie de la fermeture apparente !

- Avec une fille comme ça, je veux bien ramener le tigre, et même pousser la montagne !

Il siffla d'admiration, croisa les mains et attendit.  Quand Wen eut brossé quatre fois les genoux du cheval, retiré les épines et soigné les plaies, elle s'envola sans se douter qu'un homme l'admirait.

La cinquième des sept étoiles, Ni, n'était qu'une petite fille confiée à la garde du noble phénix. Mais Ni n'apprenait rien, et jouait constamment à saisir la queue de l'oiseau. Cela lui valut plus d'une fois, simplement, le fouet.

La sixième des sept étoiles, Bi au regard de jade, aimait galoper dans la plaine.  Elle séparait la crinière du cheval sauvage, s'agrippait à elle et traverser le pays comme un éclair. Parfois son ombre donnait un éclat vert au soleil, et les paysans pensaient,

-Voilà la fille de jade qui lance la navette ! Voilà la fille de jade qui lance la navette !

La septième des sept étoiles se nommait Cai au cœur léger. Quand elle vit Ni saisir la queue du phénix, quand elle vit sa sœur menacée du fouet, elle mut ses mains comme les nuages, attrapa le simple fouet. Alors, le phénix rageur envoya ses guerriers. Le coq d'or qui se tient sur une patte regarda Cai protéger Ni et s'écria.

- Cai Cai Cai prends garde. Recule et pousse le singe ! Cai Cai Cai prends garde. Envole-toi !

Cai et Ni prirent la fuite à travers le ciel. Le phénix éleva vainement les mains pour les retenir. Il avait l'air plus pitoyable qu'une grue blanche déployant ses ailes par un matin de pluie.

La visite des sept étoiles avait laissé bien des traces sur la Terre. Depuis que la jolie Wen avait fait tomber son aiguille au fond de la mer, Hu ne pouvait oublier avec la grâce de ses bras en éventail. Mille fois en rêve il voyait la jeune fille se retourner et frapper du poing, parer, avancer et frapper du poing. Parfois il se joignait à elle, saisissait avec elle la queue de l'oiseau soleil. Les cheveux noirs de Wen claquaient comme un simple fouet, et ses mains étaient comme les nuages.

Hélas, l'amour était un fouet à l'âme de Hu. Il caressait le cheval, se lamentait et se frappait le visage. Comme il n'était plus bon à guerroyer, l'empereur l'envoya aux jardins. Hu devait sans cesse balayer le lotus simple et brosser la poussière accumulée sur ses genoux. Et toujours il pensait à l'étrange beauté qui savait avancer et donner des coups de poing comme un marteau, la belle avec laquelle il voulait saisir la queue de l'oiseau.

Hu était bien malheureux, mais plus malheureux encore était Zhen. La vue de la deuxième des sept étoiles, de la troublante Mei, avait été un tremblement de terre de son âme. Saisi de stupeur il avait reculé. Dans son émoi il avait ignoré son cheval pour chevaucher le tigre. Quand l'empereur l'avait sermonné, Zhen s'était retourné et l'avait frappé au visage.  Son cœur était si tourmenté d'amour pour Mei qu'il en avait perdu la raison. L'amour avait balayé le lotus double de l'esprit.

-A mort, rugit l'empereur ! Archer, bande l'arc et tire sur le tigre que ce fou caresse comme son cheval. Il a osé me frapper le visage !

Délirant Zhen s'était retourné pour frapper du poing les archers. Couvert de blessures et de sang, il avançait aveuglement en caressant son cheval.

La mort se présenta devant lui comme un vautour aux plumes noires. Zhen avança, saisit la queue de l'oiseau et tomba dans le néant.

- Beaucoup de bruit pour rien nota l'empereur. La prochaine fois nous nous contenterons du simple fouet !

Mei regarda passer l'âme éplorée de Zhen puis ferma soigneusement les portes du palais du ciel.

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Le roi, voleur d'étoiles

Il était une fois, un roi qui aimait regarder les étoiles, elles étaient si belles qu'il les désirait strictement pour lui seul.

Tous les diamants, perles, saphirs de son royaume, n'étaient que de tristes parures, ternies par l'éblouissante clarté stellaire.

Mais le soleil levant les lui dérobait une à une, quand, de sa roue orangée, il basculait la nuit vers l'autre côté de la terre.

Tous les soirs, vêtu d'une cape bleue, les lys de la royauté furent remplacés par de rutilantes étoiles, symbole de sa puissance suzeraine.

Pendant les tièdes soirées sans nuage, il faisait hisser son trône sur le donjon du château, puis, selon son humeur, regardait les brillantes galaxies.

Etre le plus grand roi ! Pourquoi ne serais-je pas Dieu ? Maître du monde et du ciel où scintillent les myriades d'étoiles ? Il se dit, pourtant, c'est moi qui suis le roi, comment se peut-il que les gueux puissent lever les yeux et contempler les mêmes galaxies?

La voie lactée d'où s'écoule le vif-argent, vers le fleuve de la nuit le rendait jalousement coléreux. Il ordonna à son chef d'armée Pégasimus de faire sceller tous ses chevaux aux ailes noires, afin de capturer toutes les étoiles.

Majestimus avait fait creuser par ses serfs, dans une grande, grande montagne, une immense caverne pouvant contenir la voûte du ciel. Son astronome, Astrogodi, avait dessiné l'endroit exact de toutes les constellations sur le grandiose planétarium. Sa majesté, d'une voix impérieuse, lui désignait du bout de son sceptre celle-ci, puis, celle-là, qu'Astrogodi marquait d'une croix dans un grand registre. Majestimus possédait ainsi l'immensité du ciel. Seules, les étoiles filantes lui échappèrent.

Elles tombèrent dans les océans et devinrent étoiles de mer. Quelques unes cachées sur les plus hauts sommets recouverts de neige, là où l'été fait naître les sources des rivières, une étoile d'argent, tel l'edelweiss. Eparpillées dans les réserves géologiques, l'étoile de Saint Vincent fossilisée apparaît quelquefois sur les chemins forestiers, dans la poussière que soulèvent les chaussures des randonneurs. Seule demeure la lune suspendue dans le ciel ; le roi ne pouvant la capturer car trop changeante, disons lunatique; tantôt ronde, puis se perdant dans ses quartiers, et disparaissant quelquefois.


Majestimus la laissa donc à ses gueux, un geste qui semblait généreux mais, il ordonna que des travaux supplémentaires se fassent dans la pâle clarté lunaire et, lui assurant ainsi encore plus de confort et de richesse.
Le ciel était mort, recouvert d'un linceul d'affliction qui enveloppait la nuit.

Pendant les journées ensoleillées inondées de lumière, Majestimus, muni de sa clef d'or, ouvrait les portes de la nuit et, béatement, s'extasiait devant les étoiles qui ne scintillaient que pour lui.

Son peuple n'avait plus d'étoiles, les amoureux ne pouvaient, dans les ténèbres voir les reflets étincelants de leurs amours; les feux des baisers disparurent. Puis, les vœux, formulés en des pensées secrètes que jadis les étoiles filantes emportaient, ne furent qu'une zébrure noire se perdant dans l'infini.

Cette situation ne pouvait se prolonger, le peuple révolté se réunit pour reconquérir son ciel et ses étoiles. Un des siens, un géant blond, grand de plusieurs mètres, entraîna le monde entier. Tous, côte à côte, par des efforts surhumains, ahanèrent ! Leurs souffles décuplèrent des forces colossales ! Les mains ensanglantées, accrochées dans les fentes des rochers, ouvrirent dans un effort titanesque cette montagne et libérèrent les étoiles. Celles-ci, dans une gerbe de feu, brûlèrent la terre et le tyran Majestimus qui devinrent les mines de charbon que l'on peut encore voir aujourd'hui.

La première étoile qui s'échappa fut Vénus, heureuse de retrouver les amoureux et d'indiquer aux bergers l'heure de ramener leurs blancs troupeaux moutonneux dans la musique que rythmait le chant des clarines.

L'étoile polaire, rivetée dans les roues des chariots, constata que chacune était à sa place, donna son accord, puis, de ce phare immuable la vie reprit son cours, les bateaux entraînèrent leurs blancs sillages crémeux vers le calme des ports.

Quand tous les peuples retrouvèrent leurs vies normales, que tout parut fini, chacun se mit à réclamer la bonne étoile. Les querelles commencèrent et durent encore de nos jours, car tous les humains veulent naître et vivre sous une bonne étoile.




bunni


Yuri

Il était une fois un Roi et une Reine qui habitaient un tout petit royaume dont, seules, quelques anciennes cartes dessinées par de vieux scribes révèlent encore l'existence.
Les quelques habitants de ce petit pays étaient très heureux. Ils cultivaient leurs terres, élevaient quelques troupeaux, et tissaient eux-mêmes leurs vêtements avec la laine de leurs moutons.

Ce royaume était très isolé du monde qui existait alors. Niché au fond dune vallée, entouré de hautes montagnes chapeautées de neige, il ne recevait pas de voyageurs.

Là, les fées, les enchanteurs, les génies bons ou mauvais ne venaient jamais. Seul, un grand oiseau au plumage bleu de mer se posait parfois sur le faîte d'un haut rocher qui dominait l'entrée de la vallée. Il restait là, paisible, les ailes entrouvertes. Pendant quelques minutes il regardait les paysans qui travaillaient dans la joie, il écoutait chanter les enfants puis, poussant un cri très doux qui ressemblait à celui de la colombe, il reprenait son vol, et, d'un coup d'aile, disparaissait dans le bleu du ciel.

Le Roi et la Reine avaient un petit garçon qui était toujours très sage. Ce petit garçon s'appelait Yuri. Il apprenait déjà à tondre les moutons, à arracher les mauvaises herbes et à tisser les fibres de laine.

Le Roi, la Reine et Yuri vivaient donc très heureux dans ce petit coin de la planète jusqu'au jour jusqu'au jour où un énorme vautour tout noir vint planer au-dessus du royaume, puis, après avoir tourné quelques minutes dans le ciel, s'abattit sur le troupeau de moutons qui appartenait au Roi. Tout de suite celui-ci et son épouse, s'étant armés de bâtons, se précipitèrent pour défendre les pauvres bêtes qui s'étaient mises à bêler de terreur. Déjà, l'affreux rapace avait saisi un agneau dans ses serres et s'élançait vers les montagnes, quand le Roi saisit son arc et, dune flèche bien ajustée, transperça une patte du méchant oiseau noir qui relâcha le pauvre animal sur une meule de foin. Mais, de rage, le vautour se jeta sur la Reine et lui fit une profonde blessure avec son bec, puis, d'un coup d'aile, disparut dans un nuage. La Reine poussa un grand cri et s'évanouit.

Très vite le Roi la fit transporter sur son lit, mais la Reine ne reprit pas connaissance.

Le lendemain matin, la Reine semblait toujours dormir. Une semaine se passa. Puis d'autres semaines. Elle était toujours allongée, immobile et ses yeux ne s'ouvraient pas.

Yuri était très triste de voir sa maman si gravement malade et, tous les soirs, il pleurait longtemps avant de s'endormir. Le Roi avait convoqué les anciens du royaume qui savaient guérir les blessures mais, ni les pommades les plus secrètes, ni les plantes les plus efficaces n'avaient réussi à sortir la Reine de son profond sommeil.

Une nuit, alors que le petit garçon pleurait tout seul dans son lit en pensant à sa maman, un léger bruit qui ressemblait à un froissement de soie se fit entendre à la fenêtre puis, quelques coups discrets furent frappés au carreau. Yuri se leva très vite et, sans faire de bruit, ouvrit lentement la fenêtre. Quel ne fut pas son étonnement, quand il vit devant lui, perché sur une branche d'arbre, le grand Oiseau Bleu qui, parfois, se posait au sommet du haut rocher.

N'aie pas peur, petit Yuri, dit tout de suite le bel oiseau, n'aie pas peur, je suis venu pour t'aider ! La voix de l'oiseau était douce et grave comme la voix de celui qui connaît beaucoup de choses et qui ne parle que dans les moments importants. Je sais que tu es un petit garçon très sage, continua-t-il, et que la maladie de ta maman te cause beaucoup de chagrin. Le vautour qui a blessé la Reine est une méchante fée qui veut semer le désordre dans le pays de ton père parce quelle est jalouse de votre bonheur. Mais je puis t'aider à guérir ta maman si tu fais preuve de beaucoup de patience et d'un grand courage. Es-tu prêt à affronter de grands dangers ?

Mais oui, répondit Yuri, mais oui monsieur l'Oiseau Bleu, dites-moi vite ce que je dois faire !

Tu devras pour cela délivrer la Fleur d'Amour, la cueillir et la planter dans la poussière d'or afin quelle ne meure jamais. Cette fleur se trouve dans le jardin des fleurs enchantées.

Mais tu ne pourras entrer dans ce jardin que lorsque les étoiles brilleront dans le ciel, et si tu n'as pas cueilli la Fleur d'Amour avant que la dernière étoile ne soit éteinte, tu ne pourras plus jamais en sortir et tu seras toi-même changé en fleur !

Et la poussière d'or, Monsieur l'Oiseau Bleu. Où trouverai-je la poussière d'or ? Demanda le petit garçon.

Si tu réussis à cueillir la Fleur d'Amour, tu sauras où trouver la poussière d'or.

L'oiseau se tut un instant puis, fixant son regard dans les yeux fiers de l'enfant, il ajouta :

Pour t'aider dans ton entreprise, je vais te faire trois cadeaux : Ces bottes, ce chapeau et ce bâton de pèlerin.

Puis dans un grand battement d'ailes, le grand Oiseau Bleu s'envola dans la nuit et disparut dans les étoiles. Yuri se recoucha tout pensif et s'endormit bien vite. Les trois cadeaux du grand oiseau s'étaient déposés tous seuls dans la chambre. Cette nuit-là, le petit garçon rêva de l'Oiseau Bleu, du jardin des fleurs enchantées, de la Fleur d'Amour et de la poussière d'or

Le lendemain matin, lorsque le petit prince se réveilla, il courut tout de suite vers la fenêtre pour voir si l'Oiseau Bleu était revenu. Les champs s'étendaient paisiblement autour du château, sous le soleil. Le ciel était bleu, sans nuage, et tout paraissait tranquille. Mais l'oiseau n'était pas de retour. Seule, une grande plume bleue était accrochée à un arbre, tremblant au souffle de l'air, comme une preuve de son passage.

Yuri alla embrasser sa maman qui semblait toujours dormir, mais il ne dit à personne ce qu'il avait vu dans la nuit.

La journée se passa, calme. Le soleil baissa dans le ciel, se cacha derrière les nuages, le soir s'approcha et la lune apparut.

Très vite, l'enfant retourna dans sa chambre, mais au lieu de se coucher comme tous les soirs, il alla chercher les trois cadeaux que lui avait offerts l'Oiseau Bleu. Il les contempla quelques instants et hésita, éprouvant une légère appréhension, puis, bravement, il chaussa les bottes qui étaient juste à sa taille mit le chapeau sur sa tête et s'empara du bâton de pèlerin.

Alors quelque chose se passa qui fut merveilleux Le jour sembla se lever au début de la nuit. Les champs et les montagnes s'éclairèrent dune douce lumière. Mais le ciel restait sombre et la lune et une étoile, déjà, tremblaient comme un regard en exil de la Terre.

Yuri grimpa sur le bord de la fenêtre puis, d'un bond de chevreau, se retrouva dans l'herbe. Tout de suite, une brume s'éleva derrière lui, à ce point que, se retournant, il ne vit déjà plus le château de son père. Peu à peu, tout disparut à ses yeux à part le ciel où la lune et l'étoile scintillaient.

Depuis un moment, le petit prince ne sentait plus le sol sous ses pieds. Ses bottes l'emmenaient très loin, bien au-delà des champs, escaladant les montagnes, planant au-dessus des lacs, des vallées, des rivières. La brume qui lavait entouré au début s étant dissipée, le petit garçon se rendit compte qu'il survolait la Terre entière en un voyage merveilleux, dans une sorte de pénombre qui n était ni de la nuit, ni du jour et dont les couleurs étaient tout de même très gaies et presque mouvantes.

L'espace d'un instant, il se prit pour un petit Poucet qui aurait emprunté les bottes de l'Ogre. Mais chaque enfant qui rêve ne s'est-il pas chaussé de bottes de sept lieues ? Yuri volait volait au fil des secondes qui se succédaient, au fil de la lune et de l'étoile qui brillaient, au fil dune autre étoile qui s'alluma

Et puis, brusquement, le voyage s'arrêta. Le petit garçon se retrouva dans une grande prairie où paissaient paisiblement des animaux étranges qui avaient en même temps la gravité tranquille du bœuf et la légèreté du chamois. Une longue haie faite de hauts rosiers pleins d'épines obstruait l'horizon. Un portail formé de branches tressées de toutes les couleurs s'ouvrit devant lui.

Yuri s'approcha. Il n'avait pas peur ! Mais une légère angoisse s'était emparée de son cœur. Il sut qu'il était devant le jardin des fleurs enchantées.

Mais il se rappela les mots de l'Oiseau Bleu : Tu ne pourras entrer dans ce jardin que lorsque les étoiles brilleront dans le ciel, mais si tu n'as pas pu cueillir la Fleur d'Amour avant que la dernière étoile ne soit éteinte, tu ne pourras plus jamais en sortir et tu seras toi-même changé en fleur !

L'enfant s'approcha du portail. Il regarda le ciel. Les étoiles s'allumaient, chacune plus lointaine, comme autant de signes d'encouragements. Sans hésiter, le petit prince entra.

Yuri fut immédiatement saisi dans un tourbillon de senteurs extraordinaires. Une foule de parfums se mêlaient en un seul, semblant émaner de partout et s'élevant vers le ciel. Un horizon de fleurs s'étendait devant lui. Des fleurs de toutes couleurs, de toutes espèces. Et les fleurs l'appelèrent : Cueille-moi cueille-moi

Le petit garçon se baissa et en cueillit une, puis deux, puis trois. Et les fleurs s'inclinaient, lui ouvrant un chemin magique, lumineux, tel un rayon de lune qui se serait allongé sur le sol

Cueille-moi cueille-moi continuaient-elles, je suis la plus belle je suis la plus belle ! Mais toutes étaient plus somptueuses les unes que les autres ! Et l'enfant cueillait cueillait cueillait !

Quand il se retourna, au bout d'un moment qu'il ne put évaluer, il s'aperçut que le portail avait disparu et que le jardin des fleurs enchantées avait grandi grandi jusqu'à l'infini Au-dessus, les étoiles brillaient dans un ciel de nuit, mais le jardin était éclairé comme en plein jour.

Bientôt, le petit prince se ressaisit et se dit qu'il n'était pas venu dans ce jardin pour cueillir des fleurs, si belles fussent-elles mais bien pour trouver la Fleur d'Amour ! Il décida alors que ce bouquet était bien encombrant et pensa qu'il ne pourrait que le gêner dans son entreprise. Aussi, en un grand geste, il jeta les fleurs au-dessus de lui. Celles-ci tournoyèrent en l'air un instant, créant ainsi un joli nuage de couleurs puis retombèrent au sol. Lune d'elles, plus grande et plus belle que les autres et qui semblait être une princesse, se redressa et tourna vers lui sa corolle aux teintes d'arc-en-ciel :

Puisque tu as eu la gentillesse de nous cueillir, dit-elle dune voix à la senteur de miel, nous allons te donner une récompense : Suis le chemin de lune que nous allons t ouvrir et tu parviendras au château de la Fleur d'Amour.

Alors les fleurs se replantèrent dans le sol, toutes seules, l'une derrière l'autre, sur deux rangs, formant ainsi un large sentier de lumière que se mit à suivre le petit garçon.

Yuri marcha longtemps longtemps. Quand il était trop fatigué, les fleurs s'inclinaient un peu et, le soutenant sous les épaules, l'aidaient à continuer d'avancer. Il n'était pas très rassuré, le petit garçon, mais comme il était très fier et très courageux les fleurs ne sen aperçurent même pas !

Enfin, il parvint au bout du chemin, à la dernière fleur. Alors, rompu de fatigue, il tomba par terre et s'endormit

Lorsque Yuri se réveilla, quelques moments plus tard, les fleurs avaient disparu et, loin devant lui, sur une montagne faite de pierres et de rochers se dressait un grand château surmonté d'un donjon si haut qu'il semblait rejoindre les étoiles. Plus près, créant un obstacle infranchissable entre lui et la montagne, s'étendait un grand lac dont les eaux reflétaient la nuit du ciel. Le lac était tout noir et, près des rochers, perchés sur de grosses pierres, trois redoutables vautours semblaient monter la garde, tel des barbares sur des tours de guet. Le petit prince pensa qu'il ne pourrait jamais parvenir jusqu'au château car le lac était très grand et lui-même était beaucoup trop petit pour pouvoir le traverser à la nage. Très triste, il s'assit au bord de l'eau, se demandant ce qu'il pourrait bien faire.

On était au milieu de la nuit et les étoiles, si elles brillaient encore de tout leur éclat, ne tarderaient plus à s'éteindre. C'est alors que le petit garçon fut pris dune grande soif. Prenant le chapeau que lui avait donné l'Oiseau Bleu, il le remplit d'eau et le porta à ses lèvres. Mais quelle ne fut pas sa surprise de voir le chapeau lui échapper des mains et se mettre à grandir grandir tellement que toute l'eau du lac se retrouva dedans ! Si bien que la grande nappe d'eau fut bientôt transformée en une vaste prairie au bout de laquelle se dressait la montagne de rochers.

Aussitôt l'enfant se mit à courir et, les bottes lui faisant faire des bonds gigantesques, il se retrouva très vite au pied de la montagne de pierre.

Mais le petit prince n'était pas au bout de ses peines ! Devant lui, l'un des méchants vautours qui gardaient le lac, ouvrait déjà ses grandes ailes et faisait claquer son bec crochu et plein de menaces. Faisant semblant de ne pas avoir peur, Yuri, aussi brave que le Roi son père, brandit le bâton que lui avait donné l'Oiseau Bleu.

Le vautour se mit à rire :

Que comptes-tu faire, tout petit que tu es, avec ce bâton grand comme une allumette ?

Mais le bâton se mit à grossir grossir jusqu'à devenir une énorme massue qui, s'échappant des petites mains de l'enfant, se précipita en tournoyant vers le rapace qui, pris de peur, s'envola à tire d'ailes dans le ciel, entraînant dans sa panique les deux autres gros vautours noirs.

Ne perdant pas de temps, Yuri commença tout de suite à grimper dans la montagne. Il avait récupéré la massue qui était redevenue un bâton normal. Mais il était de plus en plus fatigué. Les pierres et les ronces lui écorchaient les mains et les genoux et il commençait à beaucoup souffrir.

S'arrêtant un instant sur une grosse pierre plate, il voulut se reposer un peu et s'appuya sur le bâton. Et c'est alors qu'une autre merveille s'accomplit : Le bâton se mit à s'allonger s'allonger et, soulevant le petit garçon jusqu'au donjon, le déposa au pied dune petite fenêtre.

Le ciel commençait à s'éclaircir et, déjà quelques étoiles s'éteignaient. La nuit palissait et la lune perdait son sourire.

Yuri avait bien envie de s'endormir, mais la pensée que sa maman serait guérie sil trouvait la Fleur d'Amour lui redonna un dernier sursaut de courage. Alors, se hissant vers la petite fenêtre en s'écorchant un peu plus les pieds, les mains et les genoux, le petit prince vit enfin ce qu'il cherchait depuis la tombée du jour : Une fleur une fleur dune beauté inoubliable, dont les pétales étaient de velours lumineux aux mille couleurs, aux mille nuances. La plante se trouvait prisonnière sous un globe de cristal et sa tige était enchaînée par des ronces.

Deux étoiles brillaient encore dans le ciel. La nuit, maintenant, ne se défendait plus contre le jour qui pointait à l'horizon. Très vite, Yuri brisa un carreau de la fenêtre. Une bouffée d'air, telle une explosion de joie, pénétra dans la pièce et fit se transformer le globe de cristal en une eau dune grande pureté qui se répandit en gouttelettes au pied de la Fleur d'Amour. Les ronces s'écartèrent. Le petit prince entra dans le donjon et, délicatement, l'enfant cueillit la fleur.

C'est à ce moment qu'un bruissement feutré se fit entendre. Sur le rebord de la fenêtre, les ailes un peu pendantes, se détachant sur le ciel que la nuit venait d'abandonner au jour, l'Oiseau Bleu s'était posé.

Petit garçon, dit-il de sa voix grave et douce, ton courage et ton amour pour ta maman t'ont permis de trouver la plus belle fleur du monde. Monte sur mon dos et partons.

Yuri s'envola très haut très haut sur le dos de son oiseau. Au-delà des nuages au-delà même de la lune. Une étoile, encore, n'était pas éteinte et semblait les attendre, scintillant doucement dans sa dernière lutte contre le jour. L'enfant et son oiseau sen approchèrent et, de son bec, l'Oiseau Bleu recueillit un peu de la poussière d'or qui recouvrait la surface de l'étoile

Lorsque le petit prince se réveilla dans sa chambre, le lendemain matin, il régnait une grande agitation dans le château. La Reine était guérie ! Prés de son lit, une superbe fleur aux couleurs étranges et qui ressemblait au sourire d'un enfant, se dressait dans un vase de cristal rempli dune fine poussière dorée. Prés du vase, une plume bleue tremblait légèrement dans l'air. Sous la fenêtre de la chambre, sur un immense parterre, des fleurs de toutes couleurs et qui semblaient être nées dans la nuit, s étiraient vers le soleil, paraissant avoir poussé dans le jardin d'un rêve.

nordiq




Il était une fois, une île ou tous les différents sentiments vivaient : le Bonheur, la Tristesse, le Savoir, ainsi que tous les autres, l'Amour y compris.
Un jour on annonça aux sentiments que l'île allait couler.
Ils préparèrent donc tous leurs bateaux et partirent.
Seul l'Amour resta.L'Amour voulait rester jusqu'au dernier moment.
Quand l'ile fut sur le point de sombrer, l'Amour décida d'appeler à l'aide.
La Richesse passait à côté de l'Amour dans un luxueux bateau.
L'Amour lui dit, "Richesse, peux-tu m'emmener?"
"Non car il y a beaucoup d'argent et d'or sur mon bateau. Je n'ai pas de place pour toi."
L'Amour décida alors de demander à l'Orgueil, qui passait aussi dans un magnifique vaisseau, "Orgueil, aide-moi je t'en prie !"
"Je ne puis t'aider, Amour. Tu es tout mouillé et tu pourrais endommager mon bateau."
La Tristesse étant à côté, l'Amour lui demanda, "Tristesse, laisse-moi venir avec toi."
"Oh... Amour, je suis tellement triste que j'ai besoin d'être seule !"
Le Bonheur passa aussi à coté de l'Amour, mais il était si heureux qu'il n'entendît même pas l'Amour l'appeler !
Soudain, une voix dit, "Viens Amour, je te prends avec moi."
C'était un vieillard qui avait parlé.
L'Amour se sentit si reconnaissant et plein de joie qu'il en oublia de demander son nom au vieillard. Lorsqu'ils arrivèrent sur la terre ferme, le vieillard s'en alla.
L'Amour réalisa combien il lui devait et demanda au Savoir
"Qui m'a aidé ?"
"C'était le Temps" répondit le Savoir.
"Le Temps ?" s'interrogea l'Amour.
"Mais pourquoi le Temps m'a-t-il aidé ?"
Le Savoir, sourit plein de sagesse, et répondit :
"C'est parce que Seul le Temps est capable de comprendre combien l'Amour est important dans la Vie."








  

bunni


La pierre de lune

Un soir, au fond de son jardin, près du petit massif de corbeille d'argent, luisant faiblement sous les étoiles, Pierrot trouva une pierre de lune.
Il ne savait pas que cette pierre venait du ciel.
Il la trouva jolie.
Il la ramassa et, rentré chez lui, ne sachant finalement qu'en faire, la posa sur la table de sa cuisine et l'oublia.
La nuit qui suivit remplit sa tête d'un songe merveilleux. Il rêva que, grâce à une pierre magique, il était devenu riche, riche, très très riche.
Il se réveilla déçu. Rien n'avait changé dans sa pauvre maison.
La pierre argentée, luisante, dormait sur la table à l'endroit où, la veille, il l'avait posée.

Pierrot la prit et, pour mieux la considérer, voulut l'approcher des ses yeux.

Quand le caillou brillant passa près de son cou, la petite médaille qu'il y portait accrochée à une chaîne se souleva et vint se plaquer à la pierre.

" Qu'est-ce que c'est ? "  sursauta Pierrot, interloqué, en contemplant le phénomène.
" Ça y est ! J'ai compris... " se dit-il au bout d'un instant.
" Cette pierre est un aimant naturel et ma belle médaille d'or n'est en réalité que du métal doré plaqué sur de l'acier !
Et bien, je suis encore moins riche que je ne le pensais ... Parlons-en des rêves prémonitoires ! "
Sans trop savoir pourquoi, Pierrot mit la pierre de lune dans une poche de son pantalon puis il déjeuna et partit à son travail de manutention, au supermarché de la ville.
Sur son chemin, une vitrine de bijoutier l'attira.
Pierrot s'approcha pour mieux voir le prix des médailles.

A peine se fut-il appuyé contre la devanture que toutes les chaînes, bagues, bracelets et boucles d'oreilles exposés jaillirent de leurs écrins et vinrent brutalement se coller à la vitre !

L'alarme de la bijouterie se déclencha, stridente, stridulante, stressante.
Assourdi, abasourdi, par crainte du gendarme, Pierrot s'éloigna rapidement de la devanture ensorcelée.
Les parures retombèrent dans la vitrine : bijoux en vrac, fortune en tas, trésor en désordre, richesse inutile.

" Qu'est-ce que c'est encore que ce phénomène ? " se demanda-t-il éberlué.
" Non, une telle chose n'est pas possible... Je suis encore en train de rêver "
D'incompréhension, il haussa les épaules et continua songeusement son chemin.

Toute la matinée il déchargea des camions, vida des cartons, remplit des rayons, sans rire ni plaisanter avec ses camarades de travail : sa tête était ailleurs.
Quand vint l'heure de la pause, médaille à la main, il se dirigea vers le petit stand de montres et bijoux du grand magasin.
Il n'eut pas le temps de demander à sa collègue vendeuse le renseignement qu'il voulait :

Quand il passa tout près du présentoir à bracelets, une partie de ceux-ci sautèrent du velours à la vitre.

- Tu ne peux pas faire attention ! Tu as bousculé ma plus belle vitrine ! Toute ma présentation est à refaire !  tempêta l'employée.

- Excuse-moi, je ne l'ai pas fait exprès, j'ai trébuché ...  mentit Pierrot en s'éloignant de quatre pas, je voulais juste te demander un renseignement.

- Bon, bon, ça va... Qu'est-ce que tu voulais savoir ?

- Ma médaille, là, est-ce que c'est de l'or ?

- Montre voir ... Oui, absolument, c'en est ! D'ailleurs elle a le poinçon, ta médaille.

Pierrot comprit tout.
Il possédait une pierre aux vertus magiques, une pierre qui attirait l'or comme l'aimant attire le fer. Une pierre qui allait assurer sa richesse...

La nuit qui suivit, Pierrot eut la fièvre.
Il rêva, cauchemarda, délira, hallucina.
Petit garçon de pauvre, il se revit à l'école, écoutant la morale du maître sévère.

" Oui, la France possède des mines d'or, mais cet or est si difficile à extraire...
Oui, 80% des rivières françaises renferment de l'or, mais en si petites quantité ...
Non, mes enfants, la richesse n'est rien. N'en attendez rien de bon. Seuls comptent vraiment la vie et le travail que l'on fait pour la gagner...
Votre existence, l'existence de chaque être sur terre, même le plus infime, vaut plus que tout l'or du monde. N'est-ce pas Pierrot ?
Oui, m'sieur. "

Quand Pierrot se réveilla, mal à l'aise, encore un peu fébrile, il crut avoir aussi rêvé la pierre et son pouvoir.
Il sursauta en voyant la médaille qu'il avait posée sur sa table de nuit avant de se coucher.
Une désagréable impression de déjà vu, de déjà vécu, l'envahit. Se ressaisissant, il chercha dans sa poche la lourde pierre argentée et l'approcha de la breloque :

Le bijou sauta de la table et se colla au caillou !

Le doute n'était plus permis !

Le jour suivant était un dimanche.
Après avoir beaucoup réfléchi et un peu bricolé, au volant de sa voiture démodée, Pierrot partit vers la rivière torrentueuse qui traversait le canton.
Elle était réputée pour receler quelques mini-paillettes de métal précieux que récoltaient parfois des orpailleurs amateurs pleins d'espoir.

Pierrot avait enfermé sa pierre dans un solide petit filet attaché à une longue et résistante cordelette.
Chaussé de bottes en caoutchouc, il s'avança dans l'eau, regarda autour de lui puis, constatant qu'il était seul, lança le caillou magique dans le courant.
Quand, à l'aide de la ficelle, il le retira, miracle : une dizaine de paillettes dorées étaient collées à la pierre.

Il récolta soigneusement le métal précieux puis relança son filet vers un calme de bordure. La pêche fut meilleure encore !
En une minute, il avait récolté plus qu'un orpailleur chanceux en une semaine.
Quand arriva le soir, Pierrot avait réuni plus de trente grammes de paillettes et une pépite de cinq grammes.

Revenu chez lui, il sauta sur un vieux journal, le feuilleta fébrilement jusqu'à une page qu'il ne lisait jamais.
Il suivit du doigt les petites lignes du cours de la bourse jusqu'à celle de l'or : plus de 10 000 euros le kilo !
Il calcula rapidement. A raison de trente cinq grammes par jour, il ne lui faudrait qu'un mois pour en extraire un kilo. Plus de 10 fois ce qu'il gagnait mensuellement à soulever des cartons, et cela pour un travail ô combien plus passionnant !

Fatigué par ses innombrables jets de pierre, Pierrot se coucha tôt mais dormit peu.
Il passa le plus sombre de la nuit à échafauder des plans, imaginer des techniques, inventer des outils et, quand à la première lueur de l'aube, il sombra dans un sommeil agité, ce fut pour rêver...
Il refit le songe qui l'avait mis si mal à l'aise la nuit précédente ; il entendit à nouveau son vieux maître lui dire :

" Rappelle-toi toujours, mon garçon : une vie, même la plus insignifiante, possède plus de valeur que tout l'or du monde car même tout l'or du monde ne peut créer la vie ! "
Le lendemain matin, après avoir moralement secoué son malaise, Pierrot prit une grave décision :
Il résolut de ne plus se rendre à son travail et s'en fut acheter une barre à mine, un pied de biche, une pelle, un râteau, une pioche, des cuissardes de pêche, une petite et une grande boîte étanches ainsi qu'un grand sac à dos avant de retourner à la rivière.
Pierrot dans le torrent
Tout le reste de la journée, insensible au froid de l'eau du torrent qui le pénétrait, il retourna des pierres, arracha des algues, écarta des rochers, bêcha les alluvions, piocha le sable, pelleta les cailloux.
La pierre de lune accumulait paillettes et pépites, la petite boite étanche s'alourdissait.
En aval de ses fouilles, l'eau était noire de la boue retournée, épaisse de vase diffusée.
Vies fragiles, des milliers de gammares, d'alevins et de larves expirèrent silencieusement. Les plus gros poissons : chabots, goujons, blageons et truites, expulsés de leurs abris, fuirent à tire-nageoires. Beaucoup laissèrent la vie dans leur lutte pour un nouveau territoire.

Le soir venu, Pierrot pesa sa récolte : 500 grammes de métal précieux !
Il avait en une après-midi gagné plus de cinq mille euros... et tué plus d'un demi-million d'êtres vivants !

Pendant trente jours, tous les matins, toutes les après-midis, il travailla plus qu'il ne l'avait fait pendant toute sa vie et accumula ainsi près de cent kilos d'or.

Mais la rivière allait mettre des mois à se régénérer, des années avant de retrouver la santé, des lustres avant de récupérer son équilibre vital.

Pierrot dormait du profond sommeil de l'homme fatigué quand son vieux maître d'école revint hanter son rêve.

" Qu'as-tu fait, malheureux ? Qu'as-tu fait ?
Tu as bouleversé une rivière, détruit toute une chaîne de vie...
Tu étais pourtant un gentil garçon autrefois !
As-tu besoin de cette richesse pour vivre ?
Sais-tu que si on te prenait un milligramme d'or par existence que tu as détruite, la totalité de ta récolte ne suffirait pas à payer ta dette ?
Crois-moi, Pierrot, abandonne vite pendant qu'il est encore temps sinon cet or que tu as glané au prix de la vie des autres sera repris !
Je t'ai déjà averti à deux reprises, aujourd'hui c'est la dernière fois que je te mets en garde. Réfléchis bien si tu le peux encore !
Adieu Pierrot ! "

Quand il s'éveilla le lendemain, Pierrot avait mal partout, ses jambes étaient raides d'avoir eu si froid, ses épaules douloureuses d'avoir tant pellé, son dos courbatu d'avoir trop soulevé.
Il eut du mal à chasser le malaise de son rêve et décida d'enterrer la grande boîte contenant son trésor au bout du jardin, près du petit massif de corbeille d'argent.

Ignorant les nuages noirs qui roulaient et le tonnerre qui grondait derrière la montagne, il décida d'aller quand même à la rivière.
A nouveau, il travailla comme un forcené, remuant des tonnes de galets, lançant et récupérant sans cesse sa pierre de lune, aveugle aux éclairs, sourd au tonnerre, insensible à la pluie.

Le niveau du torrent se mit à monter, les cailloux descellés à rouler sous la pression de l'eau. Pierrot ne voyait rien, ne sentait rien.

Il venait de lancer une fois de plus la pierre magique dans le flot tumultueux quand celle-ci se coinça entre deux rochers maintenant submergés.
Il tira, tira, tira sur la ficelle ... mais rien ne vint.
Le flot montait toujours, l'eau remplit ses cuissardes, ralentissant ses mouvements.
Pierrot n'avait qu'une idée : sauver sa pierre !

Il s'aventura plus avant dans le torrent, l'eau glacée monta jusqu'à son ventre, un galet roula sous son pied, un autre cogna sa jambe d'appui. Déséquilibré, il tomba dans l'élément déchaîné.
Violemment poussé par le courant, il heurta de la tête une roche affleurante et perdit connaissance.

Quand il revint à lui, il était dans son lit, dans sa pauvre maison. Autour de lui ses amis du travail.

" Ta fièvre est tombée, ça va aller mieux maintenant. Tu peux dire que tu as eu de la chance qu'on te retrouve vivant. Le courant t'avait entraîné à plus d'un kilomètre de ta voiture. Tout ton matériel est perdu. Il ne faut jamais aller à la pêche dans ce défilé par temps d'orage ! "

Pierrot ne comprit pas. Il regarda un à un les hommes qui entouraient son lit, n'en reconnut aucun.

Il avait définitivement perdu la mémoire !

Daniel Déjardin

bunni


L'arbre de Mamour

Quand Mamour s'asseyait sous son arbre, nous savions qu'elle allait nous raconter une de ces merveilleuses histoires dont elle avait le secret. Bouche bée, nous l'écoutions parler et nos esprits voguaient loin, vers les pays et les héros qu'elle nous décrivait. Cela peut sembler curieux, mais j'avais parfois l'impression que l'arbre au-dessus de nous prenait lui aussi plaisir à ces récits... Ses branches s'agitaient, même quand il n'y avait pas de vent et toutes ses feuilles étaient tournées vers nous, comme autant d'oreilles attentives. J'en fis un jour la réflexion : mes cousins se moquèrent de moi. Mamour cependant hocha la tête et caressant le tronc de l'arbre, me dit : « Tu n'as sans doute pas tort. Qui sait ce qui se cache sous cette vieille écorce ? Ca me rappelle l'histoire de cette fée qui vivait dans un arbre... »
Nous grandîmes et l'arbre nourri de contes grandit avec nous. Il étalait sa ramure de plus en plus haut, de plus en plus loin. Son tronc s'élargissait, son feuillage était plus dru. Mamour s'asseyait toujours en dessous, mais le temps l'avais rattrapée et bientôt, elle cessa de nous raconter des histoires. Triste, affaiblie, elle demeurait là, sans bouger. Parfois, nous lui parlions, espérant en vain une réponse. Nous voyait-elle seulement ? Ses yeux restaient étrangement fixes, les traits de son visage immobiles. Elle déclinait de jour en jour. Un soir, au début de l'automne, nous la trouvâmes au pied de son arbre, endormie... Du moins fut-ce notre premier sentiment, car Mamour ne dormait pas : elle était morte. Son corps était à demi recouvert de feuilles. On aurait dit que l'arbre avait voulu l'ensevelir pour la garder près de lui...
Après son décès, je perdis les autres de vue. Nous nous écrivions de temps en temps, mes cousins m'appelaient, mais il y avait quelque chose de brisé entre nous qui nous éloignait les uns des autres. Qu'avais-je de commun avec eux, à part Mamour et ses histoires ? Puis j'ai fait ma vie... Je me suis mariée, j'ai eu un enfant... mais une folle envie de revoir les lieux de mon enfance me tenaillait toujours. Un jour enfin, je me suis décidée à y retourner. A mon grand soulagement, l'arbre était encore là. J'avais craint qu'on ne l'eût abattu. Il me parut plus petit qu'en mon souvenir. La vie l'avait déserté. Ses branches nues se tendaient vers le ciel, noires, crochues telles les doigts d'une sorcière. Je pensai que la mort de Mamour avait eu raison de lui.
Le coeur navré, je m'assis près de lui, prenant mon petit garçon sur mes genoux. Les vieilles histoires de ma grand-mère me revinrent en mémoire. Je commençai à en murmurer une à l'oreille de mon fils... et soudain, ce fut comme si Mamour parlait à travers moi. Je retrouvai chacun de ses mots, chacune de ses intonations. Mon fils m'écoutait fasciné. A la fin de l'après-midi, toute trace de tristesse m'avait abandonnée. Nous allions partir lorsqu'un frémissement au-dessus de moi me fit lever la tête. Là-haut, sur une branche de l'arbre avait éclos un bourgeon...

bellparole




Haroun Rachid le Sultan -L'Algérie des contes et légendes par Nora Aceval 


Au coin de la cheminée

 

1.On raconte que régnait, jadis, un grand Sultan qui s'appelait Haroun Rachid. Sa beauté était incomparable, mais sa sagesse était encore plus grande. Il est même dit qu'il possédait un anneau magique et qu'il pouvait converser avec l'invisible. On raconte aussi comment il s'était exilé à la suite d'un songe. Un ange lui était apparu pendant son sommeil et lui avait annoncé :
— Haroun Rachid ! Tu dois vivre sept ans de malheur. Tu as le choix pour accomplir ce destin. Tu peux vivre ces sept années de malheur tout de suite, tant que tu es jeune, ou plus tard lorsque tu seras vieux.
Toujours en songe, le Sultan réfléchit et prit sa décision.
— Je prie Dieu afin qu'il m'accorde de vivre ces sept années de malheur pendant ma jeunesse car je crains de ne pouvoir les assumer pendant ma vieillesse. A son réveil, Haroun Rachid pria Dieu et essaya d'interpréter son rêve. Le soir suivant, un autre songe lui apparut où l'ange lui ordonna :
— Dès demain, il te faudra commencer ta nouvelle vie. Tu dois quitter ton palais et ton pays pour entreprendre un long voyage.
Il n'y avait plus de doute, le Sultan devait se soumettre à son destin. Il se prépara, laissa des instructions à son fidèle vizir et prit la route en emportant sur le dos d'une mule deux coffres. Deux coffres d'or pour un roi tel que Haroun Rachid représentaient le dénuement !
Il s'en alla et marcha, marcha... Il entra dans un pays, sortit d'un autre pays, entra dans un pays, sortit d'un autre pays...
Un jour, épuisé, il s'arrêta au bord d'un oued pour reprendre son souffle. Soudain, pendant qu'il se reposait, il vit s'enfoncer peu à peu dans la terre sa mule chargée de ses coffres. Il courut, se jeta sur les rênes et tenta de la retenir. Rien n'y fit. Il tira sur les cordes et les chaînes qui maintenaient les coffres d'or mais tout s'engloutit sous ses yeux. Les chaînes se brisèrent et Haroun Rachid, désarmé, vit ses richesses disparaître. Il comprit que rien ne pourrait arrêter son destin et que ses sept ans de malheur venaient de commencer. Résigné, il alla au devant d'un berger qui faisait paître son troupeau de moutons. Il le salua et lui proposa :
— Ô toi, honorable berger ! Accepterais-tu mes somptueux vêtements contre un agneau et ta djellaba usée ? De cet agneau, je ne prendrai que la panse et les boyaux, je te laisserai le reste.
Le berger se réjouit :
— Eh bien ! Il faut croire que Dieu a décidé de m'habiller et de me régaler de viande. C'est mon jour de chance. Après cette réflexion, l'homme sacrifia l'agneau, le dépeça et enleva la panse et les boyaux qu'il donna à l'étranger. Bien évidemment, le pauvre berger ignorait qu'il avait devant lui le grand Haroun Rachid. Il l'avait pris pour un riche marchand qui avait perdu la tête. En effet, il l'observa avec curiosité lorsqu'il le vit saler la panse et la plaquer sur sa tête pour recouvrir ses cheveux. On aurait dit un teigneux. Ensuite, il enroula le boyau autour de son front en guise de turban et reprit sa route.
Partout où il passait, les gens l'appelaient : Lagraâ Boukercha (le teigneux à la panse). Ainsi, le grand Sultan Haroun Rachid continua à voyager en mendiant son pain, subissant les humiliations et travaillant pour les autres. Un jour d'entre les jours, il arriva dans un pays où régnait un autre grand Sultan, père de sept filles, toutes plus belles les unes que les autres. Haroun Rachid s'y arrêta et demanda du travail au palais. Il fut engagé comme garçon d'écurie.

2. Personne ne voulait s'approcher de Haroun Rachid à cause de son aspect dégoûtant avec la panse et le boyau sur la tête. Dès qu'il passait, on le repoussait :
— Lagraâ Boukercha ! Eloigne-toi. Tu sens mauvais. Il était devenu l'objet de nombreuses moqueries. De plus, ce qui n'arrangeait rien à sa situation, il montait à l'envers une vieille jument galeuse pour laisser croire qu'il était idiot. Il passait au trot, tenant de ses deux mains la queue de sa monture, comme on tient des rênes, et répétant :
— Hue ! Hue ! Laissez passer. Nous faisons tous partie des gens du palais. Attention ! Attention ! Nous sommes tous des hommes du Sultan.
Cela provoquait des rires chez les autres qui crachaient sur son passage :
— Tfou ! Tu te prends pour un homme et tu crois que tu fais partie des gens du palais ?
Il ne répondait jamais aux injures qui pleuvaient sur son passage. Il supportait son destin patiemment en découvrant la méchanceté des gens. Et le temps suivait son cours inexorablement ; ni les souffrances de Haroun Rachid ni l'injustice des hommes ne pouvaient rien contre lui. Le Sultan déchu ne comptait plus les jours qui s'écoulaient. Il vivait son destin et s'en remettait à Dieu.
Haroun Rachid avait pour habitude, après avoir accompli son travail d'écurie, de se rendre près d'une source isolée pour faire ses ablutions et ses prières. Il procédait ainsi secrètement tous les soirs. Aussitôt sa prière terminée, il revêtait ses hardes et sa panse de brebis entourée du boyau desséché.
Un jour, à la fraîcheur du soir, alors qu'il était nu dans l'eau, les sept filles du Sultan arrivèrent à l'improviste pour se baigner. C'était en réalité leur source secrète, bien isolée entre les rochers. Elles venaient s'y ébattre et s'y amuser certains soirs d'été. Haroun Rachid, en entendant leurs rires, eut juste le temps de se cacher. Mais c'était trop tard, l'aînée des princesses l'avait aperçu. Elle vit ses cheveux briller tel de l'or pur et remarqua sa grande beauté et sa grâce. Intriguée, elle se faufila derrière les buissons sans faire de bruit et découvrit avec stupeur que cet homme magnifique n'était autre que le garçon d'écurie. Sans rien dire, elle rejoignit ses sœurs qui se baignaient dans l'eau fraîche.
Elle était désormais amoureuse. Personne ne sut ce qu'elle avait découvert, mais elle ne regardait plus Lagraâ Boukercha de la même façon. Contrairement à tous les autres, elle savait qu'un autre être se cachait sous cette panse et ces haillons. Fort éprise, la princesse suggéra à ses sœurs :
— Mes sœurs, demandons à notre père de nous marier.
L'idée plut aux jeunes files, mais comme il leur était impossible de formuler verbalement une telle demande, elles réfléchirent toutes ensemble et trouvèrent le moyen de communiquer leur désir à leur père.
Le premier jour, elles rangèrent sept petites tasses blanches en porcelaine vides dans un plateau qu'elles déposèrent devant le Sultan avant de se retirer hâtivement.

3. Le lendemain, elles choisirent sept melons bien mûrs dans lesquels elles plantèrent sept couteaux avant de les poser tels quels devant lui. Le troisième jour, le Sultan encore plus étonné que les jours précédents, les vit étaler, toujours devant lui, sept serviettes bien blanches sur lesquelles elles présentèrent sept morceaux de viande et sept fourchettes sans couteaux. Le Sultan de plus en plus intrigué confia à sa femme :
— Mais quelles sont ces pratiques qu'utilisent nos filles depuis trois jours ? Pourquoi ont-elles, le premier jour, posé devant moi sept tasses vides dans un plateau, le deuxième jour sept melons avec chacun un couteau planté dedans, puis sept serviettes blanches avec sept morceaux de viande et des fourchettes sans couteaux ? Eclaire-moi sur ce langage qui m'est bien obscur. Dis-moi ce qu'elles désirent.
Sa femme lui répondit aussitôt :
— Elles souhaitent, par là, te révéler qu'elles désirent se marier.
— Ah bon ! Mais cela n'est rien ! Je vais donner des ordres au crieur public pour que des prétendants se présentent. Elles n'auront qu'à choisir. Le crieur public annonça en clamant :
— Ecoutez ! Ecoutez que Dieu vous fasse entendre ! Le Sultan veut marier ses filles ! Vous êtes invités à la cérémonie au cours de laquelle elles feront leur choix !
La nouvelle circula comme un feu de poudre et une foule d'hommes somptueusement vêtus se présenta. Comme les princesses étaient sept, le Sultan leur remit sept pommes en leur ordonnant :
— Les prétendants vont défiler et chacune de vous lancera une pomme à celui qui lui plaira.
Ainsi, chacune lança une pomme au prétendant de son choix hormis l'aînée. Le Sultan interrogea ses vizirs :
— Tous les hommes du pays se sont-ils présentés ?
— Oui tout le monde ! Il ne reste plus personne.
— Etes-vous certains ? insista le Sultan. Ma fille aînée n'a pas fait son choix.
— Oui, sauf Lagraâ Boukercha, s'il faut le considérer comme un homme, affirmèrent les vizirs en riant.
— Eh bien ! Faite-le venir ce Lagraâ Boukercha, dit le Sultan.
— Comment ? C'est le garçon d'écurie !
— Faites-le venir, vous dis-je.
On alla chercher Lagraâ Boukercha. La foule dégoûtée riait à gorge déployée en se moquant. Mais un silence surprenant s'installa lorsque la princesse lui eut lancé sa pomme. Puis, le silence laissa place aux murmures. Une fois la surprise passée, le Cadi fut convoqué pour enregistrer les contrats de mariage. Chaque fiancé proposait une grande dot pour se montrer digne de la fille du Sultan. Chacun offrait cent moutons, cent chameaux, cent vaches, des coffres de tissus de toutes sortes, des bijoux d'or et d'argent, des esclaves et des palais. Les listes étaient longues. Le Cadi inscrivait et se félicitait de si riches fiancés. Arriva enfin le tour de Lagraâ Boukercha. En le voyant le Cadi cracha de dégoût et l'humilia :
— Tfou ! Comment oses-tu croire que tu mérites la fille du Sultan ?

4. Haroun Rachid ordonna :
— Sidi le Cadi ! N'oublie pas d'inscrire dans le contrat le crachat que tu m'as lancé et les insultes aussi. Ensuite, inscris le double de tout ce que les autres fiancés réunis ont proposé aux princesses. Le jour où j'apporterai la dot de ma femme, le soleil sera caché par la poussière que les troupeaux soulèveront sur les routes.
L'assistance éclata d'un long rire et le Cadi inscrivit l'interminable liste. Arriva enfin l'heure de vérité. Tous savaient que le Sultan ne se limiterait pas à demander des présents pour ses filles. Aucun n'ignorait que le plus difficile était dans les épreuves auxquelles les fiancés seraient soumis pour montrer leur bravoure, leur courage et leur invincibilité. Le roi n'avait que des filles et un des gendres reprendrait la succession.
— Je désire que vous alliez me chercher le lait de la lionne dans la peau de son lionceau en guise d'outre. De plus j'exige que le goulot de cette outre soit attaché avec les moustaches du lion, exigea le Sultan.
Tous répondirent, vaniteux :
— Si ce n'est que cela, c'est bien facile pour de grands chasseurs tels que nous. Lagraâ Boukercha contrairement aux autres s'inquiéta :
— Vénérable Sultan ! Dis plutôt que tu veux nous envoyer à la mort.
Il fut hué et chacun monta sur son cheval. Lagraâ Boukercha mit son pied à l'étrier et grimpa à l'envers sur sa jument galeuse qui alla au trot tandis qu'il répétait :
— Hue ! Hue ! Laissez passer. Nous faisons tous partie des gens du palais. Attention ! Attention ! Nous sommes tous des hommes du Sultan.
Lorsqu'ils s'éloignèrent, les autres fiancés le saisirent, lui administrèrent des coups de cravache et le laissèrent à terre en lui reprochant d'être un porte-malheur :
— Tant que tu nous suivras, nous ne gagnerons rien de bon et nous ne verrons aucun jour heureux.
Haroun Rachid continua sa route en empruntant un autre chemin. Après quelques heures, il sentit la fatigue et s'endormit à l'ombre d'un arbre après avoir fait ses ablutions et sa prière. Soudain, le saint Sidi Abdelkader lui apparut et lui annonça :
— Haroun Rachid ! Tes sept ans de malheur sont terminés.
Le Sultan se réveilla et remercia Dieu de ses bienfaits. Ensuite, il tourna son anneau magique et demanda :
— Puisque mon épreuve est terminée, je voudrais avoir une jument aussi rapide que le vent, mes armes et mes habits princiers.
Son vœu fut exaucé. Il se retrouva sur une jument richement harnachée. Tout était brodé de fils d'or, de la selle jusqu'aux habits dont il était vêtu. Il partit aussitôt au galop.
Il galopa, galopa et parvint près de la grotte où la lionne cachait ses petits. Il était facile d'en tuer un sur les deux pour fabriquer une outre, mais il lui fallait trouver le moyen de traire la lionne et celui d'arracher quelques poils des moustaches du lion. Il réfléchit et trouva la solution. Il tua le premier et de sa peau fabriqua une outre. Il garda le deuxième vivant. A son retour, la lionne se mit à se lamenter en découvrant la disparition de ses lionceaux. Haroun Rachid, toujours grâce à son pouvoir de parIer à l'invisible, pouvait aussi parler aux animaux. Il proposa :
— Je te rends ton deuxième lionceau mais fais-moi le serment de me laisser te traire et promets-moi aussi de m'apporter quelques poils de la moustache du lion.

6. Elle accepta et Haroun Rachid repartit avec l'outre précieuse.
Sur le chemin du retour, il rencontra les six autres fiancés dépités en train de tourner en rond. Il les salua et leur demanda :
— Que cherchez-vous braves chevaliers ?
— Nous cherchons à obtenir le lait de la lionne dans la peau de son lionceau en guise d'outre. Et cette outre doit avoir le goulot attaché avec les poils de la moustache du lion.
— Voici l'outre, leur annonça-t-il. Mais laissez-moi vous couper, à chacun, une phalange de votre petit doigt si vous la voulez.
Les hommes acceptèrent sans hésiter. Ils s'emparèrent de l'outre et revinrent triomphants au palais. Le roi les félicita, la foule les acclama, et leurs fiancées leur ouvrirent les bras. Tout le monde était heureux sauf l'aînée des princesses qui devait subir les moqueries de ses sœurs, surtout lorsque Lagraâ Boukercha revint, misérable sur sa jument galeuse et répétant :
— Hue ! Hue ! Laissez passer. Nous faisons tous partie des gens du palais. Attention ! Attention ! Nous sommes tous des hommes du Sultan.
La fête terminée, le roi annonça la deuxième épreuve à ses futurs gendres :
— Puisque vous êtes si vaillants, allez me chercher des pommes du jardin de «Alia Bent Mansour qui habite au-delà des sept mers.»
Les hommes prirent la route et Lagraâ Boukercha les suivit sur sa jument galeuse. Comme la première fois, il subit les injures et les coups et il prit une autre direction.
Il tourna son anneau magique et demanda à être transporté au-delà des sept mers pour cueillir les pommes de Alia Bent Mansour. Au retour, il rencontra les autres prétendants tournant en rond. En l'apercevant, ils crièrent de joie :
— Enfin, te voilà ! Tu pourras sans doute nous aider à traverser les sept mers pour aller chercher les pommes ? On t'avoue que nous n'y tenons pas car il paraît que Alia Bent Mansour est une ogresse redoutable et personne n'a réussi à revenir avec les pommes. Seul un ennemi peut t'envoyer chercher ces pommes. Le roi tente par tous les moyens de se débarrasser de nous. Peux-tu nous aider une nouvelle fois ? Nous te donnerons tout ce que tu voudras.
— J'ai les pommes, répondit Haroun Rachid, mais je veux en échange le lobe de l'oreille droite de chacun de vous. Ils acceptèrent. Ils furent glorieusement reçus au palais ; le roi les félicita, la foule les acclama, et leurs fiancées leur ouvrirent les bras. Tout le monde était content, sauf l'aînée des princesses qui supportait patiemment les humiliations.
Pour conclure, le roi organisa une course de chevaux avant de célébrer les mariages. Haroun Rachid qui avait l'habitude d'essayer de détaler sur sa jument galeuse, se présenta ce jour-là sous son aspect le plus magnifique. Personne ne le reconnut. Il montait sa jument surnaturelle qui courait plus vite que le vent car elle était de la race des djinns.
Durant la course, il réussit à désarçonner tous les autres cavaliers et arriva le premier. La foule l'applaudit :
— Hourra ! Un seul nous a plu. C'est lui ! C'est l'étranger. Il a désarçonné nos meilleurs cavaliers.
Les six fiancés, humiliés, essayèrent de rappeler au Sultan qu'ils avaient fait mieux en rapportant le lait de la lionne dans la peau du lionceau et les pommes de Alia bent Mansour. (à suivre...)

7. Haroun Rachid continua sa route et parvint dans son pays où il était impatiemment attendu. Après un bref séjour dans son palais, il demanda à ses vizirs de lui préparer la dot promise à sa femme et entreprit ce nouveau voyage avec les honneurs et les richesses. Dès que les caravanes chargées de plus de mille coffres transportant plus de mille richesses et suivies de mille troupeaux, approchèrent du pays du Sultan son beau-père, les gens crièrent en voyant un immense nuage de poussière cacher le soleil :
— Malheur ! C'est une tornade géante qui va tout ravager.
Mais la femme de Haroun Rachid les rassura :
— Non ! N'ayez aucune crainte, c'est mon époux qui revient avec la dot.
C'était un véritable triomphe. Personne n'avait vu autant de richesses à la fois. On fit venir le Cadi avec le contrat de mariage. Il lut ce qu'il avait inscrit et compta, compta... Rien ne manquait.
— Rien ne manque de tout ce que j'ai inscrit, conclut le Cadi.
— Si, il manque quelque chose, rectifia Haroun Rachid.
— Je ne vois pas, s'excusa le Cadi.
— Tu as oublié les crachats et les injures que tu m'as si injustement lancés. Ton papier a sans doute oublié d'en prendre note, mais mon cœur, lui, a tout enregistré, lui enseigna le grand roi Haroun Rachid.
Le Cadi se jeta à ses pieds et demanda pardon. Le grand Sultan le releva et lui dit :
— Moi, je te pardonne mais tourne-toi vers ton Seigneur pour obtenir le vrai pardon.
Après un long séjour et de majestueuses festivités, Haroun Rachid annonça son départ. La princesse qui était enceinte, devait le rejoindre après la naissance de leur bébé. Mais qui peut se vanter de détenir les clefs du futur ?
Haroun Rachid laissa à sa femme un portefeuille et un bonnet qu'elle devait donner à leur enfant une fois grand si jamais le destin empêchait les retrouvailles. Ils se firent leurs adieux et se promirent de ne pas laisser la toile de l'oubli se tisser dans leurs cœurs épris.
Haroun Rachid s'en alla. Son destin l'attendait. Il ne reverra plus sa femme. Cependant, il retrouvera son fiIs ; mais cela est une toute autre histoire.
Elle a pris le feu, le feu, j'ai pris la route, la route !
Elle a mangé du Diss, j'ai mangé du Rfiss !

 
Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme est un sentiment qui manque à l'amour : la certitude.

(Honoré de Balzac)

nordiq


   
                                    Le Singe et le Crocodile       

   Paroles de conteurs : Catherine ZARCATE

  

bunni


La couturière du roi

Il était une fois un roi qui était fort brave, fort bon et fort généreux. Tous ses sujets l'aimaient.

          Malheureusement, ils aimaient beaucoup moins la reine qui était la personne la plus futile et la plus frivole qu'il soit possible d'imaginer.

          Un jour, au moment où le déjeuner était prêt, elle fit changer en urgence la nappe et les serviettes de table pour qu'elles soient de couleur mauve exactement assorties à sa robe. Elle renvoya sa coiffeuse lorsqu'elle entendit une comtesse critiquer sa coiffure et elle rendait fou le chef jardinier en exigeant d'avoir tous les jours dans sa chambre des fleurs de la couleur de sa toilette.

          Le roi ne l'aimait guère, il avait été obligé de l'épouser pour raison d'état et elle l'avait si vite tant exaspéré qu'il avait fait placer les appartements de sa femme à l'extrémité de l'aile gauche du château tandis que les siens se trouvaient à l'extrémité de l'aile droite. Ainsi la rencontrait-il le moins souvent possible, seulement quand les questions de protocole l'exigeaient. Et, au goût du roi, elles l'exigeaient beaucoup trop souvent.

          Même les jours où il ne voyait pas la reine, le pauvre roi n'était pas tranquille car elle lui faisait porter des mots exprimant ses doléances par quelque serviteur. Et, si le roi ne réagissait pas à ces mots dans les plus brefs délais, il entendait bientôt la voix perçante de son épouse hurler dans tout le château. Ceci faisant très mauvais effet sur la cour et ses invités étrangers, le roi se trouvait obligé d'intervenir au plus tôt et de faire exécuter les invraisemblables souhaits de la reine.

          La personne dont la reine, qui était la femme la plus coquette que tout l'univers eut portée, sollicitait le plus souvent les services était la couturière du palais. Il s'agissait d'une charmante jeune fille nommée Anne-Lise qui succédait avec talent à sa mère morte d'épuisement dans son service pour la reine.

          Rien ne calmait son impétueuse Majesté : que les domestiques meurent ou qu'ils rendent leur tablier lui importait peu car le palais proposait d'assez belles rémunérations pour qu'il y ait toujours d'autres candidats aux postes devenus vacants.

          La reine avait trois pièces pour contenir toutes ses toilettes. Elle possédait exactement sept cent trente robes ce qui veut dire qu'elle pouvait en mettre deux par jour sans porter une seule fois la même dans le courant de l'année. Sa femme de chambre avait d'ailleurs pour consigne de mettre une étiquette sur chaque robe à mesure qu'elles avaient été portées indiquant : robe mise par la reine le 18 janvier à l'occasion de l'anniversaire du roi, robe portée le 26 avril pour les noces du comte André avec dame Alison et ainsi de suite.

          Tout ce choix de toilettes aurait pu suffire à satisfaire la reine mais ce n'était pas le cas. La reine n'était jamais satisfaite plus de deux minutes d'affilée. Le seul jour où elle avait été parfaitement heureuse était précisément celui où elle avait épousé le roi et était devenue reine. Enfin, elle pouvait faire ce qu'elle avait toujours rêvé de faire : commander les autres.

le roi la reine

Ce matin, la reine était de mauvaise humeur car elle avait entendu la comtesse Sonia, qui était la plus grande langue de vipère de toute la cour, dire à la vicomtesse Elia :

-Ne trouvez vous pas, ma chère, que la reine s'est un peu épaissie au niveau de la taille ?

          Et l'autre avait approuvé en éclatant d'un petit rire niais. La reine avait aussitôt été dans sa chambre s'observer d'un œil critique dans son miroir et elle avait trouvé qu'effectivement, elle avait pris un peu de ventre. Elle avait d'ailleurs quelque mal à boutonner le dos de ses robes ces temps ci.

-Il me faut des corsets et des robes un peu plus larges, décida t'elle.

          Et elle envoya sa femme de chambre quérir sa couturière.

          Anne-Lise arriva aussitôt. Il y avait trois jours que la reine ne l'avait pas fait demander et c'était si exceptionnel dans une année que cela lui avait fait comme des vacances.

-Que puis-je pour vous, ma reine ?

-Je veux trois corsets finement lacés. Il me faut aussi trois robes bouffantes dans le bas et pas trop ajustées, ce dans les plus brefs délais.

-De quelles couleurs, ma reine ?

-Bleu cyan, rouge pourpre et rose pâle. Et pour les corsets, je ne veux pas que les lacets excèdent dix-huit centimètres de long. Les lacets de vingt centimètres sont pour les grosses femmes. Ce n'est pas mon cas.

-Bien sûr que non, ma reine, rétorqua Anne-Lise en se mordant les lèvres pour ne pas rire.

-La robe bleue doit être semblable au ciel, la rouge à du sang et la rose à votre peau.

-Cela me semble difficile, ma reine.

-Vous ne seriez pas si bien payée si votre travail était à la portée de tout le monde, ma petite. Je veux les corsets et les robes dans cinq jours ou je vous fais couper la tête.

          Anne-Lise frémit. Elle savait que sa redoutable majesté était très capable de mettre sa menace à exécution. Il y a deux ans, elle avait voulu faire décapiter la cuisinière parce que cette dernière lui avait servi un plat trop épicé qui lui avait enflammé la gorge.

          Heureusement, le mari de la cuisinière n'était autre que le bourreau et il avait, bien sûr, refusé de décapiter sa femme. La reine avait alors voulu faire tuer le couple mais personne n'accepta de s'en charger craignant trop d'être victime à son tour de la reine après.

          Mais, depuis cette histoire, l'horrible altesse, frustrée de ne pas avoir pu faire exécuter son ordre, menaçait à tout moment tous ceux qui l'exaspéraient de les faire décapiter.

Anne-Lise commença aussitôt à faire les corsets aidée de sa cousine Marie-Blanche. Pour les robes, elle ne savait pas quels tissus employer pour que les toilettes puissent être conformes aux désirs de la reine.

          La jeune fille avait un oncle qui vivait dans la montagne et qui était oracle. Il l'avait aidée bien souvent déjà de ses précieux conseils. Elle décida d'aller lui rendre visite le soir même.

    La nuit tombait mais de petites lucioles éclairaient ça et là la forêt donnant aux arbres un air vivant et enchanteur. Anne-Lise elle-même semblait une fée dans ce décor mais elle n'en n'avait pas conscience.

Son oncle était assis devant une table où un tas de cailloux était disposé.

-Les pierres m'avaient annoncé ta venue, lui dit-il. Que puis-je faire pour toi ?

-Je voudrais savoir comment réaliser une robe bleue comme le ciel, une autre pourpre comme le sang et une troisième rose comme la peau.

  Son oncle remit ses cailloux dans le petit sachet puis les jeta trois fois sur la table. Voici ce que dirent les pierres :

-Les fées ont la réponse à ta première question, les sirènes à la seconde et la fermière de la cour triangulaire à la troisième.

-Voici qui est simple comme d'habitude, soupira Anne-Lise. Merci tout de même, mon oncle, je partirai en quête dès demain matin.

      La couturière du roi commença par aller voir la fermière de la cour triangulaire car elle était la plus simple à trouver. Cela dit, peu de gens allaient lui rendre visite car il y avait de mauvaises superstitions qui circulaient à propos de sa cour. Les gens disaient que cette cour était une création du diable et, qu'à la pointe de ce triangle, il y avait un passage secret qui menait tout droit aux Enfers. Anne-Lise faisait peu de cas d'un tel avis. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que même le diable aurait fait piètre figure devant la reine.

La fermière dit à Anne-Lise.

-Oui, petite, je vois ce que tu veux. Il te faut prendre un tissu blanc et l'enduire avec ce pot de graisse qui vient d'un cochon que j'ai tué. Ton tissu aura alors le rose de la peau humaine. Mais, prends garde, ce cochon n'était pas le mien, sa graisse n'est pas ma propriété, il se pourrait que son propriétaire vienne te visiter.

Ce midi, Anne-Lise était en train de déjeuner quand de grands coups ébranlèrent sa porte et, sans y avoir été invité, le diable entra. Il avait le teint terreux, une bouche distordue dans un rictus sinistre, ses grands yeux noirs étirés sur les côtés fixaient la jeune fille d'un regard cruel et cynique.

-Eh bien, petite, qui crois-tu être pour t'arroger le droit de voler le bien du diable en personne ?

-Ce n'est pas pour moi, s'empressa de dire la couturière du roi. C'est pour satisfaire la commande de ma reine qui est sans conteste la femme la plus odieuse qu'il soit possible d'imaginer, elle est si abominable que vous-même pourriez faire figure de saint à côté.

-Ce n'est pas possible, s'écria le diable, piqué au vif. Si cette femme est bien telle que tu le dis, elle est digne de devenir ma compagne, la grande diablesse qui régnerait sur les Enfers. Il faut que j'aille voir cette créature de plus près.

          Et le diable disparut dans un nuage de fumée.

Anne-Lise, sa cousine et une voisine travaillèrent toute la journée et, au soir venu, la robe rose et l'un des corsets étaient terminés.

-C'est bien, dit Anne-Lise. Cette nuit, je sors voir les fées.

          Car, comme chacun le sait, les fées se réunissent les nuits d'été pour de charmantes rondes à la lueur des étoiles dans les clairières et les sous-bois. Par son oncle, Anne-Lise connaissait une de ces clairières.

          Elle y trouva une dizaine de fées qui jouaient gaiement, leurs petits pieds nus foulant l'herbe humide.

Lorsque la jeune fille entra dans la clairière, un grand silence se fit et les fées s'immobilisèrent.

-Pardonnez-moi, charmantes créatures, de venir troubler vos jeux, dit Anne-Lise. Je ne me le permettrais pas si une cruelle nécessité ne m'y obligeait : la reine me fera couper la tête si dans quatre jours, je ne lui ai pas remis une robe couleur de ciel.

-Je vois ce qu'il te faut, dit la fée Rose. Tu as besoin de notre tissu magique à base de bleuets et de toiles d'araignées. Retire toi cinq minutes et laisse nous délibérer que nous voyons ce que nous pouvons faire pour toi.

          Les fées se mirent en cercle et chuchotèrent entre elles.

          Enfin, la fée Rose s'adressa de nouveau à Anne-Lise :

-Puisque tu es courageuse et bonne, nous allons t'accorder ce que tu désires, lui dit-elle, mais à une condition. La reine détient la fée Pavot dans une cage afin qu'elle lui donne un sommeil et des rêves agréables toutes les nuits malgré le fait que le roi ne vienne jamais la visiter. Délivre notre amie et, en échange, nous ferons la robe qui t'est réclamée.

-Soit, dit Anne-Lise je vais essayer de la délivrer cette nuit même.

          Elle avait souvent remarqué que la reine portait en permanence une clé d'or autour du cou et elle pensait que ladite clé devait ouvrir la cage dans laquelle la fée était retenue prisonnière.

          Anne-Lise repassa chez elle prendre quelques chandelles pour s'éclairer dans sa route jusqu'au château. Elle trouva dans sa maison le diable, furieux :

-Pas moyen de réveiller ta reine, lui dit-il. Elle dort d'un sommeil enchanté que même moi ne puis conjurer.

-C'est parce qu'elle détient la fée Pavot qui lui procure un sommeil enchanteur toutes les nuits, rétorqua la couturière. Aide-moi à délivrer la fée et tu pourras réveiller la reine.

-Ce sera bien la première fois de l'histoire que je délivrerai une fée, grommela t'il. Que ne ferait pas le diable lui-même pour trouver l'amour ! Passer l'éternité tout seul, c'est diablement long !

          Le diable voleta jusqu'à la fenêtre de la chambre de la reine tenant Anne-Lise dans ses bras. Elle substitua la clé autour du cou de la reine.

D'un de ses ongles crochus, le diable crocheta la serrure de la porte de la petite pièce attenante à la chambre de la reine. La jeune fille ouvrit la cage et prit dans ses bras la petite fée toute maigrichonne et tristounette.

-N'aie crainte, lui dit-elle ; tes amies, les autres fées, m'ont envoyé te sauver. Je vais te ramener auprès d'elles.

-Quel bonheur ! dit la fée. Je n'osais plus espérer et je me sentais dépérir à vue d'œil.

Le diable les porta jusqu'au pied du château et là, la fée, de quelques gestes mystérieux de la main, tira la reine de son sommeil. Le diable se hâta de retourner dans la chambre royale mais il le fit avec le diabolisme qui lui était propre : en prenant les traits du roi.

          La reine était toute étonnée de s'éveiller en pleine nuit et elle allait se lever pour battre la fée Pavot lorsqu'elle vit son époux à ses côtés et toute sa colère s'évanouit comme par enchantement.

          Pendant ce temps, Anne-Lise avait ramené la fée parmi la joyeuse assemblée de la clairière. Elle fut acclamée et portée en triomphe jusqu'à chez elle.

          Au petit matin, en s'éveillant, elle trouva la robe bleue comme le ciel achevée et soigneusement disposée sur la table de sa salle à manger. Elle alla aussitôt la porter à la reine ainsi que la robe rose et le corset achevé.

A sa grande surprise, elle trouva la reine qui chantonnait. Tout le palais en était sidéré : depuis dix ans que la reine était maîtresse des lieux, c'était la première fois que les serviteurs l'entendaient chanter. Mieux encore, elle était d'une bonne humeur exceptionnelle.

-Un corset ? interrogea-t-elle Anne-Lise. Ah, oui, ce n'est pas la peine de faire les autres que je vous avais demandé, ma petite. J'ai trouvé un meilleur moyen de paraître mince. Regardez comme ma taille paraît fine ce matin. La la la !

-Votre majesté a une coupure qui saigne sur l'avant-bras ainsi que quelques bleus. Veut-elle que je lui mette de la pommade ?

-Ce n'est pas nécessaire. Charmante coupure, exquis bleus. Quelle belle mine j'ai ce matin ! Je ne me suis pas sentie si bien depuis des années. Ce n'est pas comme vous, ma petite, vous m'avez l'air un peu pâlotte. Prenez donc deux semaines de congé, je vous les offre.

-Mais la robe rouge pourpre, ma reine ?

-Vous la ferez en revenant. J'ai bien assez de toilettes pour survivre en votre absence et je suis bien assez gracieuse pour être remarquée même sans les artifices d'une jolie robe, n'est ce pas ?

-Tout à fait, ma reine. Merci infiniment pour ce repos que vous m'accordez.

          Et, Anne-Lise, abasourdie, se hâta de s'éclipser de crainte que la reine ne change d'avis.

          Elle se doutait que le diable devait être pour quelque chose dans la bonne humeur de la reine. Mais si quelqu'un n'y comprit rien mais alors rien du tout, ce fut le roi en recevant les petits mots tendres et suggestifs que la reine lui envoya au matin. Il en déduisit que son épouse sombrait dans la folie mais cette folie lui parut douce et charmante en comparaison de ce que pouvait être son épouse en possession de toute sa raison alors il répondit de manière courtoise mais neutre, histoire de ne surtout pas la contrarier.

          En apprenant qu'elle avait donné des vacances à leur couturière, il fut tout à la fois ravi et attristé, ravi qu'Anne-Lise qu'il aimait beaucoup puisse enfin se reposer un peu  et contrarié de ne pouvoir la voir pendant quinze longues journées car il avait coutume de la faire appeler sous des prétextes vestimentaires pour le seul plaisir de converser avec elle. Par ailleurs, les affaires d'Etat ne passionnaient pas le roi, il  n'y entendait guère et, plus d'une fois, Anne-Lise, que le contact de la reine avait rendu particulièrement diplomate, lui avait donné d'excellents conseils qui lui avaient permis de sauver in extrémis la situation.

          Quand Anne-Lise rentra de vacances, elle trouva toute la cour en émoi.

-La reine est morte, lui dit le roi sur un ton de joyeuse incrédulité.

-Oh ! dit la couturière.

          Elle pensait que la reine devait être en Enfer et qu'elle était peut-être le seul hôte de ces lieux à ne pas s'en plaindre.

-Rassurez-vous, ajouta le roi, vous êtes toujours à mon service.

           Mais, en fait, Anne-Lise ne le resta pas longtemps car  le roi réalisa très vite qu'elle serait l'épouse idéale pour lui. La couturière devint donc reine pour la plus grande satisfaction de tous. Et elle habite la même aile du château, mieux, la même chambre que le roi.

          Un jour, elle voulut débarrasser les pièces qui contenaient la garde-robe de la précédente reine. Elle se rendit alors compte qu'elles étaient vides.

-Le diable a du passer par là, se dit-elle.

          Elle n'y attacha pas plus d'importance que cela, toute à son bonheur avec son charmant époux, et à la joie de pouvoir aider ceux de son peuple qui venaient la solliciter.


bunni

La couturière du roi (suite )

Depuis que le diable avait enlevé la reine, la paix régnait dans le royaume. Mais qu'en était-il aux Enfers ?

         Dans ces lieux ordinairement surpeuplés, il était à présent possible de circuler. Les nouveaux arrivants étaient moins nombreux et certains anciens résidents avaient enfin la possibilité de partir vers d'autres contrées plus hospitalières.

         En effet, le diable était si préoccupé de l'insatiable reine avec laquelle il avait célébré des noces sataniques qu'il n'avait plus le temps d'aller sur Terre pour tenter les mortels ni d'empêcher les résidents forcés de ses antres de se repentir et d'accéder ainsi au purgatoire ou au Paradis.

         Si cette situation faisait un heureux, c'était bien le bon Dieu mais St Pierre était très embêté car les grilles du Paradis devenaient trop étroites pour accueillir tous ceux qui devaient y entrer. Les files d'attente s'amoncelaient dans les nuages et il y avait parfois des collisions de nuages qui provoquaient des orages imprévus sur Terre.

         Si satisfaite que fut la reine de son époux, le confort de son habitat la laissait insatisfaite.

         Ni l'absence de soleil ni l'absence de nature ne déplaisaient à cette femme dénaturée mais elle exigeait un confort quatre étoiles. Le diable fit venir de la terre toute sa garde-robe puis tous ses meubles puis tous ses livres puis son horrible loulou hargneux qui mordait tout le monde au palais et se mit à mordre tout le monde aux Enfers, sauf le diable et sa maîtresse parce qu'il avait bien trop peur d'eux.

         La reine aurait du être contente ; elle avait enfin un pouvoir démesuré à la hauteur de ses ambitions mais il lui manquait encore quelque chose, oh, un tout petit quelque chose dont cette inguérissable coquette refusait de se passer. Elle voulait la robe rouge pourpre qu'elle avait commandé à sa couturière avant que le diable ne la tue pour l'emmener aux Enfers avec lui.

         Elle demanda au diable d'aller sur Terre chercher Anne-Lise et de la lui ramener mais le diable refusa. Il avait bien trop peur que la reine ne fasse des bêtises en son absence et, aux Enfers, le nombre de bêtises qu'il est possible de faire lorsque l'on est à la tête des lieux est dangereusement illimité. Il  proposa

donc à sa femme d'envoyer une occupante forcée de ses antres sur Terre pour qu'elle passe commande de la robe à la couturière et la ramène aux Enfers une fois terminée.

- Soit, dit la diablesse, mais qui vas tu choisir pour une telle mission de confiance ?

         Le diable se gratta la tête de ses ongles crochus chassant quelques poux au passage, et son visage s'éclaira d'un de ses rares sourires sinistres.

- Je souris un peu trop depuis que je suis marié, songea t-il. Il faut que j'y prenne garde sinon je vais finir par passer pour un être jovial.

- J'ai ici une jeune fille nommée Marie-Blanche, arrivée depuis peu qui est donc encore en état de repartir. C'était la cousine de ta couturière. Cela fait d'elle la personne parfaite pour lui être envoyée.

- Pour quelles raisons est-elle ici ?

- Son mari était un mauvais bougre qui la battait et la trompait. Un soir, elle était si en colère contre lui qu'elle lui a tranché la tête tout net avec la hache à couper le bois. Puis elle a pris peur de la sentence des juges et elle s'est empoisonnée. Tandis que sa cousine était sur son lit de mort, Anne-Lise a appelé le curé mais Marie-Blanche a refusé de se repentir des crimes qu'elle avait commis alors, aussitôt qu'elle est passée de vie à trépas, elle est arrivée ici et elle n'a aucune chance d'en sortir si elle ne montre pas quelque repentir. C'est une fille têtue, je doute qu'elle sorte d'ici avant un certain temps sauf si...

- Sauf si quoi ? demanda la reine.

- Sauf si je lui offre sa liberté contre ta robe. C'est à dire qu'elle aurait droit à une seconde vie sur Terre où elle retournera sous un autre aspect que précédemment si elle obtient ta robe. Elle aura quinze jours pour s'acquitter de cette mission.

- Dix jours. Je suis pressée.

- Va pour dix jours. Ma proposition te convient donc ?

- Elle est peu orthodoxe mais, du diable, je n'en n'attendais pas moins.

          Marie-Blanche accueillit l'offre du diable comme un juste retour des choses. Elle estimait qu'elle n'avait pas eu de chance dans la vie alors qu'il n'était que justice qu'elle en eut dans la mort.

         Tout de même, réintégrer le monde terrestre, comme cela, subitement, dans toute la jeunesse de ses vingt ans, quand on a cru que tout cela vous était enlevé à jamais, ce n'est pas sans causer une joie très vive.

Elle huma l'air frais de la campagne comme jamais elle ne l'avait respiré, chaque pas lui causait une joie ineffable et le chant de chaque oiseau était pour elle musique divine. Mais elle connut vite aussi quelque surprise. En lavant son visage dans la fontaine de la place publique, elle constata qu'elle n'avait plus exactement le même physique. Son regard était semblable à ce qu'il avait toujours été mais ses traits avaient changé. Elle vivait réellement une seconde vie réincarnée dans un autre corps à ceci près que ses souvenirs n'étaient pas effacés.

         Elle se rendit à la maison qu'elle occupait auparavant avec sa cousine Anne-Lise et eut la surprise de la trouver vide. Une fine couche de poussière recouvrait les meubles et la plupart des effets de sa parente avaient disparu.

Elle alla chez les voisins pour s'informer. Ces derniers la regardèrent comme si elle avait perdu l'esprit.

- La couturière ? Qui êtes-vous donc pour ignorer qu'elle a épousé le roi et qu'elle est devenue notre souveraine bien-aimée ?

         Marie-Blanche dit qu'elle était une parente qui revenait de l'étranger ce qui était d'une certaine manière l'exacte vérité car nul pays n'est plus étranger aux terriens que les Enfers.

         La jeune fille alla solliciter une audience à la reine. Anne-Lise ne refusait jamais de parler à ses sujets, elle consacrait toutes ses matinées à ces audiences qui lui paraissaient de la plus haute importance pour être en contact avec le peuple.

         Le premier moment de stupéfaction passé, elle crut Marie-Blanche car nul ne pouvait savoir que la précédente reine se trouvait aux Enfers s'il n'y avait pas été lui même.

- Je sais ce que tu dois faire pour obtenir le tissu de la robe rouge pourpre, lui dit-elle. Il te faut te rendre au lagon des sept dunes et solliciter cette faveur des sirènes. Une part de moi souhaiterait t'accompagner mais je ne le puis, mon devoir de reine et d'épouse m'impose de demeurer ici.

- Nulle épreuve ne peut égaler ce qui se passe aux Enfers. N'aie crainte, je réussirais.

Marie-Blanche était pressée d'assurer son salut. Elle se rendit la nuit même au lagon. C'était un lieu fort beau où, le jour, les amoureux venaient roucouler et les enfants jouer dans l'eau claire mais, de nuit, cela devenait mystérieux et silencieux. Beaucoup d'hommes, attirés par le chant des sirènes à la lumière des étoiles y étaient venus et étaient morts noyés attirés en haute mer par ces belles mais impitoyables créatures.

A l'heure où la jeune fille arriva, les sirènes jouaient avec des tritons de mer, ils se cachaient et se poursuivaient derrière les rochers laissant échapper de temps à autre quelque cri faussement effarouché ou quelque rire cristallin.

- Pardon de venir troubler votre sanctuaire, dit Marie-Blanche, dressée sur un rocher afin qu'ils discernent sa silhouette dans la nuit. Je ne commettrais pas une telle offense si ma vie n'en dépendait pas. Si dans neuf jours, je n'ai pas ramené à la reine des Enfers une robe pourpre comme le sang, je suis condamnée à demeurer dans ces horribles antres pour l'Eternité. Ayez pitié de moi, je vous en prie, et accordez moi le secret de cette couleur incomparable.

        Un grand silence se fit puis sirènes et tritons tirent un petit conciliabule.

Nous ne donnons rien sans rien aux humains, dit enfin une sirène dont les écailles brillaient plus que celles de ses compagnes.

Que puis je vous offrir en retour ? demanda Marie-Blanche. Je ne possède rien.

Etre en pleine possession de soi-même suffit, rétorqua un triton. La mer, notre domaine, est pour nous source de vie et de joie. Pourtant, lorsque nous descendons tout au fond des océans, il nous arrive de trouver notre royaume un peu sombre. Pour éclairer ses profondeurs insondables, nous aimerions que tu nous ramène un morceau de la pierre phosphorescente que possèdent les nains de la Mine du Diamant bleu. Contre cette pierre de lumière, tu auras le corail rouge qui te permettra de donner à la robe de ta reine la couleur pourpre souhaitée. Ne nous pose pas d'autres questions, reviens lorsque tu auras accompli ta mission. Si dans trois jours tu n'as pas réussi, tu devras devenir l'une des nôtres, une sirène, pour être à même de satisfaire la Reine des Enfers.

Marie-Blanche s'inclina et s'en fut songeant que devenir une sirène était, de toute façon, un sort mille fois préférable à celui d'être résidente aux Enfers.

Comme sa cousine Anne-Lise précédemment, elle alla rendre visite à son oncle dans la montagne.

Tu as côtoyé deux reines, lui dit-il, tu ne seras pas la troisième. Pourtant, ton sort est plus enviable que le leur car ta liberté est plus grande que celle qu'elles ont et auront jamais. Ni triton ni nain ne doivent encombrer ton chemin, ne les laisse pas entraver ton destin. La mine du diamant bleu se trouve au cœur de cette forêt, va tout droit jusqu'au grand chêne centenaire, tourne à gauche devant le cumulus de rochers et à droite de la cascade, tu entendras leurs chants et leurs coups de pioche.

Marie-Blanche parvint sans encombre à la cascade où elle rafraîchit son visage fatigué par cette nuit de veille. Alors qu'elle se baignait dans l'eau fraîche, elle entendit ce chant joyeux :

Un, deux, trois

C'est nous les rois

De la mine

Nous avons bonne mine

Et notre diamant bleu

Passeport pour les cieux

Nous assure toujours

Notre pitance du jour

          Puis elle entendit plusieurs éternuements bruyants :

Atchoum ! Atchoum ! Atchoum !

Puis une voix qui dit :

Tout de même que ne donnerais-je pas pour avoir un bonnet des tisserands de la lune et ne plus avoir à souffrir de ces courants d'air incessants dans les oreilles.

Marie-Blanche se rhabilla et, s'approchant de l'entrée de la grotte, leur demanda :

Me donneriez-vous un morceau de votre pierre phosphorescente si je vous procurais de tels bonnets ?

Oh, oui, assurément, dit le nain à la barbe blanche qui paraissait le plus âgé. Si tu nous ramènes sept bonnets des tisserands de la lune, un pour chacun d'entre nous, alors, parole de nain, tu auras le morceau de la pierre que tu souhaites.

Taillez moi un beau morceau de votre pierre, dit la jeune fille, je reviens au plus tôt avec vos bonnets.

Tout le monde savait que les tisserands de la lune vivaient au bord du volcan de la lune mais, rares étaient ceux qui s'en approchaient car le volcan était susceptible d'entrer de nouveau en éruption à tout moment. Mais, Marie-Blanche, qui était déjà passée par la mort une fois, ne craignait pas de la côtoyer une seconde fois.

Lorsqu'elle parvint à l'atelier des tisserands à l'issue d'une périlleuse escalade à laquelle même les chèvres ne se risquaient pas, le chef tisserand la regarda, stupéfait :

Personne ne vient jamais jusqu'à nous. Les gens attendent que nous venions sur les marchés vendre nos produits uniques. Et nul ne supporte sans gémir la souffrance que cause le sol brûlant de cet atelier à ses pieds. Es tu une sorcière ?

Je ne le suis pas, répondit Marie-Blanche, mais je suis morte et ressuscitée en mission sur Terre pour la Reine des Enfers. Si je réussis, j'aurai ma liberté. Si j'échoue, je suis condamnée à demeurer aux Enfers pour l'éternité. Il me faut ramener une robe pourpre à la reine. Pour ce faire, j'ai besoin du corail rouge des sirènes qui me demandent en échange un morceau de la pierre phosphorescente des nains de la mine du Diamant Bleu lesquels veulent sept bonnets de votre fabrication contre leur pierre. Et toi, que veux-tu ?

Je ne veux rien d'autre que t'être agréable, ma belle, et la promesse que tu reviendras me voir si tu te libères de ton engagement contracté avec les Enfers. J'ai assez de bonnets confectionnés d'avance pour t'offrir les sept que tu demandes.

Merci, dit la jeune fille. Sors deux minutes, veux-tu, de cet atelier avec moi et je te donnerai quelque chose en retour.


bunni

La couturière du roi ( fin)

Ils sortirent dans le paysage désolé recouvert des cendres grises du volcan.

Cela ressemble aux Enfers, dit Marie-Blanche, mais avec le ciel bleu au dessus, cela change tout. Je veux te donner mes souliers : ce sont des chaussures magiques qui s'adaptent automatiquement à la pointure de celui qui les porte et qui sont insensibilisées à tout sol extérieur car elles ont foulé le pavé des Enfers. Je les aie volées à la Reine des Enfers pour moins souffrir dans ces antres, elle en a tant de paires qu'elle ne l'a même pas remarqué.

Merci infiniment, dit l'homme, touché, en lui tendant la main. Je sais que ce cadeau n'a pas de prix et il m'épargnera beaucoup de souffrances. Je connais peu les femmes, je n'ai pas souvent l'occasion d'en voir mais je sais que je serai un homme heureux si tu consentais à partager mon existence.

Je ne suis plus ni tout à fait du monde des vivants ni de celui des morts mais ce lieu intermédiaire pourrait m'être un paradis à tes côtés. Comment t'appelles-tu ?

Je m'appelle Romuald et le but de ma vie sera désormais d'attendre ton retour.

Je m'appelle Marie-Blanche et toute mon existence n'aura plus d'autre objectif que de te rejoindre.

Sans savoir comment, ils se retrouvèrent tout naturellement dans les bras l'un de l'autre, ils s'embrassèrent doucement puis s'étreignirent un moment en silence. Enfin, la jeune fille se dégagea et descendit le plus rapidement possible courant presque tant pour que ses pieds nus soient moins brûlés que pour ne pas se laisser tenter et perdre un temps précieux en restant plus longtemps avec lui.

Elle donna les bonnets aux nains qui lui remirent une brouette contenant un gros morceau de leur pierre phosphorescente.

Le plus jeune des nains regardant la jeune fille avec espoir lui dit :

Il est tard. Ne veux-tu pas rester avec nous pour la nuit ?

Mais Marie-Blanche se souvint de l'avertissement de son oncle et, malgré la chape de fatigue qui pesait sur ses épaules comme du plomb, elle déclina cette invitation.

Elle arriva au beau milieu de la nuit au lagon des sirènes qu'elle n'eut pas de peine à retrouver grâce à la lumière de la pierre phosphorescente qui éclairait son chemin.

Sirènes et tritons l'applaudirent et lui remirent une grande branche de corail rouge que la jeune fille chargea sur sa brouette.

Tu dois être bien lasse, dit l'un des tritons à Marie-Blanche. Si tu le souhaites, je puis te faire un lit d'algues confortable entre ces rochers et veiller sur ton sommeil.

Mais la jeune fille se souvint de l'avertissement de son oncle et, craignant que le triton ne profite de son sommeil pour faire d'elle une sirène, elle refusa aimablement son offre et rentra se coucher dans la petite chaumière qu'elle partageait naguère avec sa cousine.

Le lendemain, elle alla voir Anne-Lise pour solliciter son aide pour confectionner la robe pourpre. Anne-Lise avait toujours été meilleure couturière que sa cousine et il ne lui déplut pas d'en revenir à ses anciennes activités. Elles travaillèrent toute la journée et toute la soirée dans les appartements de la reine, ce qui contraria bien le roi qui dut aller se mettre au lit sans son aimée, tant et si bien qu'à minuit sonnantes, la robe pourpre était prête.

Alors Marie-Blanche cria d'une voix forte :

- Diable ! Diable ! Viens me chercher, j'ai accompli ma tâche, la robe de ta femme est prête !

Dans un nuage de fumée vert - gris qui sentait le souffre, le diable apparut aussitôt.

Bonjour, Reine ! dit-il en faisant une révérence moqueuse à Anne-Lise. J'espère que votre ménage vous satisfait autant que le mien. Sans cela, je puis toujours vous trouver une place de concubine à mes côtés aux Enfers.

N'ayez crainte, rétorqua Anne-Lise, mon bonheur sur Terre est...paradisiaque !

Le diable fit une petite grimace de dépit et se tourna vers Marie-Blanche.

Fort jolie, cette robe, dit-il en la palpant de ses doigts crochus. Eh bien, tu peux rester sur Terre si c'est ce que tu souhaites.

C'est mon désir, dit Marie-Blanche, mais permettez-moi auparavant, s'il vous plaît, de vous accompagner aux Enfers pour m'assurer que cette robe convient à la reine en tous points.

Tu n'as peur de rien. Cela me plaît, cela me plaît terriblement ! s'écria le diable.

Il saisit la main de Marie-Blanche et tous deux disparurent dans un nouveau nuage de fumée.

De retour aux Enfers, Marie-Blanche profita de ce que la reine avait le dos tourné à essayer sa robe pour lui voler une nouvelle paire de chaussures qu'elle chaussa aussitôt. Mais le diable l'avait vu faire et lui dit en aparté :

Tu es la seule occupante des Enfers à avoir eu assez d'audace  pour dérober par deux fois quelque chose à sa reine. Dommage que tu ne veuilles pas rester parmi nous. J'aurai pu te nommer haute intendante des supplices pédestres ou quelque chose de ce genre.

Ce serait beaucoup trop d'honneur, dit Marie-Blanche. Non, décidément, renvoyez moi sur Terre à présent, s'il vous plaît.

Le diable se gratta la barbiche et dit :

Non, justement, cela ne me plaît pas. Je crois bien que je vais te garder avec moi.

Mais j'ai accompli ma mission, vous aviez donné votre parole, protesta Marie-Blanche.

Qui t'a dit que l'on pouvait se fier à ma parole ? ricana le diable. Qui me dit que, si je te laisse partir, je te retrouverai après ta prochaine mort ? Non, tout bien réfléchi, je vais créer pour toi en deux nuages de souffre une gigantesque et infernale salle propre aux tortures des pieds : pieds glacés, pieds brûlés, pieds transpercés d'aiguilles, pieds chatouillés jusqu'à en agoniser de rire...C'est toi, la sensible des pieds, qui va t'occuper de cela.

Pour ne pas mettre Marie-Blanche en demeure de lui résister, le diable alourdit ses chaussures afin que sa démarche gracieuse et aérienne se mue en un pas lourd et fatigué ayant à peine assez d'énergie pour se traîner d'un bout de la salle de tortures pédestres à l'autre.

Marie-Blanche enrageait. Elle regrettait d'avoir été trop gourmande en retournant chercher cette paire de chaussures dont elle aurait pu se passer.

Pendant ce temps, Romuald soupirait sans cesse. Il n'avait plus de plaisir à la fabrication des vêtements à laquelle il travaillait avec ardeur d'habitude. Là, il cousait les manches de travers, faisait les cols trop petits, ratait ses ourlets et, comme il était très perfectionniste, il recommençait jusqu'à ce que ce soit parfait.

Au bout de quelques jours, il se rendit compte que ce qu'il faisait ne servait à rien et qu'il vaudrait mieux qu'il s'accorde quelques congés pour pouvoir reprendre le travail de manière plus efficace ensuite.

Alors, il fit son balluchon et il se mit en quête de sa bien-aimée. Il suivit sa trace partout où elle lui avait dit être allée, des nains de la mine du diamant bleu jusqu'au palais où vivait Anne-Lise.

La Reine le reçut et écouta son histoire avec attention.

Je m'inquiète beaucoup moi-même d'être sans nouvelles de ma cousine, lui dit-elle. Que proposes tu que nous fassions ?

Je voudrais que tu appelles le diable et, s'il refuse de me rendre ma bien-aimée alors je descendrais aux Enfers avec lui pour être à ses côtés.

Anne-Lise vit qu'il était bien résolu alors elle appela le diable et lui demanda de lui rendre sa cousine.

Trop charmante, la petite, trop diabolique, ricana le diable. J'entends bien la garder.

Alors emmène moi aux Enfers avec toi dussé je mourir pour cela, rétorqua Romuald, pour que je puisse la rejoindre.

Pas question ! rugit le diable. Si je fais mourir quelqu'un comme cela subitement avant son heure, je vais avoir des problèmes avec l'intendant d'en Haut. Du reste, si tu te trouves aux Enfers avec Marie-Blanche, votre amour est si grand que vous pourriez tous deux y être heureux malgré tout et ce serait en contradiction complète avec l'esprit des lieux. Je n'écouterais pas un mot de plus, qui sait du reste combien de bêtises peut faire ma reine dans le court temps de mon absence alors, si tu veux aller en Enfer, suicide toi. A bon entendeur, salut !

Et le diable disparut dans un nuage de fumée âcre qui les fit tousser. Romuald avait les larmes aux yeux et Anne-Lise, qui ne savait si c'était le chagrin ou le souffre ou les deux tout ensemble qui le mettaient dans un tel état, se sentait embarrassée.

- Dois - je suivre son conseil ? demanda le jeune homme d'une voix désespérée.

- Certainement pas, rétorqua Anne-Lise d'une voix ferme car, si tu fais cela, il est certain que vous serez aux Enfers pour toujours et qu'il n'y aura plus pour vous d'espoir jamais car le diable fera en sorte de vous y séparer. J'ai un plan bien meilleur. Viens avec moi à la chapelle du château. En ce lieu protégé de Dieu, le diable ne pourra pas entendre ce que je veux te confier.

          Romuald et Anne-Lise résolurent de confectionner une robe de soie verte magnifique pour la reine des Enfers puis d'appeler cette dernière et de la kidnapper.

          Quand Anne-Lise l'appela, la reine des Enfers fut bien surprise puis elle se dit que revenir sur Terre sans son diabolique nouvel époux, c'était là une chose qu'elle n'avait encore jamais osé faire et qu'il n'y avait pas de raison qu'elle s'en prive. Elle trouvait d'ailleurs que le diable passait un peu trop de temps avec Marie-Blanche dans la salle des supplices pédestres et le faire s'inquiéter un peu par une disparition inopinée pour réveiller son intérêt à son égard n'était pas pour lui déplaire.

          Elle prit donc une pincée de souffre magique sous le lit conjugal, émit rapidement le vœu de se retrouver dans son ancien palais et, en quelques instants, comparut devant Anne-Lise. Cette dernière prétextant qu'il ne fallait pas qu'elle soit vue la fit passer par un souterrain qui menait à la chapelle du château où elle lui remit sa nouvelle robe puis elle disparut discrètement enfermant la diabolique reine avec l'objet de sa coquetterie et quelques provisions.

          Puis elle appela le diable et lui dit qu'elle avait fait sa femme prisonnière. Le diable tempêta, ragea, menaça mais rien n'y fit. La reine des Enfers était retenue dans un endroit placé sous la protection divine, il ne pouvait s'y rendre et dut céder la rage au cœur aux exigences de Romuald et Anne-Lise, leur rendre Marie-Blanche pour récupérer sa reine.

Bah, dit le diable d'un ton pincé, refusant de reconnaître sa défaite, de toute façon, j'allais m'en débarrasser de cette petite, elle était trop gentille pour être aux Enfers, elle ne torturait pas les patients de la chambre des supplices pédestres, elle les soulageait et les consolait. Vraiment intolérable !

Et avec un certain soulagement le diable retourna aux Enfers avec sa reine qui était vraiment la seule femme assez diabolique pour lui convenir, Anne-Lise continua à couler des jours heureux avec son royal époux et Romuald et Marie-Blanche retournèrent à l'atelier des tisserands de la lune où ils firent beaucoup d'heureux car la rusée jeune fille n'était une fois de plus pas partie les mains vides des Enfers. Elle avait emmené avec elle huit paires de chaussures magiques, juste le nécessaire pour chaque ouvrier de l'atelier. Depuis, nuit et jour, les tisserands chantent et le bonheur règne en haut du volcan.

          Le diable a bien tenté de créer une petite éruption volcanique pour les embêter parce qu'un tel bonheur, cela lui paraissait limite insolent, mais le bon Dieu a aussitôt provoqué un éboulement de terrain qui a refoulé la lave dans le fond du volcan alors maintenant le diable s'en tient à ses affaires privées, il a fort à faire à surveiller les petits diablotins que lui a donné sa reine.

  FIN

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La princesse des glycines
Conte de Chine




Lu-Lung est une toute petite cité, située au pied d'une très haute montagne, dans la Chine lointaine. La ville est tellement petite que tout le monde s'y connaît. Les maisons sont tellement proches les unes des autres, qu'en hiver, lorsqu'il gèle à pierre fendre, on a réellement l'impression qu'elles se protègent du froid les unes les autres.
Dans la ville de Lu-Lung vit depuis très très longtemps une pauvre veuve. La femme a un fils. Un garçon superbe qu'elle a appelé Wang, le nom que portait déjà son grand-père. Dans la ville de Lu-Lung, personne n'est aussi fort ni aussi courageux que Wang. Sans rien en dire, toutes les femmes envient la pauvre veuve d'avoir un fils aussi fort et aussi courageux.
Wang et sa mère mènent une vie paisiblement heureuse si ce n'est la présence dans la maison d'à côté de l'usurier Yu. Ils sont constamment ennuyés par lui. Le vieil homme est malade de jalousie devant la force et la jeunesse de Wang et il ne rate aucune occasion pour tourmenter le jeune homme et sa mère. Sans cesse, il leur fait des remarques désobligeantes. Bien sûr, c'est de la méchanceté gratuite mais au fil des jours, les remarques commencent à peser sur Wang et sa mère.

Un soir alors que Wang est assis dans le jardin devant la maisonnette, Yu demande à la veuve :- -"Comment se fait-il que ton fils vive toujours chez toi ? Il me semblait que les jeunes de son âge étaient mariés depuis bien longtemps. Sans doute, les jeunes filles de Lu-Lung ne sont pas assez bien pour lui et il attend une princesse..."
La veuve très digne le toise avant de lui répondre :
- "Après tout, pourquoi pas ? Ton idée n'est pas si bête en somme. Wang est le jeune homme le plus beau et le plus courageux de toute la région. Une princesse ferait certainement une bonne affaire en l'épousant! "
L'usurier se met à rire et dit :
- "Dans ce cas, il risque d'attendre très longtemps. Dans la région, il n'y a pas de princesse!" mais fort en colère et dépité, il rentre chez lui en claquant la porte de son logis.
La veuve se demande bien pourquoi un vieil homme peut être encore aussi méchant. S'il était plus gentil, il serait sans aucun doute plus heureux et tout le monde l'aimerait... Elle regarde son fils avec des yeux emplis de tendresse et lui dit :
- "C'est vrai dans le fond ! Je suis certaine qu'une princesse serait très heureuse avec toi! "
Wang sourit :
- "Le voisin a raison : il n'y a pas de princesse dans la région. Et, puis, si j'en trouvais une, comment pourrions-nous l'accueillir dans cette petite maison?"
Wang se lève et prend gentiment sa maman par l'épaule.
-"Viens", dit-il, "Rentrons. Il est inutile de rêver. Jouons plutôt une part de dominos."

Les années passent. Rien de bien important n'arrive dans la vie de Wang et de sa mère. Le garçon devient de plus en plus beau et de plus en plus fort, mais ne parle toujours pas de se marier. Sa mère est hantée par les paroles du vieil usurier et ne peut que soupirer. Il lui semble parfois que son fils attend vraiment une princesse qui accepte de l'épouser...

Un jour, alors que Wang est en train d'étudier dans sa chambre, il entend un bruit inattendu. Il regarde vers la statuette de Bouddha qui trône dans la pièce et aussitôt, la porte s'ouvre et un délicieux, un enivrant, un subtil parfum de glycine envahit les lieux. Dans l'embrasure de la porte, se tient une très jeune femme. Elle porte un kimono de couleur mauve de la même couleur que ses yeux et que les rubans qui nouent ses longs cheveux noirs. A son cou, brille un collier de perles éclatantes et, sur ses mains très blanches, scintillent des saphirs et des diamants. Wang n'en croit pas ses yeux. Il pense qu'il rêve. Il doit être tombé endormi alors qu'il étudiait. Son imagination surexcitée lui joue un tour...

La jeune femme s'avance vers lui et dit d'une voix cristalline :
- "Non, Wang, tu ne rêves pas. Je suis la princesse de la Forêt des Glycines et je suis venue jusqu'ici pour te dire que je veux t'épouser."
Gêné, le jeune homme ne sait pas quoi répondre. Il sent les murs de sa chambre qui se rétrécissent. Lui devient minuscule face à tant de beauté. Il regarde désespérément son mobilier sans valeur. Il ne possède même pas le moindre cadeau à offrir à la princesse en signe de bienvenue... La seule pièce de valeur qui lui appartient est le jeu de dominos en ivoire. C'est là sa seule richesse. Il le dépose aux pieds de la jolie visiteuse qui se met à battre des mains de joie en ouvrant la petite boîte laquée.

"Tu aimes donc jouer aux dominos ?", demande-t-elle toute à la fois ravie et surprise et tout aussitôt, elle dispose les pièces sur la petite table et invite Wang à venir s'asseoir auprès d'elle pour disputer une partie.
Le jeune homme, bon joueur, a bien du mal à se concentrer. Son regard est sans cesse attiré par sa trop belle partenaire!
-"J'ai gagné! ", s'exclame celle-ci peu après en arborant un très large sourire. "Je dois reconnaître que je n'ai jamais affronté un aussi redoutable adversaire. Lorsque nous serons mariés, nous nous mesurerons chaque jour aux dominos! "
- "Donc... ", balbutie Wang avec beaucoup d'efforts, "donc, vous parliez sérieusement lorsque vous disiez que vous vouliez m'épouser? "
La princesse acquiesce en souriant et Wang ajoute d'un air désespéré :
-"Mais où irons-nous habiter? Je n'ai pas d'argent pour acheter une maison! "
La jeune femme claque des doigts et une servante entre et dépose aux pieds de Wang un coffret rempli de pièces en or.
- "Tu devras attendre la prochaine pleine lune pour construire notre maison", lui dit la princesse. "A ce moment, je reviendrai pour célébrer nos noces. Aujourd'hui, je ne puis m'attarder davantage. "
Wang ne peut détacher ses yeux du coffret et des pièces. Il ne voit pas la princesse suivie de sa servante qui quitte la pièce.
Je dois avoir rêvé pense Wang en regardant autour de lui. Non, le coffret contenant les pièces d'or sont toujours devant lui et sa boîte de dominos a disparu.

- "Maman!", crie Wang "Je vais épouser une vraie princesse! "
Le jeune homme raconte à sa mère ce qui lui est arrivé.
- "Mais tu as là un véritable trésor! " dit la veuve en contemplant le coffret. "Jamais je n'ai vu autant d'argent de ma vie. Tu pourras construire une splendide maison. Mais surtout obéit à la princesse : il ne faut pas commencer la maison avant la prochaine pleine lune ! "

Wang est jeune. Il ne sait pas attendre et malgré les bons conseils de sa mère, il se rend en ville dès le lendemain matin et y prend rendez-vous avec le charpentier et le maçon en vue de construire une très belle demeure pour lui-même et pour sa future épouse.
- "J'ai entendu raconter que ton fils va épouser une princesse", marmonne un soir l'usurier à la veuve. "Et où l'a-t-il donc trouvée? "
Mais la veuve, pinçant les lèvres, ne répond pas.
- "Soit, si tu ne veux rien dire, garde-le pour toi", jette Yu, dévoré par la curiosité. "Je me disais bien qu'il y avait quelque chose de louche dans tout cela. C'est comme pour cet argent avec lequel il fait construire cette grande maison. J'ai du mal à croire qu'il l'a gagné honnêtement! "
- "Crois tout ce que tu veux", répond la mère de Wang.
Et, sans plus regarder le vieil homme, elle rentre chez elle.

Le temps passa encore. La construction de la nouvelle maison progresse. Un jour, un jeune voyageur porteur des couleurs impériales arriva en ville.
- "Mon nom est Yang", dit-il après avoir été saluer Wang et sa mère. "J'ai appris que tu es un excellent joueur de dominos et je serais heureux de pouvoir me mesurer avec toi."
Wang accepte l'invitation avec plaisir et se rend plusieurs soirs consécutifs à l'auberge pour jouer aux dominos avec l'étranger. Le cinquième soir, son nouvel ami l'accueille le visage triste :
- "Il me faut m'en aller", dit-il "Comme souvenir, je désire te donner ceci. "
Et le jeune homme tend à Wang une boite en bois de cèdre qui contient une coupe en argent, quelques baguettes en ivoire et une précieuse figurine de jade.

Après le départ de Yang, Wang se sent désemparé. Sa maison est prête et il attend avec impatience l'arrivée de la princesse. Mais le seul nouveau venu dans la ville est un riche seigneur qui, avec sa suite, s'installe à l'auberge que Yang avait précédemment fréquentée.
Le lendemain matin, Wang est réveillé de bonne heure par des éclats de voix : le noble seigneur a été dévalisé de tout ce qu'il possédait.
- "J'ai vu le chef des voleurs", déclare une des voix.
- "C'est Yang, le commandant de la garde impériale", ajouta une autre.
- "Yang! Je le connais bien! ", renchérit le vieux Yu. "Je l'ai vu très souvent en compagnie de mon voisin Wang, celui qui est subitement devenu si riche."
Peu après, le responsable de l'ordre surgit chez Wang pour y effectuer une perquisition. Et, lorsqu'il découvre le cadeau d'adieu de Yang, le malheureux est immédiatement emprisonné et accusé de complicité.
- "Il est impossible que Yang soit un voleur! ", assure Wang lorsque le juge l'interroge. "Il portait les couleurs de l'empereur."
Le juge se trouve bien embêté et ordonne que Wang soit transféré dans la capitale pour y être jugé.
- "Mais vous, si vous l'avez accusé injustement", dit le juge à Yu, qui avait assisté à l'audience d'un air triomphant, "vous serez emprisonné à votre tour. "

Le vieil usurier, soucieux de ne pas courir un tel risque, se hâte d'entrer en contact avec les quatre soldats chargés d'emmener Wang dans la capitale et, pour une poignée de pièces d'argent, ceux-ci lui promettent de tuer le jeune homme durant le trajet.
La route qui conduit à la capitale traverse les montagnes et les ravins escarpés. Le chemin est long et les gardes auront bien l'occasion de faire disparaître le prisonnier. Au moment où ils s'apprêtent à pousser Wang dans un précipice, un énorme tigre surgit. Effrayés par le félin, deux des hommes reculent et tombent dans le ravin, tandis que les autres, sans demander leur reste, prennent leurs jambes à leur cou et s'enfuient !
Wang est tombé lourdement sur le sol. Son front a heurté un rocher. Il reste là, étendu sans connaissance alors le tigre le saisit par la ceinture et l'emporte dans la forêt.

C'est un parfum de glycines en fleurs qui pénètre dans ses narines, qui réveille Wang. Il ouvre les yeux et se trouve dans l'herbe, face à un magnifique palais de porcelaine, couvert de mauves corolles odorantes.
A l'entrée du palais, se tient la jolie princesse. Mais son regard est dur. Wang veut aller vers elle, mais, d'un seul geste, elle lui fait comprendre de ne pas bouger et d'un ton sévère elle lui dit :
- "Wang, tu ne m'as pas écoutée. Je t'avais demandé d'attendre la prochaine lune avant de construire notre maison. Maintenant, le malheur a fondu sur toi. Tu dois te rendre chez le juge, pour lui prouver ton innocence sinon tu ne pourras plus jamais trouver le repos. Par la suite, tu retourneras ensuite à Lu-Lung afin consoler ta pauvre mère qui est malade de chagrin depuis le jour où les soldats t'ont emmené! "
Le jeune homme est anéanti. C'est vrai, il aurait dû attendre la pleine lune... Mais il était tellement impatient de la revoir et voilà qu'il l'a retrouvée et qu'elle le renvoie !
- "Allons", dit-elle, "avant que tu ne partes, je vais te faire don d'un talisman. "
Elle prend une corde qu'elle noue avec soin à la taille de Wang. Et avec douceur, elle ajoute :
- "Les nœuds que j'ai fait dans cette corde sont magiques. En cas de besoin, il te suffit d'en défaire un et tu seras sauvé. Pars vite, maintenant! "
Wang regarde tristement la princesse, désespéré de devoir la quitter. Dans un profond soupir, il s'en va vers la capitale.

Le sentier qu'il prend monte et descend sans cesse. Plusieurs fois, il s'en faut de peu qu'il ne tombe en butant sur une pierre. Des branches lui fouettent le visage et, bientôt, il se met à pleuvoir. Wang poursuit courageusement sa route. La pensée de la jolie princesse lui donne sans cesse de nouvelles forces. Il a déjà parcouru une bonne partie du chemin, lorsqu'il débouche sur un plateau aride et désolé. La pluie ne tombe plus. Derrière les sombres nuages, il peut même apercevoir le soleil, dont les rayons éclairent sans l'égayer ce triste paysage. Seuls quelques arbres tordus rompent, çà et là, cette lugubre monotonie.
Soudain, un nuage de poussière masque l'horizon. Portant la main au-dessus de ses yeux, Wang scrute le lointain. Très rapidement, le nuage se transforme en une armée de cavaliers armés jusqu'aux dents. Leurs armes scintillent sous le soleil. Ils arrivent à toute vitesse dans sa direction... "Que va-t-il m'arriver, maintenant? ", pense Wang tristement. "N'ai-je pas encore subi assez de malheurs? Ces hommes ont sûrement l'intention de m'attaquer. Lorsqu'ils s'apercevront que je ne porte aucun objet de valeur, ils me tueront probablement par dépit! "
Il n'a plus le temps de s'enfuir et puis, où se serait-il caché? Il n'y a rien que du roc et de la pierre.
Bientôt, les cavaliers sont devant lui. Le chef de la troupe s'approche à quelques mètres et Wang observe craintivement sa silhouette impressionnante, fièrement campée sur sa monture et soudain, il le reconnaît :
- "Yang! ", crie-t-il. "Yang, mon ami, est-ce vraiment toi?"
Il lui tend joyeusement la main pour le saluer. Un large sourire aux lèvres, Yang se pencha vers lui.
- "Tu acceptes donc encore de me parler, Wang?", demande-t-il, tout content. "Tu ne refuses pas de serrer la main à un voleur de mon espèce? "
- "Je n'ai jamais pu croire à un pareil mensonge", répond Wang.
- "Alors, laisse-moi te conter comment tout cela est arrivé", dit Yang en serrant fermement la main du jeune homme en signe d'amitié. "Pendant des années, j'ai vécu, à la cour, en tant que commandant de la garde impériale, au sein d'un monde de faste et d'apparat. Mais aussi dans un monde méprisable, comme je l'ai découvert plus tard car la plupart des membres de la cour n'ont pas gagné leur fortune honnêtement.
Pendant qu'ils parlent, les deux amis se tiennent toujours la main afin de se témoigner leur confiance. Puis, Yang descend de sa monture et tous les deux vont s'asseoir à l'écart. Yang poursuit :
- "La richesse dont jouissent ces riches seigneurs, ils l'ont volée aux pauvres gens. Car ils l'ont obtenue en imposant de très lourdes amendes pour de petits délits et en exigeant d'importants fermages. "
Wang acquiesce. Il connaît bien cette histoire... Depuis de longues années, la population vit opprimée à cause des cruelles mesures adoptées par les grands propriétaires terriens. De nombreux abus de cette espèce ont été commis dans les environs du Lu-Lung. Certains paysans, incapables de payer le fermage, envoient même leurs enfants mendier en ville.
- "C'est pourquoi", poursuit Yang, après avoir fait signe à ses hommes de mettre pied à terre pour se reposer un instant, "j'ai décidé que tout cela devait changer. J'ai résolu de quitter la cour et de devenir l'un de ces pauvres. Mais cela ne suffisait pas. J'ai alors réuni autour de moi un groupe d'hommes qui pensaient comme moi. Ensemble, nous avons commencé à voler les riches, répartissant ensuite notre butin entre de misérables paysans. C'est ainsi que je suis devenu un voleur. "
- "Et donc, ce noble, à Lu-Lung...", commença Wang.
Mais son ami l'interrompt aussitôt :
- "Voler ce noble faisait partie de mon projet. Il méritait bien une petite leçon! Car, dans la région d'où il venait, tous les paysans étaient complètement ruinés, tant les taxes qu'il leur imposait étaient élevées. En plus, les terres qu'il leur avait données en fermage étaient totalement incultes. Et, comble de malheur, le peu qu'elles produisaient venait d'être anéanti par les fortes pluies du printemps sans que lui-même veuille tenir compte de cette situation. Même lorsque les paysans lui demandaient un délai, il ne leur montrait aucune pitié! Tu comprends maintenant, pourquoi je lui ai dérobé ses biens? ", demande Yang.
Wang acquiesce sans mot dire et son compagnon poursuivit :
- "La prochaine fois que j'irai à Lu-Lung, ce sera pour Yu, l'usurier. Il est temps qu'il soit puni pour exiger des intérêts abusifs des malheureux qui, désespérés, ont recours à lui ou bien lui demandent de pouvoir différer un remboursement...Mais, toi-même, raconte-moi ce qui t'a conduit dans cette région inhospitalière."
En soupirant, Wang commence à expliquer son histoire :
- "Un serviteur du noble que tu as dépouillé t'a reconnu lorsque vous êtes entrés dans l'auberge, cette nuit-là. Et, l'usurier Yu, qui nous avait souvent vus ensemble, s'est servi de ce prétexte pour me causer une nouvelle fois des ennuis. Il s'était longtemps demandé comment j'avais bien pu obtenir de l'argent pour construire une maison, puisque ma mère et moi-même sommes pauvres, et il a saisi cette chance de me nuire, m'accusant sournoisement de complicité pour ce vol. "
Wang s'arrête quelques instants pour avaler une gorgée du vin de riz que lui tend Yang. Il a la gorge sèche d'avoir tant marché et parlé. Puis, il enchaîne :
Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme est un sentiment qui manque à l'amour : la certitude.

(Honoré de Balzac)

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Suite de la Princesse des glycines:

- "Le responsable de l'ordre ne croyait pas que j'avais quelque chose à voir dans cette sombre histoire, mais il s'est vu obligé d'effectuer une perquisition chez moi et il a découvert dans ma maison tes beaux cadeaux. C'était la preuve de ma culpabilité et il m'a conduisit devant le juge. Evidemment, je lui ai raconté la vérité. Ce n'étaient que des présents et que je les avais acceptés sans faire la moindre objection, puisque je croyais que tu venais de la cour impériale. N'osant pas trancher, le juge a décidé de m'envoyer dans la capitale pour y être traduit en justice. Cependant, craignant que la lumière ne soit faite sur toute cette affaire, le vieux Yu a soudoyé les soldats chargés de me conduire en ville. Ces pauvres hommes, qui avaient bien besoin d'un peu d'argent supplémentaire, ont promis à l'usurier de se débarrasser de moi en cours de route. Seul le hasard a permis que je sois sauvé de la mort par un tigre, apparu au moment où ils voulaient me tuer. Et ce tigre m'a conduit auprès de la princesse des glycines, qui m'a ordonné de me rendre en ville pour prouver mon innocence. Voilà tout ! " dit Wang.
Et il ajoute piteusement :
- "Je ne l'ai pas écoutée et, maintenant, elle est fâchée contre moi. Ah! J'aurais dû attendre la pleine lune avant de commencer à construire notre maison ... "
Yang a écouté attentivement le récit de son ami :
- "Si je comprends bien", dit-il, "tu es donc en route pour la capitale, où tu seras jugé par le juge suprême. "
Wang boit encore une gorgée de la bouteille de vin de riz pour se donner du courage.
- "C'est bien cela", opine-t-il en se levant pour se remettre en route.
Il tend la main pour prendre congé de Yang, mais celui-ci secoue la tête.
- "Non, mon cher Wang", refuse-t-il paisiblement. "Je ne te laisserai pas partir comme cela. Un ami aussi fidèle que toi a droit à mon aide. Le voyage est encore long jusqu'à la ville et il est semé d'embûches! "
Et c'est ainsi que Wang parcourt le reste du chemin sous la protection des hommes de son ami Yang, qui le suivent à quelque distance.

Peu après, il atteint sans encombre la capitale et va aussitôt se présenter au palais de justice.
- "Je suis Wang et je viens de Lu-Lung", déclare-t-il, une fois mis en présence du juge suprême. "Je suis venu jusqu'à vous pour prouver mon innocence. "
- "Et où sont les soldats qui t'ont conduit ici? ", demanda le juge.
- "Deux d'entre eux ont pris la fuite à la vue d'un tigre", explique Wang. "Et les deux autres sont tombés dans un ravin. "
Comme le juge continue à le regarder d'un air interrogateur, Wang lui raconta toute son histoire.
- "Tu veux me dire que tu es venu sans escorte et de ton plein gré? ", s'exclame le juge, étonné, lorsque Wang termine son récit. "Mais tu aurais pu facilement t'échapper! "
Wang sourit :
- "Je suis innocent", assura-t-il. "Mais il y a des gens qui affirment le contraire. Ils prétendent que je suis complice d'un vol. Et je n'ai nulle envie de passer pour un malhonnête. C'est pourquoi je suis venu jusqu'à vous. Je veux prouver ma bonne foi! "
Tout en parlant ainsi, Wang joue machinalement avec la corde nouée à sa taille. Sans même s'en apercevoir, il défait un des nœuds.
Au même moment, le juge suprême déclara :
- "Même sans preuve, je suis convaincu de ton innocence, Wang. En effet, seul un homme à la conscience bien tranquille se présente de lui-même devant le juge sans y être contraint par la force. "
Il va ensuite chercher un morceau de parchemin et écrit en termes choisis une déclaration attestant de l'innocence du prévenu.
- "Et voilà! Tout est en ordre, Wang", conclut-il en lui serrant la main. "A partir de cet instant, tu es un homme libre. "
Soulagé, Wang quitte le tribunal. A présent, il doit retourner à Lu-Lung pour rassurer sa mère qui l'attend à la maison. Et ensuite... Il ose à peine y penser, de peur que quelque chose tourne de nouveau mal. Mais il espère de tout son coeur qu'il pourra épouser la très jolie princesse des glycines!

Serrant dans sa main la déclaration du juge, Wang entame le pénible voyage de retour. Plus il approche de sa petite ville natale, plus il marche allègrement. Il lui semble que toute fatigue l'abandonne ! Déjà, il aperçoit les premières maisons de Lu-Lung. Au milieu de celles-ci, se trouve celle de sa mère. A cette pensée, il se met à courir à perdre haleine, tant il a hâte de rentrer chez lui!
- "Maman! ", crie-t-il en se précipitant dans l'humble demeure. " Je suis là! "
La pauvre veuve a beaucoup maigri depuis le départ de son cher fils. Ses yeux sombres brillent fiévreusement dans sa figure pâle et ses mains tremblent. Mais, lorsqu'elle voit entrer Wang sain et sauf, un sourire rayonnant apparaît sur son visage aux traits fatigués et elle tend les bras pour accueillir son enfant bien-aimé.
Puis, les premières effusions passées la veuve lui pose mille et une questions, auxquelles Wang répond patiemment, jusqu'à ce que l'heure de se coucher arrive. La mère et le fils se souhaitent tendrement le bonsoir.

Mais, non loin de là, quelqu'un va, au contraire, passer une nuit fort agitée. C'est l'usurier Yu, brutalement tiré de son sommeil par une voix mystérieuse, qui lui dit :
- "Donne-moi les clés de ton coffre. Et pas un mot si tu tiens à la vie! "
Tremblant de tous ses membres, le vieillard remet le trousseau à Yang - car c'est lui qui a pénétré chez l'usurier avec ses hommes -et, quelques instants plus tard, Yu regarde d'un air furieux son coffre- fort complètement vide...
Pendant ce temps, Wang dort paisiblement. Lorsqu'il se réveille, il aperçoit sa mère qui le contemple, un étrange sourire sur les lèvres.
- "Il y a de la visite pour toi", annonce-t-elle.
Au même moment, le jeune homme sent le parfum qu'il attendait tant, le doux parfum de glycine...
Peu de temps après, les noces de Wang et de sa jolie princesse sont célébrées dans l'allégresse.

Le temps passe.

De cette heureuse union, naissent rapidement deux charmants enfants, qui ont les yeux mauves comme ceux de leur mère. Wang ne est tellement heureux qu'il ne peut imaginer qu'un tel bonheur soit possible Et par soir d'hiver, un triste soir d'hiver, le jeune homme, en revenant de son travail, voit sa femme qui l'attend sur le seuil de leur maison. Elle a revêtu le kimono qu'elle portait lors de leur première rencontre et qu'elle n'avait plus jamais remis depuis.
Wang se doute une tragique certitude que quelque chose d'horrible, de grave, d'irréparable va se produire. Quelque chose d'inévitable qui va bouleverser sa vie...
- "Nul bonheur ne peut jamais durer éternellement", dit la princesse, sans lui laisser le temps de parler. "Ma vie sur la Terre est terminée. Je suis obligée de te quitter, mais je ne t'oublierai pas. "
L'instant d'après, elle disparaît emportant avec elle les enfants.
- "Non! ", hurle Wang.
Mais aucun son ne sort de sa bouche. Les larmes aux yeux, il regarde autour de lui. Et, soudain, par un miracle inexplicable et malgré le froid de l'hiver, partout, des glycines se mettent à fleurir. Les lourdes grappes sont du même mauve que les yeux de sa femme et de ses enfants... Et lorsqu'il pénètre dans sa maison, il découvre avec bonheur que le plafond de la véranda, lui aussi, est paré d'un somptueux manteau odorant!
Wang malgré son immense chagrin sent que sa princesse tant aimée et ses chers enfants ne l'ont pas vraiment quitté, et que leur esprit et leur coeur demeurent à ses côtés. Et, dans chaque corolle, il voit briller leur tendre regard mauve, qui le suit et veille sur lui. Et il en est un peu consolé!
Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme est un sentiment qui manque à l'amour : la certitude.

(Honoré de Balzac)