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Contes d'ici et d'ailleurs

Démarré par bunni, 18 Septembre 2012 à 00:22:36

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La Reine des poissons

Il y avait dans la province du Valois, au milieu des bois de Villers-Cotterêts, un petit garçon et une petite fille qui se rencontraient de temps en temps sur les bords des petites rivières du pays, l'un obligé par un bûcheron nommé Tord-Chêne, qui était son oncle, à aller ramasser du bois mort, l'autre envoyée par ses parents pour saisir de petites anguilles que la baisse des eaux permet d'entrevoir dans la vase en certaines saisons. Elle devait encore, faute de mieux, atteindre entre les pierres les écrevisses, très nombreuses dans quelques endroits.

Mais la pauvre petite fille, toujours courbée et les pieds dans l'eau, était si compatissante pour les souffrances des animaux, que, le plus souvent, voyant les contorsions des poissons qu'elle tirait de la rivière, elle les y remettait et ne rapportait guère que les écrevisses, qui souvent lui pinçaient les doigts jusqu'au sang, et pour lesquelles elle devenait alors moins indulgente.

Le petit garçon, de son côté, faisant des fagots de bois mort et des bottes de bruyère, se voyait souvent exposé aux reproches de Tord-Chêne, soit parce qu'il n'en avait pas assez rapporté, soit parce qu'il était trop occupé à causer avec la petite pêcheuse.

Il y avait un certain jour dans la semaine où les deux enfants ne se rencontraient jamais... Quel était ce jour ? Le même sans doute où la fée Mélusine se changeait en poisson, et où les princesses de l'Edda se transformaient en cygnes.

Le lendemain d'un de ces jours-là, le petit bûcheron dit à la pêcheuse : " Te souviens-tu qu'hier je t'ai vu passer là-bas dans les eaux de Challepont avec tous les poissons qui te faisaient cortège... jusqu'aux carpes et aux brochets ; et tu étais toi-même un beau poisson rouge avec les côtés tous ruisselants d'écailles d'or.
– Je m'en souviens bien, dit la petite fille, puisque je t'ai vu, toi qui étais sur le bord de l'eau, et que tu ressemblais à un beau chêne vert, dont les branches d'en haut étaient d'or..., et que tous les arbres du bois se courbaient jusqu'à terre en te saluant.
– C'est vrai, dit le petit garçon, j'ai rêvé cela.
– Et moi aussi j'ai rêvé ce que tu m'as dit : mais comment nous sommes nous rencontrés deux dans le rêve ?... "

En ce moment, l'entretien fut interrompu par l'apparition de Tord-Chêne, qui frappa le petit avec un gros gourdin, en lui reprochant de n'avoir pas seulement lié encore un fagot.
" Et puis, ajouta-t-il, est-ce que je ne t'ai pas recommandé de tordre les branches qui cèdent facilement, et de les ajouter à tes fagots ?
– C'est que, dit le petit, le garde me mettrait en prison, s'il trouvait dans mes fagots du bois vivant... Et puis, quand j'ai voulu le faire, comme vous me l'aviez dit, j'entendais l'arbre qui se plaignait.
– C'est comme moi, dit la petite fille, quand j'emporte des poissons dans mon panier, je les entends qui chantent si tristement, que je les rejette dans l'eau... Alors on me bat chez nous !
– Tais-toi, petite masque ! dit Tord-Chêne, qui paraissait animé de boisson, tu déranges mon neveu de son travail. Je te connais bien, avec tes dents pointues couleur de perle... Tu es la Reine des poissons... Mais je saurai bien te prendre à un certain jour de la semaine, et tu périras dans l'osier... dans l'osier ! "

Les menaces que Tord-Chêne avaient faites dans son ivresse ne tardèrent pas à s'accomplir. La petite fille se trouva prise sous la forme de poisson rouge, que le destin l'obligeait à prendre à de certains jours. Heureusement, lorsque Tord-Chêne voulut, en se faisant aider de son neveu, tirer de l'eau la nasse d'osier, ce dernier reconnut le poisson rouge à écailles d'or qu'il avait vu en rêve, comme étant la transformation accidentelle de la petite pêcheuse.

Il osa la défendre contre Tord-Chêne et le frappa même de sa galoche. Ce dernier, furieux, le prit par les cheveux, cherchant à le renverser ; mais il s'étonna de trouver une grande résistance : c'est que l'enfant tenait ses pieds à la terre avec tant de force, que son oncle ne pouvait venir à bout de le renverser ou de l'emporter, et le faisait en vain virer dans tous les sens.

Au moment où la résistance de l'enfant allait se trouver vaincue, les arbres de la forêt frémir d'un bruit sourd, les branches agitées laissèrent siffler les vents, et la tempête fit reculer Tord-Chêne, qui se retira dans sa cabane de bûcheron.

Il en sortit bientôt menaçant, terrible et transfiguré comme un fils d'Odin ; dans sa main brillait cette hache scandinave qui menace les arbres, pareille au marteau de Thor brisant les rochers.

Le jeune roi des forêts, victime de Tord-Chêne – son oncle, usurpateur –, savait déjà quel était son rang qu'on voulait lui cacher. Les arbres le protégeaient, mais seulement par leur masse et leur résistance passive...

En vain les broussailles et les surgeons s'entrelaçaient de tous côtés pour arrêter les pas de Tord-Chêne, celui-ci a appelé ses bûcherons et se trace un chemin à travers ces obstacles. Déjà plusieurs arbres, autrefois sacrés du temps des vieux druides, sont tombés sous les haches et les cognées.

Heureusement, la Reine des poissons n'avait pas perdu de temps. Elle était allée se jeter aux pieds de la Marne, de l'Oise et de l'Aisne, les trois grandes rivières voisines, leur représentant que si l'on n'arrêtait pas les projets de Tord-Chêne et de ses compagnons, les forêts trop éclaircies n'arrêteraient plus les vapeurs qui produisent les pluies et qui fournissent l'eau aux ruisseaux, aux rivières et aux étangs ; que les sources elles-mêmes seraient taries et ne feraient plus jaillir l'eau nécessaire à alimenter les rivières ; sans compter que tous les poissons se verraient détruits en peu de temps, ainsi que les bêtes sauvages et les oiseaux.

Les trois grandes rivières prirent là-dessus de tels arrangements que le sol où Tord-Chêne, avec ses terribles bûcherons, travaillait à la destruction des arbres – sans toutefois avoir pu atteindre encore le Prince des forêts –, fût entièrement noyé par une immense inondation, qui ne se retira qu'après la destruction entière des agresseurs.

Ce fut alors que le Roi des forêts et la Reine des poissons purent de nouveau reprendre leurs innocents entretiens.

Ce n'étaient plus un petit bûcheron et une petite pêcheuse, mais un Sylphe et un Ondine, lesquels, plus tard, furent unis légitimement.

Nous nous arrêtons dans ces citations si incomplètes, si difficiles à faire comprendre sans la musique et sans la poésie des lieux et des hasards, qui font qui font que tel ou tel de ces chants populaires se grave ineffablement dans l'esprit. Ici ce sont des compagnons qui passent avec leurs longs bâtons ornés de rubans ; là des mariniers qui descendent un fleuve ; des buveurs d'autrefois (ceux d'aujourd'hui ne chantent plus guère), des lavandières, des faneuses, qui jettent au vent quelques lambeaux des chants de leurs aïeules. Malheureusement on les entend répéter plus souvent aujourd'hui les romances à la mode, platement spirituelles, ou même franchement incolores, variées sur trois à quatre thèmes éternels. Il serait à désirer que de bons poètes modernes missent à profit l'inspiration naïve de nos pères, et nous rendissent, comme l'on fait les poètes d'autres pays, une foule de petits chefs-d'œuvre qui se perdent de jour en jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens du temps passé.

Conte de la province du Valois
GÉRARD DE NERVAL


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Les avantages du chardon

Devant un riche château seigneurial s'étendait un beau jardin, bien tenu, planté d'arbres et de fleurs rares. Les personnes qui venaient rendre visite au propriétaire exprimaient leur admiration pour ces arbustes apportés des pays lointains pour ces parterres disposés avec tant d'art ; et l'on voyait aisément que ces compliments n'étaient pas de leur part de simples formules de politesse. Les gens d'alentour, habitants des bourgs et des villages voisins venaient le dimanche demander la permission de se promener dans les magnifiques allées. Quand les écoliers se conduisaient bien, on les menait là pour les récompenser de leur sagesse. Tout contre le jardin, mais en dehors, au pied de la haie de clôture, on trouvait un grand et vigoureux chardon ; de sa racine vivace poussait des branches de tous côtés, il formait à lui seul comme un buisson. Personne n'y faisait pourtant la moindre attention, hormis le vieil âne qui traînait la petite voiture de la laitière. Souvent la laitière l'attachait non loin de là, et la bête tendait tant qu'elle pouvait son long cou vers le chardon, en disant : "Que tu es donc beau !... Tu es à croquer !" Mais le licou était trop court, et l'âne en était pour ses tendres coups d'oeil et pour ses compliments. Un jour une nombreuse société est réunie au château. Ce sont toutes personnes de qualité, la plupart arrivant de la capitale. Il y a parmi elles beaucoup de jolies jeunes filles. L'une d'elles, la plus jolie de toutes, vient de loin. Originaire d'Ecosse, elle est d'une haute naissance et possède de vastes domaines, de grandes richesses. C'est un riche parti : "Quel bonheur de l'avoir pour fiancée !" disent les jeunes gens, et leurs mères disent de même. Cette jeunesse s'ébat sur les pelouses, joue au ballon et à divers jeux. Puis on se promène au milieu des parterres, et, comme c'est l'usage dans le Nord, chacune des jeunes filles cueille une fleur et l'attache à la boutonnière d'un des jeunes messieurs. L'étrangère met longtemps à choisir sa fleur ; aucune ne paraît être à son goût. Voilà que ses regards tombent sur la haie, derrière laquelle s'élève le buisson de chardons avec ses grosses fleurs rouges et bleues. Elle sourit et prie le fils de la maison d'aller lui en cueillir une : "C'est la fleur de mon pays, dit-elle, elle figure dans les armes d'Ecosse ; donnez-la-moi, je vous prie." Le jeune homme s'empresse d'aller cueillir la plus belle, ce qu'il ne fit pas sans se piquer fortement aux épines. La jeune Ecossaise lui met à la boutonnière cette fleur vulgaire, et il s'en trouve singulièrement flatté. Tous les autres jeunes gens auraient volontiers échangé leurs fleurs rares contre celle offerte par la main de l'étrangère. Si le fils de la maison se rengorgeait, qu'était-ce donc du chardon ? Il ne se sentait plus d'aise ; il éprouvait une satisfaction, un bien-être, comme lorsque après une bonne rosée, les rayons du soleil venaient le réchauffer. " Je suis donc quelque chose de bien plus relevé que je n'en ai l'air, pensait-il en lui-même. Je m'en étais toujours douté. A bien dire, je devrais être en dedans de la haie et non pas au dehors. Mais, en ce monde, on ne se trouve pas toujours placé à sa vraie place. Voici du moins une de mes filles qui a franchi la haie et qui même se pavane à la boutonnière d'un beau cavalier. " Il raconta cet événement à toutes les pousses qui se développèrent sur son tronc fertile, à tous les boutons qui surgirent sur ses branches. Peu de jours s'étaient écoulés lorsqu'il apprit, non par les paroles des passants, non par les gazouillements des oiseaux, mais par ces mille échos qui lorsqu'on laisse les fenêtres ouvertes, répandent partout ce qui se dit dans l'intérieur des appartements, il apprit, disons-nous, que le jeune homme qui avait été décoré de la fleur de chardon par la belle Ecossaise avait aussi obtenu son coeur et sa main. " C'est moi qui les ai unis, c'est moi qui ai fait ce mariage ! " s'écria le chardon, et plus que jamais , il raconta le mémorable événement à toutes les fleurs nouvelles dont ses branches se couvraient. " Certainement, se dit-il encore, on va me transplanter dans le jardin, je l'ai bien mérité. Peut-être même serai-je mis précieusement dans un pot où mes racines seront bien serrées dans du bon fumier. Il paraît que c'est là le plus grand honneur que les plantes puissent recevoir. Le lendemain, il était tellement persuadé que les marques de distinction allaient pleuvoir sur lui, qu'à la moindre de ses fleurs, il promettait que bientôt on les mettrait tous dans un pot de faïence, et que pour elle, elle ornerait peut-être la boutonnière d'un élégant, ce qui était la plus rare fortune qu'une fleur de chardon pût rêver. Ces hautes espérances ne se réalisèrent nullement ; point de pot de faïence ni de terre cuite ; aucune boutonnière ne se fleurit plus aux dépens du buisson. Les fleurs continuèrent de respirer l'air et la lumière, de boire les rayons du soleil le jour, et la rosée la nuit ; elles s'épanouirent et ne reçurent que la visite des abeilles et des frelons qui leur dérobaient leur suc. " Voleurs, brigands ! s'écriait le chardon indigné, que ne puis-je vous transpercer de mes dards ! Comment osez-vous ravir leur parfum à ces fleurs qui sont destinées à orner la boutonnière des galants ! " Quoi qu'il pût dire, il n'y avait pas de changement dans sa situation. Les fleurs finissaient par laisser pencher leurs petites têtes. Elles pâlissaient, se fanaient ; mais il en poussait toujours de nouvelles : à chacune qui naissait, le père disait avec une inaltérable confiance : "Tu viens comme marée en carême, impossible d'éclore plus à propos. J'attends à chaque minute le moment où nous passerons de l'autre côté de la haie. " Quelques marguerites innocentes, un long et maigre plantin qui poussaient dans le voisinage, entendaient ces discours, et y croyaient naïvement. Ils en conçurent une profonde admiration pour le chardon, qui, en retour, les considérait avec le plus complet mépris. Le vieil âne, quelque peu sceptique par nature, n'était pas aussi sûr de ce que proclamait avec tant d'assurance le chardon. Toutefois, pour parer à toute éventualité, il fit de nouveaux efforts pour attraper ce cher chardon avant qu'il fût transporté en des lieux inaccessibles. En vain il tira sur son licou ; celui-ci était trop court et il ne put le rompre. A force de songer au glorieux chardon qui figure dans les armes d'Ecosse, notre chardon se persuada que c'était un de ses ancêtres ; qu'il descendait de cette illustre famille et était issu de quelque rejeton venu d'Ecosse en des temps reculés. C'étaient là des pensées élevées, mais les grandes idées allaient bien au grand chardon qu'il était, et qui formait un buisson à lui tout seul. Sa voisine, l'ortie, l'approuvait fort... " Très souvent, dit-elle, on est de haute naissance sans le savoir ; cela se voit tous les jours. Tenez, moi-même, je suis sûre de n'être pas une plante vulgaire. N'est-ce pas moi qui fournis la plus fine mousseline, celle dont s'habillent les reines ? " L'été se passe, et ensuite l'automne. Les feuilles des arbres tombent. Les fleurs prennent des teintes plus foncées et ont moins de parfum. Le garçon jardinier, en recueillant les tiges séchées, chante à tue-tête : Amont, aval ! En haut, en bas ! C'est là tout le cours de la vie ! Les jeunes sapins du bois recommencent à penser à Noël, à ce beau jour où on les décore de rubans, de bonbons et de petites bougies. Ils aspirent à ce brillant destin, quoiqu'il doive leur en coûter la vie. " Comment, je suis encore ici ! dit le chardon, et voilà huit jours que les noces ont été célébrées ! C'est moi pourtant qui ai fait ce mariage, et personne n'a l'air de penser à moi, pas plus que si je n'existais point. On me laisse pour reverdir. Je suis trop fier pour faire un pas vers ces ingrats, et d'ailleurs, le voudrais-je, je ne puis bouger. Je n'ai rien de mieux à faire qu'à patienter encore. " Quelques semaines se passèrent. Le chardon restait là, avec son unique et dernière fleur ; elle était grosse et pleine, on eût presque dit une fleur d'artichaut ; elle avait poussé près de la racine, c'était une fleur robuste. Le vent froid souffla sur elle ; ses vives couleurs disparurent ; elle devint comme un soleil argenté. Un jour le jeune couple, maintenant mari et femme, vint se promener dans le jardin. Ils arrivèrent près de la haie, et la belle Ecossaise regarda par delà dans les champs : "Tiens ! dit-elle, voilà encore le grand chardon, mais il n'a plus de fleurs !
Mais si, en voilà encore une, ou du moins son spectre, dit le jeune homme en montrant le calice desséché et blanchi.
Tiens, elle est fort jolie comme cela ! reprit la jeune dame. Il nous la faut prendre, pour qu'on la reproduise sur le cadre de notre portrait à tous deux."

Le jeune homme dut franchir de nouveau la haie et cueillir la fleur fanée. Elle le piqua de la bonne façon : ne l'avait-il pas appelée un spectre ? Mais il ne lui en voulut pas : sa jeune femme était contente. Elle rapporta la fleur dans le salon. Il s'y trouvait un tableau représentant les jeunes époux : le mari était peint une fleur de chardon à sa boutonnière. On parla beaucoup de cette fleur et de l'autre, la dernière, qui brillait comme de l'argent et qu'on devait ciseler sur le cadre. L'air emporta au loin tout ce qu'on dit. " Ce que c'est que la vie, dit le chardon : ma fille aînée a trouvé place à une boutonnière, et mon dernier rejeton a été mis sur un cadre doré. Et moi, où me mettra-t-on ?" L'âne était attaché non loin : il louchait vers le chardon : " Si tu veux être bien, tout à fait bien, à l'abri de la froidure, viens dans mon estomac, mon bijou. Approche ; je ne puis arriver jusqu'à toi, ce maudit licou n'est pas assez long. " Le chardon ne répondit pas à ces avances grossières. Il devint de plus en plus songeur, et, à force de tourner et retourner ses pensées, il aboutit, vers Noël, à cette conclusion qui était bien au-dessus de sa basse condition : "Pourvu que mes enfants se trouvent bien là où ils sont, se dit-il ; moi, leur père, je me résignerai à rester en dehors de la haie, à cette place où je suis né.
Ce que vous pensez là vous fait honneur, dit le dernier rayon de soleil. Aussi vous en serez récompensé.
Me mettra-t-on dans un pot ou sur un cadre ? demanda le chardon.
On vous mettra dans un conte ", eut le temps de répondre le rayon avant de s'éclipser.




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Les pattes de vautour

Un père et une mère avaient cinq enfants. Quatre garçons et une fille, la benjamine, qui était la préférée de tous. Un jour, la mère se rendit avec la petite fille dans la montagne pour y chercher une belle chèvre aux poils noirs qui s'était égarée. « Je suis sûre qu'elle est allée sur le pré au bord du ravin. L'herbe y est très tendre, dit la mère à sa fille. Je vais aller la chercher. Attends-moi ici, car je ne voudrais pas que tu tombes dans le ravin. » La petite fille approuva. De toute façon, elle avait déjà mal aux jambes et n'avait aucune envie de monter la pente abrupte. La mère fit un nœud à son mouchoir et dit : « Tiens ! Voilà une poupée, joue avec elle et attends-moi ! »
La petite fille était tellement absorbée par le jeu qu'elle ne vit pas le temps passer. Soudain, un lourd nuage noir voguant dans le ciel comme un immense bateau s'arrêta au-dessus de sa tête. Capusa, un fantôme au grand pouvoir, en descendit. Ce spectre pouvait revêtir n'importe quelle forme : une pierre, un animal, ou même un être humain. La seule chose qui le trahissait alors était les pattes qu'il avait à la place des jambes. Il ne pouvait pas les changer. Elles étaient semblables à celles d'un vautour, avec de la peau pendante et de grandes griffes acérées. « Depuis longtemps, j'ai envie d'une petite fille exactement comme celle-ci, se dit Capusa en voyant la gamine. Elle me tiendra compagnie dans ma maison. » Et, aussitôt, il prit l'aspect de la mère de la fillette.
Celle-ci se réjouit de revoir sa maman, car elle commençait à avoir faim. Elle ne se doutait pas que la personne à qui elle tendait la main n'était pas sa mère, car les pattes de vautour de Capusa étaient dissimulées sous sa longue jupe. « Viens avec moi, dit-il, je t'emmènerai dans un endroit où tu n'es encore jamais allée. Nous y vivrons ensemble et nous y serons bien. » Il fit un signe de la main et la Terre s'ouvrit devant eux. Un grand couloir les mena jusqu'à la maison de Capusa, où ils disparurent. Ayant retrouvé sa chèvre, la véritable mère chercha en vain sa petite fille. Pas une trace ! Elle courut chercher son mari et ses fils pour qu'ils l'aident à la retrouver. Peine perdue. Persuadés que la petite fille était tombée dans le ravin, ils la pleurèrent comme si elle était morte et firent célébrer une messe. La maison parut soudain bien vide sans les babillages de la petite fille. Mais le temps passa, les larmes des parents et des frères séchèrent petit à petit et, à la fin de l'année, ils en avaient presque fait le deuil.
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Un jour, le père partit dans la montagne avec ses fils pour chasser la perdrix. La chance ne leur avait pas vraiment souri, mais ils purent tout de même accrocher quelques oiseaux à leur ceinture. Fatigués après une longue marche, ils s'assirent dans un pré pour se reposer. Les garçons s'assoupirent mais leur père resta éveillé. Soudain, il vit une pierre bouger, puis basculer. Une route apparut alors et sur celle-ci marchait une petite fille. « Dieu miséricordieux ! C'est ma fille ! » se dit le père. Il était près de l'appeler, lorsqu'il se ravisa, persuadé qu'il devait y avoir quelque magie là-dessous.
La petite fille agissait comme si elle ne voyait ni son père ni ses frères. Elle s'assit dans l'herbe et se mit à jouer avec la poupée confectionnée par sa maman et avec des cailloux. Quelques instants plus tard, une voix venue des profondeurs de la Terre se fit entendre : « Rentre à la maison, ma petite fille, le déjeuner est servi ! » Quand il l'entendit, l'homme fit rapidement un signe de croix, car il avait reconnu la voix de sa femme ! La petite fille prit alors ses jouets et rentra sous terre. La pierre se remit aussitôt en place et tout redevint comme avant. Le père réveilla alors ses fils, leur raconta tout ce qu'il avait vu et leur dit : « Demain, à midi, nous reviendrons ici et si votre sœur réapparaît, nous l'attraperons et l'emporterons à la maison ! » Ils décidèrent de ne rien dire à leur retour, pour le moment, afin que la mère ne se désespère pas si, par malheur, ils n'arrivaient pas à arracher l'enfant au pouvoir maléfique. Le lendemain, ils se rendirent à nouveau dans le pré, se cachèrent derrière les pierres et attendirent. Soudain, l'une des pierres bougea, puis bascula, laissant apparaître un chemin. La petite fille s'installa et se mit à jouer avec sa poupée et ses cailloux. Le père et les frères s'approchèrent d'elle sans faire de bruit et l'attrapèrent par les bras et par les jambes. La petite fille se mit à crier et à appeler comme si on l'écorchait vive, car elle n'avait reconnu ni ses frères ni son père : « Maman, maman ! Viens à mon secours ! » Capusa sortit des entrailles de la Terre sous l'aspect de sa vraie mère. La ressemblance était telle que l'homme en resta comme pétrifié. « Que fais-tu là ? » laissa-t-il échapper. Il faillit lâcher sa petite fille, quand le vent, qui se mit à souffler, souleva la jupe de la femme. Apercevant les pattes de vautour de Capusa, ils comprirent tous alors à qui ils avaient affaire. « Sainte Vierge, protège-nous ! » s'écria le père en faisant un signe de croix. Ses fils firent de même et le fantôme perdit aussitôt son pouvoir. Il resta près de la pierre incapable de prononcer un mot. Le père prit la petite fille dans ses bras et se mit à courir en dévalant la pente. Mais la petite fille ne cessait pas de pleurer et continuait à répéter : « Maman, maman ! Viens à mon secours ! » Ils pensèrent que, dès qu'elle verrait sa vraie mère, la maison, le jardin, la petite fille retrouverait la mémoire. Mais elle était ensorcelée et ne reconnaissait rien de ce qui avait bercé son enfance.



En vain, sa mère la serrait dans ses bras, lui chantait des berceuses et coiffait ses cheveux. La petite fille ne faisait que pleurer et appeler sa mère. Elle ne voulait même pas manger et ne buvait que de l'eau. Aussi, elle s'affaiblissait de jour en jour. Son père décida alors d'aller voir une guérisseuse des corps et des âmes. La route fut très longue et la vieille femme demanda beaucoup d'argent pour louer ses services, mais qu'est-ce que des parents ne feraient pas pour sauver leur enfant d'une malédiction ? Le père accepta et porta la guérisseuse sur son dos afin d'être, au plus vite, de retour à la maison. Quand elle vit la petite fille couchée sur son lit, presque sans âme, la guérisseuse comprit aussitôt ce qui s'était passé. « Votre fille a été ensorcelée par Capusa. Dans son corps se trouve une ombre noire qui voile tous ses souvenirs. C'est pourquoi elle ne se rappelle pas son passé. Apportez-moi deux épis de maïs, je vais essayer de vous aider. »
Ils lui apportèrent ce qu'elle avait demandé et la femme commença à frotter le corps de la petite fille avec les épis de maïs tout en récitant des prières. Petit à petit, les grains jaunes des épis devenaient noirs. C'était l'ombre qui sortait du corps de la petite fille. Quand la dernière graine eut noirci, la petite fille ouvrit les yeux et s'écria : « Maman ! Papa ! J'ai fait un drôle de rêve ! » Tous se réjouirent de sa guérison et du fait qu'elle ne se souvenait plus de Capusa. La guérisseuse ordonna ensuite de faire brûler les épis noircis dans la cheminée, pour que le mauvais esprit soit définitivement chassé. Depuis lors, toute la famille vit heureuse. Et, comme ils racontent leur histoire à toutes les personnes qu'ils croisent sur leur chemin, les enfants apprennent ce qu'il faut faire chaque fois qu'un inconnu les interpelle. Ils doivent baisser la tête et regarder attentivement les jambes de la personne, car Capusa, ne pouvant pas les transformer, est ainsi trahi à chaque fois qu'il veut s'emparer d'un enfant.

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La pâquerette

Ecoutez bien cette petite histoire.
A la campagne, près de la grande route, était située une gentille maisonnette que vous avez sans doute remarquée vous-même. Sur le devant se trouve un petit jardin avec des fleurs et une palissade verte; non loin de là, sur le bord du fossé, au milieu de l'herbe épaisse, fleurissait une petite pâquerette. Grâce au soleil qui la chauffait de ses rayons aussi bien que les grandes et riches fleurs du jardin, elle s'épanouissait d'heure en heure. Un beau matin, entièrement ouverte, avec ses petites feuilles blanches et brillantes, elle ressemblait à un soleil en miniature entouré de ses rayons. Qu'on l'aperçût dans l'herbe et qu'on la regardât comme une pauvre fleur insignifiante, elle s'en inquiétait peu. Elle était contente, aspirait avec délices la chaleur du soleil, et écoutait le chant de l'alouette qui s'élevait dans les airs.
Ainsi, la petite pâquerette était heureuse comme par un jour de fête, et ce- pendant c'était un lundi. Pendant que les enfants, assis sur les bancs de l'école, apprenaient leurs leçons, elle, assise sur sa tige verte, apprenait par la beauté de la nature la bonté de Dieu, et il lui semblait que tout ce qu'elle ressentait en silence, la petite alouette l'exprimait parfaitement par ses chansons joyeuses. Aussi regarda-t-elle avec une sorte de respect l'heureux oiseau qui chantait et volait, mais elle n'éprouva aucun regret de ne pouvoir en faire autant.
"Je vois et j'entends, pensa-t-elle; le soleil me réchauffe et le vent m'embrasse. Oh! j'aurais tort de me plaindre. "
En dedans de la palissade se trouvaient une quantité de fleurs roides et distinguées; moins elles avaient de parfum, plus elles se redressaient. Les pivoines se gonflaient pour paraître plus grosses que les roses: mais ce n'est pas la grosseur qui fait la rose. Les tulipes brillaient par la beauté de leurs couleurs et se pavanaient avec prétention; elles ne daignaient pas jeter un regard sur la petite pâquerette, tandis que la pauvrette les admirait en disant : " Comme elles sont riches et belles ! Sans doute le superbe oiseau va les visiter. Dieu merci, je pourrai assister à ce beau spectacle. "
Et au même instant, l'alouette dirigea son vol, non pas vers les pivoines et les tulipes, mais vers le gazon, auprès de la pauvre pâquerette, qui, effrayée de joie, ne savait plus que penser.
Le petit oiseau se mit à sautiller autour d'elle en chantant : " Comme l'herbe est moelleuse! Oh ! la charmante petite fleur au cœur d'or et à la robe d'argent ! "
On ne peut se faire une idée du bonheur de la petite fleur. L'oiseau l'embrassa de son bec, chanta encore devant elle, puis il remonta dans l'azur du ciel. Pendant plus d'un quart d'heure, la pâquerette ne put se remettre de son émotion. A moitié honteuse, mais ravie au fond du cœur, elle regarda les autres fleurs dans le jardin. Témoins de l'honneur qu'on lui avait rendu, elles devaient bien comprendre sa joie ; mais les tulipes se tenaient encore plus roides qu'auparavant ; leur figure rouge et pointue exprimait leur dépit. Les pivoines avaient la tête toute gonflée. Quelle chance pour la pauvre pâquerette qu'elles ne pussent parler! Elles lui auraient dit bien des choses désagréables. La petite fleur s'en aperçut et s'attrista de leur mauvaise humeur.
Quelques moments après, une jeune fille armée d'un grand couteau affilé et brillant entra dans le jardin, s'approcha des tulipes et les coupa l'une après l'autre.
- Quel malheur! dit la petite pâquerette en soupirant; voilà qui est affreux; c'en est fait d'elles.
Et pendant que la jeune fille emportait les tulipes, la pâquerette se réjouissait de n'être qu'une pauvre petite fleur dans l'herbe. Appréciant la bonté de Dieu, et pleine de reconnaissance, elle referma ses feuilles au déclin du jour, s'endormit et rêva toute la nuit au soleil et au petit oiseau.
Le lendemain matin, lorsque la pâquerette eut rouvert ses feuilles à l'air et à la lumière, elle reconnut la voix de l'oiseau, mais son chant était tout triste. La pauvre alouette avait de bonnes raisons pour s'affliger: on l'avait prise et enfermée dans une cage suspendue à une croisée ouverte. Elle chantait le bonheur de la liberté, la beauté des champs verdoyants et ses anciens voyages à travers les airs.
La petite pâquerette aurait bien voulu lui venir en aide: mais comment faire ? C'était chose difficile. La compassion qu'elle éprouvait pour le pauvre oiseau captif lui fit tout à fait oublier les beautés qui l'entouraient, la douce chaleur du soleil et la blancheur éclatante de ses propres feuilles.
Bientôt deux petits garçons entrèrent dans le jardin ; le plus grand portait à la main un couteau long et affilé comme celui de la jeune fille qui avait coupé les tulipes. Ils se dirigèrent vers la pâquerette, qui ne pouvait comprendre ce qu'ils voulaient.
- Ici nous pouvons enlever un beau morceau de gazon pour l'alouette, dit l'un des garçons, et il commença à tailler un carré profond autour de la petite fleur.
- Arrache la fleur! dit l'autre.
A ces mots, la pâquerette trembla d'effroi. Etre arrachée, c'était perdre la vie; et jamais elle n'avait tant béni l'existence qu'en ce moment où elle espérait entrer avec le gazon dans la cage de l'alouette prisonnière.
- Non, laissons-la, répondit le plus grand; elle est très bien placée.
Elle fut donc épargnée et entra dans la cage de l'alouette.
Le pauvre oiseau, se plaignant amèrement de sa captivité, frappait de ses ailes le fil de fer de la cage. La petite pâquerette ne pouvait, malgré tout son désir, lui faire entendre une parole de consolation.
Ainsi se passa la matinée.
- Il n'y a plus d'eau ici, s'écria le prisonnier; tout le monde est sorti sans me laisser une goutte d'eau. Mon gosier est sec et brûlant, j'ai une fièvre terrible, j'étouffe! Hélas! il faut donc que je meure, loin du soleil brillant, loin de la fraîche verdure et de toutes les magnificences de la création!
Puis il enfonça son bec dans le gazon humide pour se rafraîchir un peu. Son regard tomba sur la petite pâquerette; il lui fit un signe de tête amical, et dit en l'embrassant:
- Toi aussi, pauvre petite fleur, tu périras ici! En échange du monde que j'avais à ma disposition, l'on m'a donné quelques brins d'herbe et toi seule pour société. Chaque brin d'herbe doit être pour moi un arbre; chacune de tes feuilles blanches, une fleur odoriférante. Ah! tu me rappelles tout ce que j'ai perdu!
" Si je pouvais le consoler ?", pensait la pâquerette, incapable de faire un mouvement. Cependant le parfum qu'elle exhalait devint plus fort qu'à l'ordinaire; l'oiseau s'en aperçut, et quoiqu'il languît d'une soif dévorante qui lui faisait arracher tous les brins d'herbe l'un après l'autre, il eut bien garde de toucher à la fleur.
Le soir arriva; personne n'était encore là pour apporter une goutte d'eau à la malheureuse alouette. Alors elle étendit ses belles ailes en les secouant convulsivement, et fit entendre une petite chanson mélancolique. Sa petite tête s'inclina vers la fleur, et son cœur brisé de désir et de douleur cessa de battre. A ce triste spectacle, la petite pâquerette ne put, comme la veille, refermer ses feuilles pour dormir; malade de tristesse, elle se pencha vers la terre.
Les petits garçons ne revinrent que le lendemain. A la vue de l'oiseau mort, ils versèrent des larmes et lui creusèrent une fosse. Le corps, enfermé dans une jolie boîte rouge, fut enterré royalement, et sur la tombe recouverte ils semèrent des feuilles de roses.
Pauvre oiseau! pendant qu'il vivait et chantait, on l'avait oublié dans sa cage et laissé mourir de misère; après sa mort, on le pleurait et on lui prodiguait des honneurs.
Le gazon et la pâquerette furent jetés dans la poussière sur la grande route; personne ne pensa à celle qui avait si tendrement aimé le petit oiseau.

bunni


Le Vieux Réverbère

Il était une fois un honnête vieux réverbère qui avait rendu de bons et loyaux services pendant de longues, longues années, et on s'apprêtait à le remplacer. C'était le dernier soir qu'il était sur son poteau et éclairait la rue ; il se sentit un peu comme un vieux figurant de ballet qui danse pour la dernière fois et sait que dès le lendemain il sera mis au rancart. Le réverbère redoutait terriblement ce lendemain. Il savait qu'on l'amènerait à la mairie où trente-six sages de la ville l'examineraient pour décider s'il était encore bon pour le service ou pas. C'est là qu'on déciderait s'il devait éclairer un pont ou une usine à la campagne. Il se pouvait aussi qu'on l'envoyât directement dans une fonderie pour l'y faire fondre et dans ce cas il pouvait devenir vraiment n'importe quoi d'autre.
Quel que fût son sort, il ferait ses adieux au vieux gardien de nuit et à sa femme. Il les considérait comme sa propre famille. Il était devenu réverbère en même temps que l'homme était devenu veilleur de nuit. La femme, à l'époque, avait un comportement altier et ne s'occupait du réverbère que le soir, quand elle passait par là, mais jamais dans la journée. Au cours des dernières années, depuis qu'ils avaient vieilli tous les trois, le veilleur, sa femme et le réverbère, la femme du veilleur s'en occupait elle aussi, nettoyait la lampe et y versait de l'huile. C'étaient de braves gens, l'un comme l'autre.
Ainsi le réverbère était dans la rue pour son dernier soir et demain il irait à la mairie. Ces deux sombres pensées le hantaient et vous vous imaginez sans doute comment il brûlait. Mais d'autres idées encore lui passaient par la tête. Il ne lui viendrait jamais à l'esprit d'en parler à haute voix, car c'était un réverbère bien élevé qui ne voulait blesser personne. Mais que de souvenirs ! Par moments, sa flamme montait brusquement, comme si le réverbère avait soudainement senti : Oui, il y a quelqu'un qui se souvient de moi. Par exemple ce beau garçon autrefois ... Oh, oui, bien des années ont passé depuis ! Il était venu vers moi avec une lettre sur papier rose pâle, si fin et à bordure dorée, et si joliment écrite ; c'était une écriture de femme. Il lut la lettre deux fois puis l'embrassa. Ensuite, il leva la tête, me regarda et ses yeux disaient : " Je suis le plus heureux des hommes ! " Oui, lui et moi, nous étions les seuls à savoir ce que la première lettre de sa bien-aimée contenait ... Je me rappelle aussi d'une autre paire d'yeux ; c'est curieux comme mes pensées sautent d'un sujet à l'autre. Un magnifique cortège funèbre passa dans la rue. Dans le cercueil gisait, sur la voiture couverte de soie, une jeune et jolie femme. Que de fleurs, de couronnes et de torches brûlantes ! J'en fus presque soufflé. Sur le trottoir il y avait plein de gens qui suivaient lentement le cortège. Lorsque les torches furent hors de vue, je regardai autour de moi, un homme se tenait encore là et pleurait. Jamais je n'oublierai la tristesse de ces yeux qui me regardaient ! "
Des pensées diverses venaient ainsi au vieux réverbère qui éclairait la rue ce soir pour la dernière fois. Le factionnaire que l'on relève connaît la personne qui va le remplacer et peut même échanger quelques paroles avec elle. Le réverbère ne savait pas qui allait le remplacer et pourtant, il était à même de donner à son remplaçant quelques bons conseils, sur la pluie et la rouille par exemple ou sur la lune qui éclaire le trottoir ou encore sur la direction du vent.
Trois candidats s'étaient présentés sur le bord de la rigole, croyant que c'était le réverbère lui-même qui attribuait l'emploi. Le premier était une tête de hareng. Comme elle luisait dans l'obscurité elle pensait que si c'était elle qui montait sur le poteau, cela ferait économiser de l'huile. Le deuxième était un morceau de bois pourri, qui brillait lui aussi, et certainement bien mieux que n'importe quelle morue salée, comme il le fit entendre. D'autre part, il était le dernier morceau d'un arbre qui avait été autrefois la gloire de la forêt. Le troisième était un ver luisant. Le réverbère ne savait pas d'où il était venu, mais il était là, et même si bien là, qu'il luisait. Mais la tête de hareng et le bois pourri jurèrent qu'il ne luisait que de temps en temps et que dès lors il ne pouvait être pris en considération. Le vieux réverbère dit qu'aucun d'eux n'éclairait assez pour être réverbère. Evidemment, ils ne voulurent pas l'admettre, et lorsqu'ils apprirent que le réverbère lui-même ne pouvait attribuer sa fonction à personne, ils se réjouirent et dirent qu'ils en étaient très heureux puisque de toute façon le réverbère était vraiment bien trop sénile et donc incapable de choisir son remplaçant.
A ce moment, le vent arriva du coin de la rue, il passa au travers de la mitre du vieux réverbère et lui dit :
- Comment, j'apprends que tu vas partir demain ? Je te vois donc ici ce soir pour la dernière fois ? Il faut absolument que je te fasse un cadeau ! Je vais souffler de l'air en toi et tu te rappelleras ensuite nettement ce que tu auras vu et entendu ; tu auras la tête si claire que tu entendras tout ce que l'on dira ou lira.
- C'est formidable, marmonna le vieux réverbère, merci beaucoup. Pourvu seulement que je ne sois pas fondu !
- Tu ne le seras pas encore, le rassura le vent. Je te rafraîchirai maintenant la mémoire, et si on t'offre plusieurs petits cadeaux de ce genre, tu auras une vieillesse plutôt gaie.
- Pourvu que je ne sois pas fondu, répéta le réverbère. Est-ce que dans ce cas là aussi, je me rappellerai tout ?
- Vieux réverbère, sois raisonnable, souffla le vent.
La lune apparut à cet instant.
- Et vous, que donnez-vous ? demanda le vent.
- Je ne donnerai rien, répondit la lune. Je suis sur le déclin. Les réverbères n'ont jamais lui pour moi, c'est toujours moi qui ai lui pour eux.
La lune se cacha derrière les nuages, elle ne voulait pas être ennuyée. Une goutte d'eau tomba alors directement sur la mitre du réverbère. On aurait pu penser qu'elle venait du toit, mais la goutte expliqua qu'elle était un cadeau envoyé par les nuages gris, et un cadeau peut-être meilleur que tous les autres.
- Je pénétrerai en toi et tu auras la faculté, une nuit, quand tu le souhaiteras, de rouiller, de t'effondrer et de devenir poussière.
Mais le réverbère trouva que c'était un bien mauvais cadeau et le vent fut du même avis :
- N'aurais-tu rien de mieux à proposer? Souffla-t-il de toutes ses forces.
A cet instant, ils virent une étoile filante suivie d'une longue et fine traînée.
- Qu'est-ce que c'était ? s'écria la tête de hareng. N'était-ce pas une étoile ? Je pense qu'elle est entrée directement dans le réverbère ! Si cet emploi est convoité par de si importants personnages, il n'y a pas de place pour moi.
Là-dessus, elle s'en alla et les autres aussi. Le vieux réverbère brilla soudain avec une force étonnante :
- Quel beau cadeau ! Moi, pauvre vieux réverbère, remarqué par ces étoiles étincelantes qui m'avaient toujours tellement ravi et qui brillent avec tant d'éclat. Moi-même je n'ai jamais réussi à briller si fort malgré tous mes efforts, et j'aurais pourtant tant voulu ! Elles m'ont envoyé une des leurs avec un cadeau, et désormais tout ce que je me rappellerai et tout ce que moi-même verrai nettement, pourra être vu également par tous ceux que j'aime. Et c'est cela le vrai bonheur, car si je n'ai personne avec qui la partager, ma joie n'est pas complète.
- C'est en effet une idée très estimable, dit le vent. Mais tu n'as pas l'air de savoir que pour cela il te faudrait une bougie de cire. Si aucune bougie n'est allumée en toi, personne n'y verra rien. Et cela, les petites étoiles n'y ont pas songé. Elles pensent sans doute que tout ce qui brille a au moins une bougie à l'intérieur. Mais je suis fatigué, déclara le vent. Je vais me coucher.
Le jour suivant ... bah ! le jour suivant ne nous intéresse pas. Le soir suivant donc, le réverbère était sur un fauteuil et où ? ... Chez le vieux veilleur de nuit. Il avait réussi à garder le réverbère en récompense de ses longs et loyaux services. Les trente-six hommes s'étaient moqué de lui, mais ils le lui avaient donné, puisqu'il le désirait tant. A présent, le réverbère était couché sur le fauteuil près du poêle chaud. Il prenait presque tout le fauteuil, comme si la chaleur l'avait fait grandir. Les vieux époux étaient à table en train de dîner et, émus, jetaient de temps en temps un regard sur le vieux réverbère ; ils auraient voulu qu'il vienne s'installer à table avec eux. Ils habitaient, il est vrai, en sous-sol, à deux aunes sous terre et pour accéder au logement il fallait passer par une entrée pavée ; mais il y faisait bien bon car la porte était calfeutrée avec des bouts de tissu. Tout y était propre et rangé, le lit était couvert d'un baldaquin, de petits rideaux décoraient les fenêtres et, derrière eux, il y avait deux pots de fleurs étranges. Christian, le marin, les avait apportés des Indes orientales ou occidentales, ils ne savaient plus exactement. C'étaient deux éléphants en terre, et on mettait la terre dans leurs dos ouverts. Dans l'un d'eux poussait une très belle ciboulette - il servait de potager aux petits vieux - dans l'autre fleurissait un grand géranium -c'était leur jardin. Au mur était accrochée une image coloriée, c'était " le Congrès de Vienne ", de sorte qu'ils avaient dans leur chambre toute la cour royale et impériale ! Une pendule à lourds poids de plomb faisait " tic-tac ". Elle était toujours en avance, mais après tout cela valait mieux que si elle retardait, disaient les vieux. Le réverbère avait l'impression que le monde entier était à l'envers. Mais lorsque le vieux veilleur de nuit le regarda et se mit à raconter tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, par la pluie et la rouille, dans les nuits d'été courtes et claires ou dans les tempêtes de neige et comme il faisait bon de rentrer dans le petit logement du sous-sol, tout se remit en place pour le vieux réverbère. Il eut l'impression de sentir à nouveau le vent ; oui, comme si le vent l'avait rallumé.
Les petits vieux étaient si travailleurs, si assidus, qu'ils ne passaient pas une seule petite heure à somnoler. Le dimanche après-midi, ils sortaient un livre, un récit de voyage de préférence, et le veilleur de nuit lisait à haute voix les pages sur les forêts vierges et les éléphants sauvages qui courent à travers l'Afrique, et la vieille femme écoutait avec beaucoup d'attention, jetant des coups d'œil sur leurs éléphants en terre qui servaient de pots de fleurs.
- C'est presque comme si j'y étais, disait-elle.
Et le réverbère souhaitait ardemment qu'il y eût une bougie de cire à portée de main et que quelqu'un songe à l'allumer et à la placer en lui, afin que la vieille femme puisse voir exactement tout comme le réverbère le voyait, les grands arbres aux branches enlacées les unes aux autres, les hommes à cheval, noirs et nus, et des troupeaux entiers d'éléphants écrasant les joncs et les broussailles.
- A quoi bon tous mes talents sans la moindre petite bougie de cire, soupirait le réverbère. Ils n'ont ici que de l'huile et une chandelle, cela ne suffit pas !
Un jour pourtant, un petit tas de restes de bougies apparut dans le petit appartement du sous-sol. Les plus grands bouts servaient à éclairer, les petits étaient utilisés par la vieille femme pour cirer son fil à coudre. La bougie de cire existait donc bel et bien, mais personne n'eut l'idée d'en mettre ne serait-ce qu'un petit bout dans le réverbère.
- Et voilà ! Je suis ici avec mes talents rares, se lamenta doucement le réverbère, j'ai tant de choses en moi et je ne peux pas les partager avec eux. Je peux transformer leurs murs blancs en superbes tentures, en forêts profondes, en tout ce qu'ils pourraient souhaiter... Et ils l'ignorent !
Le réverbère, propre et bien astiqué, était dans un coin où il se faisait toujours remarquer. Les gens disaient, il est vrai, que ce n'était qu'une vieillerie à mettre au rancart, mais les vieux aimaient leur réverbère et laissaient les gens parler.
Un jour, le jour d'anniversaire du vieil homme, la vieille femme s'approcha du réverbère, sourit doucement et dit :
- Aujourd'hui je l'allumerai.
Le réverbère grinça de son couvercle car il se dit : Enfin, la lumière leur vient !
Mais la veille femme ne lui donna pas de bougie, elle y versa de l'huile. Le réverbère brilla toute la soirée, mais il savait maintenant que le cadeau des étoiles, le plus magnifique de tous les cadeaux ne serait pour lui, dans cette vie-là, qu'un trésor perdu. Et soudain il rêva que les petits vieux étaient morts et qu'on l'amenait dans une fonderie pour y être fondu. Bien qu'il eût la faculté de s'effondrer en rouille et en poussière quand il le voudrait, il ne le fit pas. Il arriva dans la fonderie et fut transformé en bougeoir en fer, le plus beau de tous les bougeoirs pour bougies de cire. Il avait la forme d'un ange portant un bouquet dans ses mains, et on plaçait la bougie de cire au milieu du bouquet. Il avait sa place sur un bureau vert, dans une chambre bien agréable. Il y avait de nombreux livres et de beaux tableaux sur les murs. C'était la chambre d'un poète, et tout ce qu'il imaginait et écrivait apparaissait tout autour. La chambre se transformait en forêt sombre et profonde ou en pré ensoleillé traversé gravement par une cigogne ou en pont d'un navire sur une mer agitée.
- Que j'ai de talents ! s'étonna le vieux réverbère en se réveillant. J'aurais presque envie d'être fondu ! Mais non, cela ne doit pas arriver tant que les petits vieux sont de ce monde. Ils m'aiment tel que je suis. C'est comme si j'étais leur enfant, ils m'ont astiqué, m'ont donné de l'huile et j'ai ici une place aussi honorable que le Congrès de Vienne, et il n'y a pas plus noble que lui.
Et depuis ce temps, il était plus serein. Le vieux réverbère l'avait bien mérité.


bunni


Le Soleil Raconte

Maintenant, c'est moi qui raconte ! dit le vent.
- Non, si vous permettez, protesta la pluie, c'est mon tour à présent ! Cela fait des heures que vous êtes posté au coin de la rue en train de souffler de votre mieux.
- Quelle ingratitude ! soupira le vent. En votre honneur, je retourne les parapluies, j'en casse même plusieurs et vous me brusquez ainsi !
- C'est moi qui raconte, dit le rayon de soleil. Il s'exprima si fougueusement et en même temps avec tant de noblesse que le vent se coucha et cessa de mugir et de grogner ; la pluie le secoua en rouspétant : «Est-ce que nous devons nous laisser faire ! Il nous suit tout le temps. Nous n'allons tout de même pas l'écouter. Cela n'en vaut pas la peine. » Mais le rayon de soleil raconta :
Un cygne volait au-dessus de la mer immense et chacune de ses plumes brillait comme de l'or. Une plume tomba sur un grand navire marchand qui voguait toutes voiles dehors. La plume se posa sur les cheveux bouclés d'un jeune homme qui surveillait la marchandise ; on l'appelait « supecargo ». La plume de l'oiseau de la fortune toucha son front, se transforma dans sa main en plume à écrire, et le jeune homme devint bientôt un commerçant riche qui pouvait se permettre d'acheter des éperons d'or et échanger un tonneau d'or contre un blason de noblesse. Je le sais parce que je l'éclairais, ajouta le rayon de soleil.
Le cygne survola un pré vert. Un petit berger de sept ans venait juste de se coucher à l'ombre d'un vieil arbre. Le cygne embrassa une des feuilles de l'arbre, laquelle se détacha et tomba dans la paume de la main du garçon. Et la feuille se multiplia en trois, dix feuilles, puis en tout un livre. Ce livre apprit au garçon les miracles de la nature, sa langue maternelle, la foi et le savoir. Le soir, il reposait sa tête sur lui pour ne pas oublier ce qu'il y avait lu, et le livre l'amena jusqu'aux bancs de l'école et à la table du grand savoir. J'ai lu son nom parmi les noms des savants, affirma le soleil. Le cygne descendit dans la forêt calme et se reposa sur les lacs sombres et silencieux, parmi les nénuphars et les pommiers sauvages qui les bordent, là où nichent les coucous et les pigeons sauvages.
Une pauvre femme ramassait des ramilles dans la forêt et comme elle les ramenait à la maison sur son dos en tenant son petit enfant dans ses bras, elle aperçut un cygne d'or, le cygne de la fortune, s'élever des roseaux près de la rive. Mais qu'est-ce qui brillait là ? Un ouf d'or. La femme le pressa contre sa poitrine et l'œuf resta chaud, il y avait sans doute de la vie à l'intérieur; oui, on sentait des coups légers. La femme les perçut mais pensa qu'il s'agissait des battements de son propre cœur. A la maison, dans sa misérable et unique pièce, elle posa l'œuf sur la table. « Tic, tac » entendit-on à l'intérieur. Lorsque l'œuf se fendilla, la tête d'un petit cygne comme emplumé d'or pur en sortit. Il avait quatre anneaux autour du cou et comme la pauvre femme avait quatre fils, trois à la maison et le quatrième qui était avec elle dans la forêt, elle comprit que ces anneaux étaient destinés à ses enfants. A cet instant le petit oiseau d'or s'envola.
La femme embrassa les anneaux, puis chaque enfant embrassa le sien ; elle appliqua chaque anneau contre son cœur et le leur mit au doigt.
Un des garçons prit une motte de terre dans sa main et la fit tourner entre ses doigts jusqu'à ce qu'il en sortît la statue de Jason portant la toison d'or.
Le deuxième garçon courut sur le pré où s'épanouissaient des fleurs de toutes les couleurs. Il en cueillit une pleine poignée et les pressa très fort. Puis il trempa son anneau dans le jus. Il sentit un fourmillement dans ses pensées et dans sa main. Un an et un jour après, dans la grande ville, on parlait d'un grand peintre.
Le troisième des garçons mit l'anneau dans sa bouche où elle résonna et fit retentir un écho du fond du cœur. Des sentiments et des pensées s'élevèrent en sons, comme des cygnes qui volent, puis plongèrent comme des cygnes dans la mer profonde, la mer profonde de la pensée. Le garçon devint le maître des sons et chaque pays au monde peut dire à présent : oui, il m'appartient.
Le quatrième, le plus petit, était le souffre-douleur de la famille. Les gens se moquaient de lui, disaient qu'il avait la pépie et qu'à la maison on devrait lui donner du beurre et du poivre comme aux poulets malades ; il y avait tant de poison dans leurs paroles. Mais moi, je lui ai donné un baiser qui valait dix baisers humains. Le garçon devint un poète, la vie lui donna des coups et des baisers, mais il avait l'anneau du bonheur du cygne de la fortune. Ses pensées s'élevaient librement comme des papillons dorés, symboles de l'immortalité.
- Quel long récit ! bougonna le vent.
- Et si ennuyeux ! ajouta la pluie. Soufflez sur moi pour que je m'en remette. Et le vent souffla et le rayon de soleil raconta :
- Le cygne de la fortune vola au-dessus d'un golfe profond où des pêcheurs avaient tendu leurs filets. Le plus pauvre d'entre eux songeait à se marier, et aussi se maria-t-il bientôt.
Le cygne lui apporta un morceau d'ambre. L'ambre a une force attractive et il attira dans sa maison la force du cœur humain. Tous dans la maison vécurent heureux dans de modestes conditions. Leur vie fut éclairée par le soleil.
- Cela suffit maintenant, dit le vent. Le soleil raconte depuis bien longtemps. Je me suis ennuyé !
Et nous, qui avons écouté le récit du rayon de soleil, que dirons-nous ? Nous dirons : «Le rayon de soleil a fini de raconter».


bunni


LES FEMMES CYGNES DE LA MER

A Rinn-Culuisge (Roaringwater Bay), à l'ouest du comté de Cork, la mer pénètre profondément dans les terres, comme un fleuve, et les garçons qui demeurent dans le voisinage ont l'habitude de se réunir pour jouer, sur le bord, pendant les beaux jours.

Un jour, un garçon d'environ quatorze ans était seul sur le rivage et regardait sans crainte sur la mer ou il y avait des lueurs vertes produites par l'éclat du soleil, et pas un souffle de vent dans l'air.
Il s'était assis souvent avant ce jour au bas du flot qui battait maintenant contre les pierres au-dessous de lui, mais il pensa qu'il n'avait jamais vu l'eau plus belle et plus séduisante, et il se dit à lui-même que s'il avait un bateau, il aimerait à aller faire une promenade ; mais il n'y avait pas de bateau en vue.

Après avoir regardé quelque temps à l'entour, il aperçut une planche de bois tout prêt de lui, et en même temps il vit trois cygnes nager à la surface du golfe et venir vers lui.
Ils tournèrent deci delà, mais au bout de peu de temps ils arrivèrent devant lui.
Le garçon fut pris d'une grande joie en voyant la forme des oiseaux.
Il rassembla toutes les miettes de pain qu'il avait dans sa poche et les leur donna à manger. Il pensa qu'ils n'étaient pas sauvages ; ils semblaient si doux et si familiers! Ils s'avancèrent tout près de lui, mais chaque fois qu'il essayait de les prendre, il ne réussissait pas à les toucher. Ils n'étaient pas depuis longtemps auprès de lui qu'ils semblèrent devenir encore plus beaux et plus brillants, et son désir de les prendre s'accrut.
Pour satisfaire son désir, il prit la planche de bois, s'assit dessus et suivit les cygnes. Il dirigea la planche à sa volonté en plongeant rapidement les mains dans l'eau, comme on fait d'ordinaire avec les rames. Les cygnes continuèrent à aller devant lui, mais il ne pût les atteindre. En peu de temps, il se trouva au milieu de la mer.

Il était fatigué et il s'arrêta de ramer ; alors il changea de couleur, de crainte de ne pouvoir regagner la terre.
Mais les oiseaux s'approchèrent et se rassemblèrent autour de lui comme s'ils cherchaient à le remettre de son trouble, et ils firent en sorte qu'il oublia le danger ou il était. Plein d'affection pour eux, il étendit rapidement la main pour prendre le plus beau de la bande, mais il porta trop lourdement sur le bord de la planche, il manqua son coup et il tomba dans les vagues de la mer.

Quand il s'éveilla du saisissement qu'il avait éprouvé, il était étendu sur un lit de plumes, dans le château le plus beau qu'eût jamais vu oeil humain et trois dames se tenaient au pied de son lit.
L'une d'entre elles prit la main du jeune garçon et lui demanda aimablement comment il se faisait qu'il fût là.
- Je n'en sais rien, dit le jeune garçon, et il leur raconta le ma!heur qui lui était arrivé en route.
- Consens-tu a rester auprès de nous, enfin? dit la plus jeune, nous te souhaitons la bienvenue. Mais si tu restes ici pendant trois jours, tu ne pourras jamais plus demeurer dans ton pays, car le vent et le soleil te gêneraient.

Il était si charmé dans son coeur par la beauté du lieu qu'il promit de ne pas se séparer d'elles. Elles le conduisirent de chambre en chambre dans la maison ; chaque chambre l'emportait sur l'autre en beauté et en richesse ; elles étaient pleines de monceaux d'or et de riches soieries.
Il avait souvent lu des descriptions du Paradis et il se demanda à lui-même si c'était là l'endroit qu'on appelait de ce nom.
II resta avec un grand plaisir dans son nouveau pays pendant cinq ans, mais au bout de ce temps il fut pris du désir de retourner voir ses parents et les gens de sa famille. Il craignait qu'il ne lui fût pas possible de le faire, et son coeur se remplit de tristesse et de trouble sans que les dames en eussent connaissance.

Un jour qu'il était couché au pied d'un arbre et que des larmes coulaient sur ses joues, une vieille sans dents vint à lui et lui dit:
- Si tu me promets de m'épouser, je te conduirai chez toi demain.
- Je ne t'épouserai pas, dit-il, quand même tu aurais la moitie des richesses du monde.
Elle ne l'eut pas plus tôt entendu dire ces mots qu'elle bondit hors de sa vue. En même temps, les trois dames, qui étaient à l'ombre d'une tour près de lui à écouter sa conversation, 1'abordèrent: elles le remercièrent de la réponse qu'il avait donnée à la vieille femme, et lui dirent qu'en récompense, elles le feraient remonter chez lui.

Au moment ou le soleil se leva, le jour d'après, en s'éveillant, il se trouva assis sur un monticule, au bord de la mer, à peu de distance de la maison de son père.
Lorsqu'il regarda devant lui, il vit les trois cygnes qui nageaient dans le même bas-fond ou ils étaient cinq ans auparavant. Ils lui faisaient signe de la tête, comme s'ils lui disaient :
— Adieu, ami de notre cœur.
Ce faisant, ils plongèrent sous l'eau et ils partirent sans qu'on sût ce qu'ils étaient devenus.
II se rendit chez lui, et il raconta l'histoire qui est rapportée ici.

Comme son père et sa mère n'avaient pas d'autre enfant que lui, on peut s'imaginer comme ils furent joyeux de son retour, qu'ils n'espéraient pas. Les gens qui entendirent son histoire s'émerveillèrent mais ne le crurent pas, bien que ce fût la pure vérité.
Au bout de peu de temps, il fut pris du désir d'aller au beau pays qu'il avait quitté pour revoir l'endroit ou il avait demeuré, et ses amies, mais il ne savait comment accomplir son projet. Son père et sa mère se désolèrent qu'il voulut les quitter, eux qui n'avaient que lui, mais il ne voulut pas suivre leur conseil.

II alla au bord du golfe et se mit à pleurer, mais ce fut en vain, car il n'avait ni connaissance, ni information, ni secret sur l'endroit ou étaient allés les cygnes. On ne put le forcer à s'éloigner de là et à n'y pas retourner, jusqu'à ce qu'il mourut a cette place même.

Texte de Douglas Hyde puis traduit du Gaelique en Français par Georges Dottin

bunni


L'ondine de l'étang

Il y avait une fois un meunier qui vivait heureusement avec sa femme. Ils avaient de l'argent et du bien, et leur prospérité croissait d'année en année. Mais le malheur, dit le proverbe, vient pendant la nuit; leur fortune diminua d'année en année, comme elle s'était accrue, et à la fin le meunier eut à peine le droit d'appeler sa propriété le moulin qu'il occupait. Il était fort affligé, et, quand il se couchait le soir après son travail, il ne goûtait plus de repos, mais s'agitait tout soucieux dans son lit. Un matin, il se leva avant l'aube du jour et sortit pour prendre l'air, imaginant qu'il se sentirait le cœur soulagé. Comme il passait près de l'écluse de son moulin, le premier rayon du soleil commençait à poindre, et il entendit un peu de bruit dans l'étang. Il se retourna, et aperçut une belle femme qui s'élevait lentement du milieu de l'eau. Ses longs cheveux, qu'elle avait ramenés de ses mains délicates sur ses épaules, descendaient des deux côtés et couvraient son corps d'une éclatante blancheur. Il vit bien que c'était l'ondine de l'étang, et, tout effrayé, il ne savait s'il devait rester ou s'enfuir. Mais l'ondine fit entendre sa douce voix, l'appela par son nom et lui demanda pourquoi il était si triste. Le meunier resta muet d'abord; mais, l'entendant parler si gracieusement, il prit courage et lui raconta qu'il avait jadis vécu dans le bonheur et la richesse, mais qu'il était maintenant si pauvre qu'il ne savait plus que faire.
« Sois tranquille, répondit l'ondine, je te rendrai plus riche et plus heureux que tu ne l'as jamais été; seulement il faut que tu me promettes de me donner ce qui vient de naître dans ta maison.
— C'est quelque jeune chien ou un jeune chat sans doute, » se dit tout bas le meunier. Et il lui promit ce qu'elle demandait.
L'ondine se replongea dans l'eau, et il retourna bien vite, consolé et tout joyeux, à son moulin. Il n'y était pas arrivé encore, que la servante sortit de la maison et lui cria qu'il n'avait qu'à se réjouir, que sa femme venait de lui donner un garçon. Le meunier demeura comme frappé du tonnerre : il vit bien que la malicieuse ondine avait su ce qui se passait et l'avait trompé. La tête basse, il s'approcha du lit de sa femme, et, quand elle lui demanda : « Pourquoi ne te réjouis-tu pas de la venue de notre beau garçon? » Il lui raconta ce qui lui était arrivé et la promesse qu'il avait faite à l'ondine. « A quoi me sert la prospérité et la richesse, ajouta-t-il, si je dois perdre mon enfant? » Mais que faire? Les parents eux-mêmes, qui étaient accourus pour le féliciter, n'y voyaient nul remède.
Cependant le bonheur rentra dans la maison du meunier. Ce qu'il entreprenait réussissait toujours; il semblait que les caisses et les coffres se remplissaient tout seuls, et que l'argent se multipliait dans l'armoire pendant la nuit. Au bout de peu de temps, il se trouva plus riche que jamais. Mais il ne pouvait pas s'en réjouir tranquillement : la promesse qu'il avait faite à l'ondine lui déchirait le cœur. Chaque fois qu'il passait près de l'étang il craignait de la voir monter à la surface et lui rappeler sa dette. Il ne laissait pas l'enfant s'avancer près de l'eau. « Prends garde, lui disait-il ; si tu y touches jamais, il en sortira une main qui te saisira et t'entraînera au fond. » Cependant comme les années s'écoulaient l'une après l'autre et que l'ondine ne reparaissait pus, le meunier commença à se tranquilliser.
L'enfant avait grandi, était devenu jeune homme, et on le plaça à l'école d'un chasseur. Quand il eut pris ses leçons et fut devenu lui-même un chasseur habile, le seigneur du village le fit entrer à son service. Il y avait dans le village une belle et honnête jeune fille qui plut au chasseur, et quand son maître s'en fut aperçu, il lui fit présent d'une petite maison : ils célébrèrent leurs noces et vécurent heureux et tranquilles, s'aimant de tout leur cœur.
Un jour, le chasseur poursuivait un chevreuil. L'animal ayant débouché de la forêt dans la plaine, il le suivit, et d'un coup de feu retendit enfin par terre. Il ne remarqua point qu'il se trouvait tout près du dangereux étang, et, quand il eut vidé l'animal, il vint laver dans l'eau ses mains toutes tachées de sang. Mais à peine les avait-il plongées que l'ondine sortit du fond, l'enlaça en souriant dans ses bras humides et l'entraîna si vite que le flot se referma sur lui en jaillissant.
Quand le soir fut venu et que le chasseur ne rentra pas chez lui, sa femme entra dans une grande inquiétude. Elle sortit pour le chercher, et, comme il lui avait souvent raconté qu'il était obligé de se tenir en garde contre les embûches de l'ondine de l'étang et qu'il n'osait se hasarder dans le voisinage de l'eau, elle eut le soupçon de ce qui était arrivé. Elle courut à l'étang, et, quand elle vit près du bord sa gibecière, elle ne put plus douter de son malheur. Se lamentant et se tordant les mains, elle appela son bien-aimé par son nom, mais inutilement; elle courut de l'autre côté de la rive, l'appela de nouveau, adressa à l'ondine les plus violentes injures, mais on ne lui fit aucune réponse. Le miroir de l'eau restait tranquille, et la face à demi pleine de la lune la regardait sans faire un mouvement.
La pauvre femme ne quittait point l'étang. D'un pas précipité, sans prendre de repos, elle en faisait et en refaisait le tour, tantôt en silence, tantôt en poussant de grands cris, tantôt en murmurant à voix basse. Enfin ses forces furent épuisées, elle s'affaissa sur la terre et tomba dans un profond sommeil. Bientôt elle eut un rêve.
Elle montait tout inquiète entre deux grandes masses de roches; les épines et les ronces piquaient ses pieds, la pluie battait son visage et le vent agitait ses longs cheveux. Quand elle eut atteint le sommet de la montagne, un aspect tout différent s'offrit à elle. Le ciel était bleu, l'air tiède, la terre s'abaissait par une pente douce, et au milieu d'une prairie verdoyante et tout émaillée de fleurs était une jolie cabane. Elle s'en approcha et ouvrit la porte; au dedans était assise une vieille en cheveux blancs qui lui fit un signe gracieux. Au même instant la pauvre femme s'éveilla. Le jour était déjà levé, et elle se décida à faire aussitôt ce que lui conseillait son rêve. Elle gravit péniblement la montagne, et elle trouva tout semblable à ce qu'elle avait vu dans la nuit.
La vieille la reçut gracieusement et lui indiqua un siège où elle l'invitait à s'asseoir. « Sans doute tu as éprouvé quelque malheur, dit-elle, puisque tu viens visiter ma cabane solitaire. »
La femme lui raconta, tout en pleurant, ce qui lui était arrivé. « Console-toi, lui dit la vieille, je viendrai à ton secours : voici un peigne d'or. Attends jusqu'à la pleine lune, puis rends-toi près de l'étang, assieds-toi sur le bord, et passe ce peigne sur tes longs cheveux noirs. Quand tu auras fini, dépose-le sur le bord, et tu verras ce qui arrivera alors. »
La femme revint, mais le temps lui dura beaucoup jusqu'à la pleine lune. Enfin le disque arrondi brilla dans le ciel, alors elle se rendit près de l'étang, s'assit et passa le peigne d'or dans ses longs cheveux noirs; et quand elle eut fini, elle s'assit au bord de l'eau. Bientôt après, le fond vint à bouillonner, une vague s'éleva, roula vers le bord et entraîna le peigne avec elle. Le peigne n'avait eu que le temps de toucher le fond, quand le miroir de l'eau se partagea : la tête du chasseur monta à la surface. Il ne parla point, mais regarda sa femme d'un œil triste. Au même instant, une seconde femme vint avec bruit et couvrit la tête du chasseur. Tout avait disparu, l'étang était tranquille comme auparavant, et la face de la lune y brillait.
La femme revint désespérée, mais un rêve lui montra la cabane de la vieille. Le matin suivant elle se mit en route et conta sa peine à la bonne fée. La vieille lui donna une flûte d'or et lui dit : « Attends jusqu'au retour de la pleine lune; puis prends cette flûte, place-toi sur le bord, joue sur l'instrument un petit air, et, quand tu auras fini, dépose-la sur le sable, tu verras ce qui se passera alors. »
La femme fit ce que lui avait dit la vieille. A peine avait-elle déposé la flûte sur le sable, que le fond de l'eau vint à bouillonner; une vague s'éleva, s'avança vers le bord et entraîna la flûte avec elle, bientôt après l'eau s'entr'ouvrit,et non-seulement la tête du chasseur, mais lui-même jusqu'à la moitié du corps monta à la surface. Plein de désir il étendit ses bras vers elle, mais une seconde vague vint avec bruit, le couvrit et l'entraîna au fond. « Ah! dit la malheureuse, que me sert de voir mon bien-aimé pour le perdre encore? »
La tristesse remplit de nouveau son cœur, mais le rêve lui indiqua une troisième fois la maison de la vieille. Elle se mit en route, et la fée lui donna un rouet d'or, la consola et lui dit : « Tout n'est pas fini encore; attends jusqu'à ce que vienne la pleine lune, puis prends le rouet, place-toi au bord, et file jusqu'à ce que tu aies rempli ton fuseau ; quand tu auras achevé, place le rouet près de l'eau, et tu verras ce qui se passera alors. »
La femme suivit ce conseil de point en point. Dès que la nouvelle lune se montra, elle porta le rouet d'or au bord de l'eau, et fila diligemment jusqu'à ce que son lin fût épuisé et que le fil eût rempli le fuseau. A peine le rouet fut-il déposé sur le bord, que le fond de l'eau bouillonna plus violemment que jamais ; une forte vague s'avança et emporta le rouet avec elle. Bientôt la tête et le corps tout entier du chasseur montèrent à la surface. Vite il s'élança sur le bord, saisit sa femme par la main et s'enfuit. Mais à peine avaient-ils fait quelques pas, que l'étang tout entier se souleva avec un horrible bouillonnement et se répandit avec une violence irrésistible dans la plaine. Déjà les deux fuyards voyaient la mort devant leurs yeux, quand la femme dans son angoisse appela la vieille à son aide, et en un instant ils furent changés, elle en crapaud, lui en grenouille. Le flot qui les avait atteints ne put les faire périr mais il les sépara et les entraîna très-loin l'un de l'autre.
Quand l'eau se fut retirée et qu'ils eurent remis le pied sur un terrain sec, ils reprirent leur forme humaine. Mais aucun des deux ne savait ce qu'était devenu l'autre; ils se trouvaient parmi des hommes étrangers, qui ne connaissaient pas leur pays. De hautes montagnes et de profondes vallées les séparaient. Pour gagner leur vie, tous deux furent obligés de garder les moutons. Pendant plusieurs années ils conduisirent leurs troupeaux à travers les bois et les champs, accablés de tristesse et de regret.
Une fois, comme le printemps venait de refleurir, tous deux sortirent le même jour avec leurs troupeaux, et le hasard voulut qu'ils marchassent à la rencontre l'un de l'autre. Sur la pente d'une montagne éloignée, le mari aperçut un troupeau et dirigea ses moutons de ce côté. Ils arrivèrent ensemble dans la vallée, mais ne se reconnurent point ; pourtant ils se réjouissaient de n'être plus seuls. Depuis ce temps-là ils faisaient paître chaque jour leurs troupeaux l'un près de l'autre : ils ne se parlaient pas, mais ils se sentaient consolés. Un soir, comme la pleine lune brillait au ciel et que les moutons reposaient déjà, le berger tira sa flûte de son sac et en joua un air gracieux, mais triste. Quand il eut fini, il remarqua que la bergère pleurait amèrement. « Pourquoi pleures-tu? lui demanda-t-il.
— Ah! répondit-elle, c'est ainsi que brillait la pleine lune lorsque je jouai pour la dernière fois cet air sur la flûte, et que la tête de mon bien-aimé parut à la surface de l'eau. »
Il la regarda et ce fut comme si un voile était tombé de ses yeux; il reconnut sa femme bien aimée; et en la regardant, comme la lune brillait sur son visage, elle le reconnut à son tour.Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, s'embrassèrent, et s'ils furent heureux, qu'on ne le demande point.


bunni


L'Etoile et le Bouleau

Je vais vous raconter l'histoire de deux enfants qui traversèrent la vie, n'ayant qu'un but dans la vie. C'était il y a environ cent cinquante ans. Une grande famine régnait en Finlande. La guerre étendait ses ravages partout. Les villes étaient incendiées, les moissons détruites. Beaucoup de malheureux émigraient.
Des membres d'une même famille furent partout dispersés ; les uns furent emmenés prisonniers par l'ennemi, les autres se cachèrent dans les forêts ou gagnèrent la Suède. Souvent la femme ignorait le sort de son mari, le frère celui de sa soeur, le père celui de ces enfants. Aussi, la paix une fois conclue, lorsque chacun rejoignit son foyer, il était rare qu'on n'eût pas à pleurer l'absence ou la mort d'un des siens.
Parmi ceux qui avaient été emmenés dans un autre pays, se trouvaient deux jeunes enfants, le frère et la soeur. Ils furent recueillis par de braves gens qui prirent d'eux le plus grand soin.
Les années passèrent. Les enfants grandirent entourés d'affection ; mais, malgré leur vie heureuse, ils ne pouvaient oublier ni leurs parents, ni leur patrie.
Lorsque les enfants apprirent que la paix était rétablie en Finlande, et que ceux qui le désiraient pouvaient y rentrer, leur éloignement leur devint si insupportable, qu'ils demandèrent la permission de retourner chez eux.
Leurs amis se mirent à rire en disant :
"Rentrer chez vous ! Enfants, vous n'y pensez pas ! Vous auriez plus de cent lieues à marcher !
- Cela ne fait rien ! répondirent les enfants, pourvu que nous arrivions à la maison.
- Mais n'avez-vous pas trouvé un bon foyer chez nous ? Vous avez tout en abondance, des fruits et du laitage exquis, une jolie demeure et des amis qui vous chérissent ! Que voulez-vous de plus ?
- C'est vrai, répondirent les enfants, mais nous voulons retourner chez nous.
- Dans votre patrie vous trouverez une grande misère ; les forêts de sapins seront votre abri, la mousse vous servira de lit ; le froid et la neige seront votre lot, un pain grossier sera votre nourriture. Depuis longtemps vos parents et vous amis sont morts, et quand vous les chercherez, vous ne trouverez que la trace des loups qui rôdent autour des ruines de vos chaumières.
- C'est vrai, dirent les enfants, mais nous voulons retourner chez nous.
- Mais il y a dix ans que vous êtes arrivés ici. Vous étiez tout petits ; vous n'aviez que quatre et cinq ans et vous ne pouviez vous souvenir de grand'chose. Maintenant, vous avez quatorze et quinze ans, mais vous connaissez peu la vie : vous avez oublié la maison paternelle et le chemin qui y mène. Vous avez oublié vos parents et ils vous ont oubliés.
- Oui, dirent les enfants, mais nous voulons retourner chez nous.
- Qui vous indiquera le chemin ?
- Je me souviens qu'il y a devant notre maison un grand bouleau où les oiseaux chantent à l'aurore.
- Et moi, dit la soeur, je me souviens que, le soir, une étoile luit à travers le feuillage du bouleau."
On leur défendit de penser davantage à leur départ. Mais plus on leur défendait, plus les enfants y pensaient.
Une nuit, le jeune garçon, qui ne pouvait fermer les yeux, dit à sa soeur :
"Dors-tu ?
- Non, répondit-elle, je ne puis dormir, car je pense à la maison.
- Moi aussi, dit son frère. Faisons un paquet de nos vêtements, et partons.
Et tous deux partirent sans bruit.
La lune brillait sur les sentiers. La nuit était splendide. Quand ils eurent marché un moment, la jeune fille dit :
"Mon frère, j'ai peur que nous nous égarions !"
Le jeune homme répondit :
"Allons toujours du côté de l'ouest, là où le soleil se couche tous les soirs pendant l'été. Notre pays est de ce côté. Quand nous verrons le bouleau devant la maison et l'étoile qui brille dans le feuillage, nous saurons que nous avons retrouvé notre foyer."
Le jeune garçon s'arma d'un solide bâton, pour le cas où ils seraient attaqués.
Cependant il ne leur arriva aucun mal.
Un jour, ils de trouvèrent à un carrefour et ils ne surent quelle route prendre.
Tout à coup, deux petits oiseaux se mirent à chanter sur la route de gauche.
"C'est par ici, dit le jeune garçon ; ce sont les oiseaux qui le disent."
Ils poursuivirent leur route, guidés par les oiseaux qui voletaient devant eux de branche en branche. Ils se nourrissaient de baies sauvages ; s'abreuvaient aux sources fraîches et reposaient la nuit sur un lit de mousse ; chose merveilleuse, ni les fruits, ni le refuge pour la nuit ne leur manquèrent jamais.
A la fin, la soeur se sentit lasse et dit :
"Ne crois-tu pas que nous devrions nous mettre à la recherche du bouleau ?
- Non, dit le frère, pas avant d'entendre parler la langue que parlaient notre père et notre mère."
Un soir, après avoir marché sans interruption toute la journée, ils furent très las. Au crépuscule, ils atteignirent une ferme isolée. Dans la cour, une petite fille était occupée à éplucher des navets.
"Voudrais-tu nous donner un de tes navets ? demandèrent les enfants.
- Bien volontiers, répondit la petite. Mais, entrez chez nous, maman y est, elle vous donnera à manger."
A ces mots, le jeune garçon battit des mains et se jeta au cou de la petite fille en l'embrassant et en pleurant de joie.
"Pourquoi es-tu si content ? lui demanda sa soeur.
- Comment ne le serais-je pas ? Cet enfant parle la même langue que parlaient nos parents : maintenant, nous pouvons nous mettre à la recherche du bouleau et de l'étoile."
Ils entrèrent dans la maison où ils furent bien reçus. On leur demanda d'où ils venaient. Le jeune garçon prit la parole.
"Nous venons de très loin, et nous voulons retrouver notre foyer. Mais nous ne savons qu'une chose, c'est que, devant notre maison, il y a un bouleau où les oiseaux chantent à l'aurore et où une étoile brille le soir, à travers le feuillage.
- Pauvres enfants ! fut la réponse. Il y a sur la terre des centaines de bouleaux et au ciel des milliers d'étoiles ! Comment vous serait-il possible de ne pas vous tromper !"
Les deux enfants répondirent :
"Dieu nous aidera !
Les enfants remercièrent alors ceux qui les avaient reçus et reprirent leur chemin. Cependant, à partir de ce moment, ils n'eurent plus besoin de dormir dans les bois et purent demander l'hospitalité de maison en maison ; quoique le pays fût dévasté et la misère générale, ils trouvèrent toujours du pain et un gîte, car chacun avait compassion d'eux. Mais l'étoile et le bouleau restaient introuvables. Il y avait bien des bouleaux et des étoiles devant les maisons, mais ce n'étaient jamais ceux qu'ils cherchaient.
"Ah ! soupirait la soeur, la Finlande est si grande et nous sommes si petits ! Jamais nous ne retrouverons la maison !"
Il y avait deux ans qu'ils étaient en route. C'était le soir de la Pentecôte, à la fin mai, et les arbres commençaient à se couvrir de leur première verdure. En entrant dans la cour d'une ferme où ils espéraient se reposer, ils virent un grand bouleau orné de sa parure printanière, et à travers son feuillage d'un vert tendre, brillait dans la nuit naissante l'étoile du soir. Le crépuscule était si clair qu'on ne distinguait que cette seule étoile dans tout le firmament.
"Voilà notre bouleau ! s'écria le jeune garçon, sans hésiter.
- Voilà notre étoile !" s'écria sa soeur, en même temps.
Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en répandant des larmes de joie.
"Voici l'écurie où notre père mettait ses chevaux ! dit le frère.
- Voici le puits où notre mère venait abreuver le troupeau, dit la soeur.
- Il y a deux petites croix au pied du bouleau, dit le frère. Qu'est-ce que cela peut signifier ?
- J'ai peur d'entrer dans la maison, dit la soeur. S'ils ne nous reconnaissaient pas ! Entre le premier, mon frère..
- Restons un moment derrière la porte !" dit le jeune garçon, dont le coeur battait à grands coups.
Un homme et une femme étaient assis dans une chaumière. Ils n'étaient très âgés ni l'un ni l'autre, mais les soucis et la misère avaient prématurément ridé leurs fronts.
"Pour nous, disait l'homme, il n'y a plus de consolation ; nos quatre enfants sont partis, deux dorment sous le bouleau, deux ont été emmenés en pays ennemi. Ceux-ci ne reviendront sans doute jamais."
Ils parlaient encore, lorsque les enfants entrèrent. Ils dirent qu'ils venaient de loin et qu'ils avaient faim.
"Approchez-vous, dit le père ; vous passerez la nuit avec nous et vous aurez à manger. Si nos enfants avaient vécu, ils seraient aussi grands que vous.
- Quels gentils enfants ! dit la femme. Les nôtres seraient aussi gentils qu'eux, s'ils avaient vécu !"
Et le père et la mère se mirent à pleurer. Alors les enfants, n'y tenant plus, se jetèrent au cou de leurs parents.
"Ne nous reconnaissez-vous pas ? s'écrièrent-ils ! Nous sommes vos enfants !"
Les parents, débordants de reconnaissance, pressèrent leurs enfants sur leur coeur. Ils se racontèrent tout ce qui leur était arrivé. Mais tout était oublié, la joie inondaient leurs coeurs.
Le père se réjouissait de retrouver son fils grand et fort. La mère caressait les cheveux noirs de sa fille et couvrait de baisers ses joues fraîches.
"Je pensais bien, dit-elle, qu'il arriverait quelque chose d'heureux aujourd'hui. Deux oiseaux inconnus sont venus ce matin chanter de joyeuses chansons dans notre bouleau.
- Je les connais, dit la petite ; ce sont les deux oiseaux qui nous ont conduits jusqu'ici, et ils se réjouissent avec nous.
- Ma soeur, dit le jeune garçon, allons saluer encore ce l'étoile et le bouleau. C'est là que reposent nos petits frères. Je le comprends maintenant.
"Ces oiseaux qui nous ont guidés dans notre voyage, les oiseaux qui ont chanté dans le bouleau, ce sont leurs petites âmes blanches. Ce sonte eux qui nous ont répété : "Retournez à la maison, retournez à la maison, pour consoler "notre père et notre mère". Ce sont eux qui, dans les plaines désertes, ont pris soin d'apaiser notre faim et nous ont protégés pendant  notre sommeil. Ils ont aplani toutes les difficultés devant nous, jusqu'à ce qu'ils nous aient dit :
"Voici votre bouleau et voici votre étoile."

Légende finlandais de Zacharias Topélius.

bunni


Le dernier Rêve du Chêne.

Au sommet de la falaise haute et ardue, en avant de la forêt qui arrivait jusqu'aux bords de la mer, s'élevait un chêne antique et séculaire. Il avait justement atteint trois cent soixante-cinq ans ; on ne l'aurait jamais cru en voyant son apparence robuste.
Souvent, par les beaux jours d'été, les éphémères venaient s'ébattre et tourbillonner gaiement autour de sa couronne ; une fois, une de ces petites créatures, après avoir voltigé longuement au milieu d'une joyeuse ronde, vint se reposer sur une des belles feuilles du chêne.
- Pauvre mignonne ! dit l'arbre, ta vie entière ne dure qu'un jour. Que c'est peu ! Comme c'est triste !
- Triste ! répondit le gentil insecte, que signifie donc ce mot que j'entends parfois prononcer ? Le soleil reluit si merveilleusement ! l'air est si bon, si doux ! je me sens tout transporté de bonheur.
- Oui, mais dans quelques heures, ce sera fini ; tu seras trépassé.
- Trépassé ? s'écria l'éphémère. Qu'est-ce encore que ce mot ? Toi, es-tu aussi trépassé ?
- Non, j'ai déjà vécu bien des milliers de jours ; nos journées ce sont, à dire vrai, des saisons entières. Mais comment te faire comprendre cela ? C'est une telle longueur de temps que cela doit dépasser tout ce que tu peux imaginer.
- En effet, je ne me figure pas bien, reprit l'insecte, ce que cela peut durer, mille jours. N'est-ce pas ce qu'on appelle l'éternité ? En tout cas, si tu vis si longtemps, mon existence compte déjà mille moments où j'ai été joyeux et heureux. Et, quand tu mourras, est-ce que tout ce bel univers périra en même temps ?
- Non certes, répliqua le chêne, il durera bien plus longtemps que moi ; à mon tour, je ne puis me le figurer.
- Eh bien ! alors nous en sommes au même point, sauf que nous calculons d'une façon différente.
Et l'éphémère reprit sa danse folle et s'élança dans les airs, s'amusant de l'éclat de ses ailes transparentes qui brillaient comme le plus beau satin ; il respirait à pleins poumons l'air embaumé par les senteurs de l'églantier, des chèvrefeuilles, du sureau, de la menthe et par l'odeur du foin coupé ; et l'insecte se sentait comme enivré, à force de respirer ces parfum. La journée continua à être splendide ; l'éphémère se reposa encore plusieurs fois pour recommencer à tournoyer en ronde avec ses compagnons. Le soleil commença à baisser et l'insecte se sentit un peu fatigué de toute cette gaieté ; ses ailes faiblissaient, et tout lentement il glissa le long du chêne jusque sur le doux gazon. Il vint à choir sur la feuille d'une pâquerette, et souleva encore une fois sa petite tête pour embrasser d'un regard la campagne riante et la mer bleue. Puis ses yeux se fermèrent ; un doux sommeil s'empara de lui : c'était la mort.
Le lendemain, le chêne vit renaître d'autres éphémères ; il s'entretint avec eux aussi et il les vit de même danser, folâtrer joyeusement et s'endormir paisiblement en pleine félicité. Ce spectacle se répéta souvent ; mais l'arbre ne le comprenait pas bien ; il avait cependant le temps de réfléchir : car si, chez nous autres hommes, nos pensées sont interrompues tous les jours par le sommeil, le chêne, lui, ne dort qu'en hiver ; pendant les autres saisons, il veille sans cesse. Le temps approchait où il allait se reposer ; l'automne était à sa fin. Déjà les taupes commençaient leur sabbat. Les autres arbres étaient déjà dépouillés, et le chêne aussi perdait tous les jours de ses feuilles.
« Dors, dors, chantaient les vents autour de lui. Nous allons te bercer gentiment, puis te secouer si fort que tes branches en craqueront d'aise. Dors bien, dors. C'est ta trois cent soixante-cinquième nuit. En réalité, comparé à nous, tu n'es qu'un enfant au berceau. Dors, dors bien ! Les nuages vont semer de la neige ; ce sera une belle et chaude couverture pour tes racines.
Et le chêne perdit toutes ses feuilles, et, en effet, il s'endormit pour tout le long hiver ; et il eut bien des rêves, où sa vie passée lui revint en souvenir.
Il se rappela comment il était sorti d'un gland ; comment, étant encore un tout mince arbuste, il avait failli être dévoré par une chèvre. Puis il avait grandi à merveille ; plusieurs fois, les gardes de la forêt l'avaient admiré et avaient pensé à le faire abattre pour en tirer des mâts, des poutres, des planches solides. Il était cependant arrivé à son quatrième siècle, et aujourd'hui personne ne songeait plus à le faire couper ; il était devenu l'ornement de la forêt ; sa superbe couronne dépassait tous les autres arbres; et, de loin on l'apercevait de la mer et il servait de point de repère aux marins. Au printemps, dans ses hautes branches, les ramiers bâtissaient leur nid; le coucou y était à demeure et faisait, de là, résonner au loin son cri monotone. L'automne, quand les feuilles de chêne, toutes jaunies, ressemblent à des plaques de cuivre, les oiseaux voyageurs s'assemblaient de toutes parts sur ce géant de la forêt et s'y reposaient une dernière fois avant d'entreprendre le grand voyage d'outre- mer.
Maintenant donc, l'hiver était venu ; après avoir longtemps résisté aux aquilons, les feuilles du chêne étaient presque toutes tombées ; les corbeaux, les corneilles venaient se percher sur ses branches et taillaient des bavettes sur la dureté des temps, sur la famine prochaine qui s'annonçait pour eux.
Survint la veille du saint jour de Noël, et ce fut alors que le vieux chêne rêva le plus beau rêve de sa vie. Il avait le sentiment de la fête qui se préparait partout sur la terre, là où il y a des chrétiens ; il sentait les vibrations des cloches qui sonnaient de toutes parts. Mais il se croyait en été, par une splendide journée. Et voici ce qui lui apparut :
Sa haute et vaste couronne était fraîche et verte; les rayons de soleil y jouaient à travers les branches et le feuillage, et projetaient des reflets dorés. L'air était embaumé de senteurs vivifiantes; des papillons aux milles couleurs voltigeaient de toutes parts et jouaient à cache-cache, puis à qui volerait le plus haut. Des myriades d'éphémères donnaient une sarabande.
Voilà qu'un brillant cortège s'avance : c'étaient les personnages que le vieux chêne avait vus tour à tour passer devant lui pendant la longue suite d'années qu'il avait vécues. En tête marchait une cavalcade, des pages, des chevaliers aux armures étincelantes, qui revenaient de la croisade, des châtelains vêtus de brocart sur des palefrois caparaçonnés, et tenant sur la main des faucons encapuchonnés; le cor de chasse retentit, la meute aboyait, le cerf fuyait. Puis arriva une troupe de reîtres et de lansquenets, aux vêtements bouffants et bariolés, armés de hallebardes et d'arquebuses; ils dressèrent leur tente sous le vieux chêne, allumèrent le feu et, au milieu d'une orgie, ils entonnèrent des chants de guerre et des refrains bachiques.
Toute cette bande bruyante disparut, et l'on vit s'avancer en silence un jeune couple; ils avaient des cheveux poudrés et la dame était couverte de rubans aux couleurs tendres; et le monsieur tailla dans l'écorce du chêne les initiales de leurs deux noms; et ils écoutèrent avec ravissement les sons doux et étranges de la harpe éolienne qui était suspendue dans les branches de l'arbre.
Et, tout à coup, le chêne éprouva comme si un nouveau et puissant courant de vie partant des extrémités de ses racines le traversait de part en part, montant jusqu'à sa cime, jusqu'au bout de ses plus hautes feuilles.
Il lui semblait qu'il grandissait comme autrefois, que, du sein de la terre, il puisait une nouvelle vigueur; et, en effet, son tronc s'élançait, sa couronne s'étendait en dôme, et montait toujours plus haut vers le ciel; et plus le chêne s'élevait, plus il éprouvait de bonheur, et il ne désirait que monter encore au-delà, jusqu'au soleil, dont les rayons brillants le pénétraient d'une chaleur bienfaisante. Et sa couronne était déjà parvenue au-dessus des nuages qui, comme une troupe de grands cygnes blancs, flottaient sous le bleu firmament.
C'était en plein jour, et cependant les étoiles devinrent visibles ; elles luisaient de leur plus bel éclat ; elles rappelaient au vieux chêne les yeux brillants des joyeux enfants qui souvent étaient venus s'ébattre autour de lui.
Au spectacle de cette immensité, on était transporté de la félicité la plus pure. Mais le vieux chêne sentait qu'il lui manquait quelque chose; il éprouvait l'ardent désir de voir les autres arbres de la forêt, les plantes, les fleurs et jusqu'aux moindres broussailles enlevées comme lui et mises en présence de toutes ces splendeurs. Oui, pour qu'il fût entièrement heureux, il les lui fallait voir tous autour de lui, grands et petits, prenant part à sa félicité.
Et ce sentiment agitait, faisait vibrer ses branches, ses moindres feuilles ; sa couronne s'inclina vers la terre, comme s'il avait voulu adresser un signal aux muguets et aux violettes cachés sous la mousse, aussi bien qu'aux autres chênes, ses compagnons.
Il lui sembla apercevoir tout à coup un grand mouvement ; les cimes de la forêt se soulevaient, les arbres se mirent à pousser, à grandir jusqu'à percer les nues. Les ronces, les plantes, pour s'élever plus vite, quittaient terre avec leurs racines et accouraient au vol. Les plus vite arrivés, ce furent les bouleaux; leurs troncs droits et blancs traversaient les airs comme des flèches, presque comme des éclairs. Et l'on vit arriver les joncs, les genêts, les fougères, et aussi les oiseaux qui, émerveillés du voyage, chantaient à tue-tête leurs plus beaux airs de fête. Les sauterelles juchées sur les brins d'herbes jouaient leur petite musique, accompagnées par les grillons, le susurrement des abeilles et le faux bourdon des hannetons. Tout ce joyeux concert faisait une délicieuse harmonie.
- Mais, dit le chêne, où est donc restée la petite fleur bleue qui borde le ruisseau, et la clochette, et la pâquerette ?
- Nous y sommes tous, tous ! disaient en chœur les fleurettes, les arbres, les plantes, les habitants de la forêt.
Le vieux chêne jubilait.
- Oui, tous, grands et petits, disait-il, pas un ne manque. Nous nageons dans un océan de délices ! Quel miracle !
Et il se sentit de nouveau grandir; soudainement ses racines se détachèrent de terre. « C'est ce qu'il y a de mieux, pensa-t-il ; me voilà dégagé de tous liens ; je puis m'élancer vers la lumière éternelle et m'y précipiter avec tous les êtres chéris qui m'entourent, grands et petits, tous !
- Tous ! dit l'écho. Ce fut la fin du rêve du vieux chêne. Une tempête terrible soufflait sur mer et sur terre. Des vagues énormes assaillaient la falaise, enlevant des quartiers de roche; les vents hurlaient et secouaient le vieux chêne; sa vigueur éprouvée luttait contre la tourmente, mais un dernier coup de vent l'ébranla et l'enleva de terre avec sa racine; il tomba, au moment où il rêvait qu'il s'élançait vers l'immensité des cieux. Il gisait là; il avait péri après ses trois cent soixante-cinq ans, comme l'éphémère après sa journée d'existence.
Le matin, lorsque le soleil vint éclairer le saint jour de Noël, l'ouragan s'était apaisé. De toutes les églises retentissait le son des cloches; même dans la plus humble cabane régnait l'allégresse. La mer s'était calmée; à bord d'un grand navire qui, toute la nuit, avait lutté, tous les mâts étaient décorés, tous les pavillons hissés pour célébrer la grande fête.
- Tiens, dit un matelot, l'arbre de la falaise, le grand chêne, qui nous servait de point de repère pour reconnaître la côte, a disparu. Hier encore, je l'ai aperçu de loin; c'est la tempête qui l'a abattu.
- Que d'années il faudra pour qu'il soit remplacé, dit un autre matelot. Et encore, il n'y aura peut-être aucun autre arbre assez fort pour grandir, comme lui.
Ce fut l'oraison funèbre prononcée sur la fin du vieux chêne, qui était étendu sur la nappe de neige qui lui servait de linceul; elle était toute à son honneur et bien méritée, ce qui est si rare.
A bord du navire, les marins entonnèrent les psaumes et les cantiques de Noël, qui célèbrent la délivrance des hommes par le Fils de Dieu, qui leur a ouvert la voie de la vie éternelle: « La promesse est accomplie, chantaient-ils. Le Sauveur est né. Oh! joie sans pareille ! Alléluia ! alléluia ! »
Et ils sentaient leurs cœurs élevés vers le ciel et transportés, tout comme le vieux chêne, dans son dernier rêve, s'était senti entraîné vers la lumière éternelle.


bunni


La Plume et l'Encrier

Que de choses dans un encrier ! disait quelqu'un qui se trouvait chez un poète ; que de belles choses ! Quelle sera la première œuvre qui en sortira ? Un admirable ouvrage sans doute.
- C'est tout simplement admirable, répondit aussitôt la voix de l'encrier ; tout ce qu'il y a de plus admirable ! répéta-t-il, en prenant à témoin la plume et les autres objets placés sur le bureau. Que de choses en moi ... on a quelque peine à le concevoir ... Il est vrai que je l'ignore moi-même et que je serais fort embarrassé de dire ce qui en sort quand une plume vient de s'y plonger. Une seule de mes gouttes suffit pour une demi-page : que ne contient pas celle-ci ! C'est de moi que naissent toutes les œuvres du maître de céans. C'est dans moi qu'il puise ces considérations subtiles, ces héros aimables, ces paysages séduisants qui emplissent tant de livres. Je n'y comprends rien, et la nature me laisse absolument indifférent ; mais qu'importe : tout cela n'en a pas moins sa source en moi, et cela me suffit.
- Vous avez parfaitement raison de vous en contenter, répliqua la plume ; cela prouve que vous ne réfléchissez pas, car si vous aviez le don de la réflexion, vous comprendriez que votre rôle est tout différent de ce que vous le croyez. Vous fournissez la matière qui me sert à rendre visible ce qui vit en moi ; vous ne contenez que de l'encre, l'ami, pas autre chose. C'est moi, la plume, qui écris ; il n'est pas un homme qui le conteste et, cependant, beaucoup parmi les hommes s'entendent à la poésie autant qu'un vieil encrier.
- Vous avez le verbe bien haut pour une personne d'aussi peu d'expérience ; car, vous ne datez guère que d'une semaine, ma mie, et vous voici déjà dans un lamentable état. Vous imagineriez-vous par hasard que mes œuvres sont les vôtres ? Oh ! la belle histoire ! Plumes d'oie ou plumes d'acier, vous êtes toutes les mêmes et ne valez pas mieux les unes que les autres. A vous le soin machinal de reporter sur le papier ce que je renferme quand l'homme vient me consulter. Que m'empruntera-t-il la prochaine fois ? Je serais curieux de le savoir.
- Pataud ! conclut la plume.
Cependant, le poète était dans une vive surexcitation d'esprit lorsqu'il rentra, le soir. Il avait assisté à un concert et subi le charme irrésistible d'un incomparable violoniste. Sous le jeu inspiré de l'artiste, l'instrument s'était animé et avait exhalé son âme en débordantes harmonies.
Le poète avait cru entendre chanter son propre cœur, chanter avec une voix divine comme en ont parfois des femmes. On eût dit que tout vibrait dans ce violon, les cordes, la chanterelle, la caisse, pour arriver à une plus grande intensité d'expression. Bien que le jeu du virtuose fût d'une science extrême, l'exécution semblait n'être qu'un enfantillage : à peine voyait-on parfois l'archet effleurer les cordes ; c'était à donner à chacun l'envie d'en faire autant avec un violon qui paraissait chanter de lui-même, un archet qui semblait aller tout seul. L'artiste était oublié, lui, qui pourtant les faisait ce qu'ils étaient, en faisant passer en eux une parcelle de son génie. Mais le poète se souvenait et s'asseyant à sa table, il prit sa plume pour écrire ce que lui dictaient ses impressions.
« Combien ce serait folie à l'archet et au violon de s'enorgueillir de leurs mérites ! Et cependant nous l'avons cette folie, nous autres poètes, artistes, inventeurs ou savants. Nous chantons nos louanges, nous sommes fiers de nos œuvres, et nous oublions que nous sommes des instruments dont joue le Créateur. Honneur à lui seul ! Nous n'avons rien dont nous puissions nous enorgueillir.»
Sur ce thème, le poète développa une parabole, qu'il intitula l'Ouvrier et les instruments.
- A bon entendeur, salut ! mon cher, dit la plume à l'encrier, après le départ du maître. Vous avez bien compris ce que j'ai écrit et ce qu'il vient de relire tout haut ?
- Naturellement, puisque c'est chez moi que vous êtes venue le chercher, la belle. Je vous conseille de faire votre profit de la leçon, car vous ne péchez pas, d'ordinaire, par excès de modestie. Mais vous n'avez pas même senti qu'on s'amusait à vos dépens !
- Vieille cruche ! répliqua la plume.
- Vieux balai ! riposta l'encrier.
Et chacun d'eux resta convaincu d'avoir réduit son adversaire au silence par des raisons écrasantes. Avec une conviction semblable, on a la conscience tranquille et l'on dort bien ; aussi s'endormirent-ils tous deux du sommeil du juste.
Cependant, le poète ne dormait pas, lui ; les idées se pressaient dans sa tête comme les notes sous l'archet du violoniste, tantôt fraîches et cristallines comme les perles égrenées par les cascades, tantôt impétueuses comme les rafales de la tempête dans la forêt. Il vibrait tout entier sous la main du Maître Suprême. Honneur à lui seul !

Conte d'Andersen

bunni


Une Rose de la Tombe d'Homère

Dans tous les chants d'Orient on parle de l'amour du rossignol pour la rose. Dans les nuits silencieuses, le troubadour ailé chante sa sérénade à la fleur suave.
Non loin de Smyrne, sous les hauts platanes, là où le marchand pousse ses chameaux chargés de marchandises qui lèvent fièrement leurs longs cous et foulent maladroitement la terre sacrée, j'ai vu une haie de rosiers en fleurs. Des pigeons sauvages volaient entre les branches des hauts arbres et leurs ailes scintillaient dans les rayons de soleil comme si elles étaient nacrées.
Une rose de la haie vivante était la plus belle de toutes, et c'est à elle que le rossignol chanta sa douleur. Mais la rose se tut, pas une seule goutte de rosée en guise de larme de compassion ne glissa sur ses pétales, elle se pencha seulement sur quelques grandes pierres.
- Ci-gît le plus grand chanteur de ce monde, dit la rose. Au-dessus de sa tombe je veux répandre mon parfum, et sur sa tombe je veux étaler mes pétales quand la tempête me les arrachera. Le chanteur de l'Iliade est devenu poussière de cette terre où je suis née. Moi, rose de la tombe d'Homère, suis trop sacrée pour fleurir pour n'importe quel pauvre rossignol.
Et le rossignol chanta à en mourir.
Le chamelier arriva avec ses chameaux chargés et ses esclaves noirs. Son jeune fils trouva l'oiseau mort et enterra le petit chanteur dans la tombe du grand Homère ; et la rose frissonna dans le vent. Le soir, la rose s'épanouit comme jamais et elle rêva que c'était un beau jour ensoleillé. Puis un groupe de Francs, en pèlerinage à la tombe d'Homère, s'approcha. Il y avait parmi eux un chanteur du nord, du pays du brouillard et des aurores boréales. Il cueillit la rose, l'inséra dans son livre et l'emporta ainsi sur un autre continent, dans son pays lointain. La rose fana de chagrin et demeura aplatie dans le livre. Lorsque le chanteur revint chez lui, il ouvrit le livre et dit : Voici une rose de la tombe d'Homère.
Tel fut le rêve de la petite rose lorsqu'elle s'éveilla et tressaillit de froid. Des gouttes de rosée tombèrent de ses pétales et, lorsque le soleil se leva, elle s'épanouit comme jamais auparavant. Les journées torrides étaient là, puisqu'elle était dans son Asie natale. Soudain, des pas résonnèrent, les Francs étrangers qu'elle avait vus dans son rêve arrivaient, et parmi eux le poète du nord. Il cueillit la rose, l'embrassa et l'emporta avec lui dans son pays du brouillard et des aurores boréales.
Telle une momie la fleur morte repose désormais dans son Iliade et comme dans un rêve elle entend le poète dire lorsqu'il ouvre le livre : Voici une rose de la tombe d'Homère.

bbchaton

L'ingratitude

La famine régnait alors dans tout le pays. Un homme sort de chez lui, pour aller se promener en brousse. Il arrive au bord d'un vieux puits. Il se penche pour voir s'il y avait de l'eau, et il découvre, au fond du puits, un homme entouré d'un lion, d'un singe et d'un serpent. Il décide de les sortir de là.

Il part chercher de longues lianes. Il attache une extrémité des lianes à une grosse branche située près du puits, et il jette l'autre extrémité dans le puits. Le singe se précipite et sort le premier du puits. Il est bientôt suivi du lion, puis du serpent. Il ne reste plus que l'homme à tirer d'affaire. Les animaux sortis du puits conseillent alors notre promeneur :

« Attention, surtout ne laisse pas cet homme sortir du puits ! »

Mais notre homme réplique : « Comment çà ? Je vous ai aidés à sortir, et j'abandonnerai mon semblable au fond de ce puits ! ». Et il aide l'homme à sortir du puits. Tous remercient notre promeneur, et lui promettent qu'ils n'oublieront jamais ce qu'il a fait pour eux.

Quelques jours plus tard, la famine sévissait toujours. Notre homme décide d'aller à nouveau en brousse, en quête de fruits sauvages. Il rencontre le singe qui lui demande : « N'est-ce pas toi qui nous a aidés à sortir du puits, l'autre jour ? ». L'homme lui répondit : « C'est bien moi ! ». Alors le singe lui rappelle qu'il lui avait promis de l'aider quand l'occasion se présenterait. Puis il invite notre homme à s'asseoir. Le singe appelle alors ses congénères qui arrivent nombreux. Il leur dit :

« Cet homme m'a sauvé la vie. Allez chercher les fruits du néré, et apportez-moi tout ce que vous aurez trouvé. ». Ils partirent aussitôt. Ils apportèrent une telle quantité de gousses de néré, que notre homme n'a pas réussi à emporter le tout à la maison.

Quelques jours plus tard, notre homme sort de chez lui, pour parcourir la brousse à la recherche de nourriture. Il croise le lion qui lui demande :

« N'est-ce pas toi qui nous a aidés à sortir du puits, l'autre jour ? ». L'homme lui répond : « C'est bien moi ! ». Alors le lion se met à rugir longuement, et une foule d'animaux sauvages se rassemble. Le lion leur dit : « Écoutez bien ma parole. C'est un ordre que je vous donne. Retournez en brousse, et rapportez moi sans tarder du gibier. »

Peu de temps après, les animaux sauvages reviennent avec quantité de gibier. Et voici notre homme, tout heureux, qui retourne à la maison ployant sous le poids du gibier.

Bientôt, il entend parler de l'homme qu'il avait sauvé. Ce dernier s'était mis au service d'un homme riche et puissant. Comme la famine sévissait toujours, il se dit qu'il va aller le trouver pour lui demander son aide.

Il arrive dans le village de cet homme riche et puissant au moment où la fête battait son plein. Il croise l'homme qu'il avait sauver du puits. Mais le regard haineux de celui-ci en dit long sur ses intentions ! Cet homme connaissait bien le chef du village. Il va le trouver pour lui dire : « Prends garde à toi. Un étranger vient d'entrer dans ton village. C'est un homme mauvais. Chaque fois qu'il entre dans un village, ce n'est que malheurs et destructions pour tous les villageois. Le seul remède : Il faut l'attraper, le ligoter et l'abandonner sur une haute colline. Trois jours après il faudra l'égorger et faire une fête en l'honneur des esprits du village pour écarter le malheur. »

Le roi suit aussitôt ces conseils. Et notre homme se retrouve sur la colline qui domine le village, sous un soleil brûlant. Il ne peut pas bouger. Les cordes avec lesquelles il a été ligoté le font souffrir, et le blessent cruellement. Parfois il gémit, parfois il hurle de souffrances. Un serpent passait par là. Il entend notre homme et s'approche : « N'est-ce pas toi qui nous a aidés à sortir du puits, l'autre jour ? ». L'homme lui répondit : « C'est bien moi ! ».

Le serpent reprend : « Je vais te donner un remède, une feuille magique. A l'aide de cette feuille, tu iras ressusciter le fils du chef de village que je vais aller mordre mortellement tout de suite. Toi, pour l'instant, n'arrête pas de crier ceci : ' Chez nous, un serpent ne peut pas nous faire de mal. S'il mord l'un d'entre nous, notre médicament le protégera ou le ressuscitera. »

Et le serpent entre au village. Il n'a pas de mal à trouver le fils du chef qu'il mort à la jambe, et bientôt notre homme entend les pleurs et les cris qui montent jusqu'à lui depuis la cour du chef. Au même moment, une vielle femme passe devant lui : elle rentre de la brousse avec son fagot de bois sur la tête. Elle entend notre homme qui crie : « Chez nous, un serpent ne peut pas nous faire de mal. S'il mord l'un d'entre nous, notre médicament le protégera ou le ressuscitera ».

Quand elle a déposé son fardeau, on lui annonce la mort du fils du village, mordu par un serpent. Elle va trouver le chef et lui rapporte les cris de notre homme ligoté et abandonné sur la colline : « Chez nous, un serpent ne peut pas nous faire de mal. S'il mord l'un d'entre nous, notre médicament le protégera ou le ressuscitera. »

Le chef ordonne alors d'aller détacher notre homme, de lui donner à boire, et de le conduire auprès de son fils. Bientôt notre homme se trouve auprès de l'enfant du chef, étendu sur une natte, sans vie. Il pose la feuille que le serpent lui a donné sur la tête de l'enfant. Celui-ci commence par éternuer, puis il se relève comme s'il sortait d'un profond sommeil.

Le chef se tourne alors vers notre homme pour le remercier, et lui promet de lui offrir tout ce qu'il demandera. Celui-ci, réclame alors la cervelle de celui qui a menti sur son compte. Ce dernier se trouvait alors auprès du chef. Celui-ci ordonne aussitôt de le saisir et de le mettre à mort, pour en donner la cervelle à notre homme. Ce qui fut fait sur le champ.

Conte en boore (apparenté au bwamu) - région de Bomborokuy - Zékuy : Nord-Ouest du Burkina Faso.
     

bunni


Les Fleurs de la Petite Ida

Les pauvres fleurs sont tout à fait mortes ! dit la petite Ida, elles étaient si belles hier soir, et maintenant toutes les feuilles pendent ! Pourquoi ? demanda-t-elle à l'étudiant assis sur le sofa.
Elle l'aimait beaucoup, l'étudiant, il savait les plus délicieuses histoires et découpait des images si amusantes : des cœurs avec des petites dames au milieu qui dansaient ; des fleurs et de grands châteaux dont on pouvait ouvrir les portes, c'était un étudiant plein d'entrain.
- Eh bien ! sais-tu ce qu'elles ont ? dit l'étudiant. Elles sont allées au bal cette nuit, c'est pourquoi elles sont fatiguées.
- Mais les fleurs ne savent pas danser ! dit la petite Ida.
- Si, quand vient la nuit et que nous autres nous dormons, elles sautent joyeusement de tous les côtés. Elles font un bal presque tous les soirs.
- Est-ce que les enfants ne peuvent pas y aller ?
- Si, dit l'étudiant. Les enfants de fleurs, les petites anthémis et les petits muguets.
- Où dansent les plus jolies fleurs ? demanda la petite Ida.
- N'es-tu pas allée souvent devant le grand château que le roi habite l'été, où il y a un parc délicieux tout plein de fleurs ? Tu as vu les cygnes qui nagent vers toi quand tu leur donnes des miettes de pain, c'est là qu'il y a un vrai bal, je t'assure!
- J'ai été dans le parc hier avec maman, dit Ida, mais toutes les feuilles étaient tombées des arbres et il n'y avait pas une seule fleur ! Où sont-elles donc ? L'été, j'en avais vu des quantités.
- Elles sont à l'intérieur du château, dit l'étudiant. Dès que le roi et les gens de la cour s'installent à la ville, les fleurs montent du parc au château et elles sont d'une gaieté folle.
- Mais, demanda Ida, est-ce que personne ne punit les fleurs parce qu'elles dansent au château du roi ?
- Personne ne s'en doute. Parfois, la nuit, le vieux gardien fait sa ronde. Il a un grand trousseau de clés. Dès que les fleurs entendent leur cliquetis, elles restent tout à fait tranquilles, cachées derrière les grands rideaux et elles passent un peu la tête seulement. "Je sens qu'il y a des fleurs ici", dit le vieux gardien, mais il ne peut les voir.
- Que c'est amusant ! dit la petite Ida en battant des mains, est-ce que je ne pourrai pas non plus les voir ?
- Si, souviens-toi lorsque tu iras là-bas de jeter un coup d'œil à travers la fenêtre, tu les verras bien. Je l'ai fait aujourd'hui, il y avait une grande jonquille jaune étendue sur le divan, elle croyait être une dame d'honneur !
- Est-ce que les fleurs du jardin botanique peuvent aussi aller là-bas ?
- Oui, bien sûr, car si elles veulent, elles peuvent voler. N'as-tu pas vu les beaux papillons rouges, jaunes et blancs, ils ont presque l'air de fleurs, ils l'ont été du reste. Ils se sont arrachés de leur tige et ont sauté très haut en l'air en battant de leurs feuilles comme si c'étaient des ailes et ils se sont envolés. Et comme ils se conduisaient fort bien, ils ont obtenu le droit de voler aussi dans la journée, de ne pas rentrer chez eux pour s'asseoir immobiles sur leur tige. Les pétales, à la fin, sont devenus de vraies ailes.
- Il se peut du reste que les fleurs du jardin botanique n'aient jamais été au château du roi, ni même qu'elles sachent combien les fêtes y sont gaies.
- Et je vais te dire quelque chose qui étonnerait bien le professeur de botanique qui habite à côté (tu le connais). Quand tu iras dans son jardin, tu raconteras à une des fleurs qu'il y a grand bal au château la nuit, elle le répétera à toutes les autres et elles s'envoleront. Si le professeur descend ensuite dans son jardin, il ne trouvera plus une fleur et il ne pourra comprendre ce qu'elles sont devenues !
- Mais comment une fleur peut-elle le dire aux autres fleurs ? Elles ne savent pas parler.
- Evidemment, dit l'étudiant, mais elles font de la pantomime ! N'as-tu pas remarqué quand le vent souffle un peu comme les fleurs inclinent la tête et agitent leurs feuilles vertes ? C'est aussi expressif que si elles parlaient.
- Est-ce que le professeur comprend la pantomime ? demanda Ida.
- Bien sûr. Un matin, comme il descendait dans son jardin, il vit une ortie qui faisait de la pantomime avec ses feuilles à un ravissant œillet rouge. Elle disait : « Tu es si joli, et je t'aime tant !» Mais le professeur n'aime pas cela du tout, il donna aussitôt une grande tape à l'ortie sur les feuilles qui sont ses doigts, mais ça l'a terriblement brûlé et depuis il n'ose plus jamais toucher à l'ortie.
- C'est amusant, dit la petite Ida en riant.
- Comment peut-on raconter de telles balivernes, dit le conseiller de chancellerie venu en visite et qui était assis sur le sofa. Il n'aimait pas du tout l'étudiant et grognait tout le temps quand il le voyait découper des images si amusantes : un homme pendu à une potence et tenant un cœur à la main, car il avait volé bien des cœurs.
Le conseiller n'appréciait pas du tout cela et il disait comme maintenant : «Comment peut-on mettre des balivernes pareilles dans la tête d'un enfant ? Quelles inventions stupides !»
Mais la petite Ida trouvait très amusant ce que l'étudiant racontait et elle y pensait beaucoup.
La tête des fleurs pendait parce qu'elles étaient fatiguées d'avoir dansé toute la nuit, elles étaient certainement malades. Elle les apporta près de ses autres jouets étalés sur une jolie table, dont le tiroir était plein de trésors. Dans le petit lit était couchée sa poupée Sophie qui dormait, mais Ida lui dit : « Il faut absolument te lever, Sophie, et te contenter du tiroir pour cette nuit ; ces pauvres fleurs sont malades, et si elles couchent dans ton lit, peut-être qu'elles guériront ! » Elle fit lever la poupée qui avait un air revêche et ne dit pas un mot, elle était fâchée de prêter son lit.
Ida coucha les fleurs dans le lit de poupée, tira la petite couverture sur elles jusqu'en haut et leur dit de rester bien sagement tranquilles, qu'elle allait leur faire du thé afin qu'elles guérissent et puissent se lever le lendemain. Elle tira les rideaux autour du petit lit pour que le soleil ne leur vînt pas dans les yeux.
Toute la soirée, elle ne put s'empêcher de penser à ce que l'étudiant lui avait raconté et quand vint l'heure d'aller elle-même au lit, elle courut d'abord derrière les rideaux des fenêtres dans l'embrasure desquelles se trouvaient, sur une planche, les ravissantes fleurs de sa mère, des jacinthes et des tulipes, et elle murmura tout bas: «Je sais bien que vous devez aller au bal ! »
Les fleurs firent semblant de ne rien entendre.
La petite Ida savait pourtant ce qu'elle savait ...
Lorsqu'elle fut dans son lit, elle resta longtemps à penser. Comme ce serait plaisant de voir danser ces jolies fleurs là-bas, dans le château du roi.
- Est-ce que vraiment mes fleurs y sont allées ?
Là-dessus, elle s'endormit.
Elle se réveilla au milieu de la nuit ; elle avait rêvé de fleurs et de l'étudiant que le conseiller grondait et accusait de lui mettre des idées stupides et folles dans la tête.
Le silence était complet dans la chambre d'Ida, la veilleuse brûlait sur la table, son père et sa mère dormaient.
«Mes fleurs sont-elles encore couchées dans le lit de Sophie ? se dit-elle. Elle se souleva un peu et jeta un coup d'œil vers la porte entrebâillée. Elle tendit l'oreille et il lui sembla entendre que l'on jouait du piano dans la pièce à côté, mais tout doucement. Jamais elle n'avait entendu une musique aussi délicate.
- Toutes les fleurs doivent danser maintenant ! dit-elle. Mon Dieu ! que je voudrais les voir ! Mais elle n'osait se lever.
«Si seulement elles voulaient entrer ici », se dit-elle.
Mais les fleurs ne venaient pas et la musique continuait à jouer, si légèrement. A la fin, elle n'y tint plus, c'était trop délicieux, elle se glissa hors de son petit lit et alla tout doucement jusqu'à la porte jeter un coup d'œil.
Il n'y avait pas du tout de veilleuse dans cette pièce, mais il y faisait tout à fait clair, la lune brillait à travers la fenêtre et éclairait juste le milieu du parquet. Toutes les jacinthes et les tulipes se tenaient debout en deux rangs, il n'y en avait plus du tout dans l'embrasure de la fenêtre où ne restaient que les pots vides. Sur le parquet, les fleurs dansaient gracieusement.
Un grand lis rouge était assis au piano. Ida était sûre de l'avoir vu cet été car elle se rappelait que l'étudiant avait dit : « Oh ! comme il ressemble à Mademoiselle Line ! » et tout le monde s'était moqué de lui. Maintenant Ida trouvait que la longue fleur ressemblait vraiment à cette demoiselle, et elle jouait tout à fait de la même façon qu'elle.
Puis elle vit un grand crocus bleu sauter juste au milieu de la table où se trouvaient les jouets. Il alla droit vers le lit des poupées et en tira les rideaux. Les fleurs malades y étaient couchées mais elles se levèrent immédiatement et firent signe aux autres en bas qu'elles aussi voulaient danser.
Ida eut l'impression que quelque chose était tombé de la table. Elle regarda de ce côté et vit que c'était la verge de la Mi-Carême qui avait sauté par terre. Ne croyait-elle pas être aussi une fleur ?
Il était très joli, après tout, ce martinet. A son sommet était une petite poupée de cire qui avait sur la tête un large chapeau.
La verge de la Mi-Carême sauta sur ses trois jambes de bois rouge, en plein milieu des fleurs. Elle se mit à taper très fort des pieds car elle dansait la mazurka, et cette danse-là, les autres fleurs ne la connaissaient pas.
Tout à coup, la poupée de cire du petit fouet de la Mi-Carême devint grande longue, elle tourbillonna autour des fleurs de papier et cria très haut : « Peut-on mettre des bêtises pareilles dans la tête d'un enfant ! Ce sont des inventions stupides ! » Et alors, elle ressemblait exactement au conseiller de la chancellerie, avec son large chapeau, elle aussi était jaune et aussi grognon. Les fleurs en papier lui donnèrent des coups sur ses maigres jambes et elle se ratatina de nouveau et redevint une petite poupée de cire.
Le fouet de la Mi-Carême continuait à danser et le conseiller était obligé de danser avec. Il n'y avait rien à faire : il se faisait grand et long et tout d'un coup redevenait la petite poupée de cire jaune au grand chapeau noir.
Les fleurs prièrent alors le martinet de s'arrêter, surtout celles qui avaient couché dans le lit de poupée, et cette danse cessa.
Mais voilà qu'on entendit des coups violents frappés à l'intérieur du tiroir où gisait Sophie, la poupée d'Ida, au milieu de tant d'autres jouets. Le casse-noix courut jusqu'au bord de la table, s'allongea de tout son long sur le ventre et réussit à tirer un petit peu le tiroir. Alors Sophie se leva et regarda autour d'elle d'un air étonné.
- Il y a donc bal ici, dit-elle. Pourquoi ne me l'a-t-on pas dit ?
- Veux-tu danser avec moi ? dit le casse-noix.
- Ah ! bien oui ! tu serais un beau danseur !
Et elle lui tourna le dos. Elle s'assit sur le tiroir et se dit que l'une des fleurs viendrait l'inviter, mais il n'en fut rien : alors elle toussa, hm, hm, hm, mais personne ne vint.
Comme aucune des fleurs n'avait l'air de voir Sophie, elle se laissa tomber du tiroir sur le parquet dans un grand bruit. Toutes les fleurs accoururent pour l'entourer et lui demander si elle ne s'était pas fait mal, et elles étaient toutes si aimables avec elle, surtout celles qui avaient couché dans son lit.
Elle ne s'était pas du tout fait mal, affirmait-elle, et les fleurs d'Ida la remercièrent pour le lit douillet. Tout le monde l'aimait et l'attirait juste au milieu du parquet, là où scintillait la lune, on dansait avec elle et toutes les fleurs faisaient cercle autour. Sophie était bien contente, elle les pria de conserver son lit.
Mais les fleurs répondirent :
- Nous te remercions mille fois, mais nous ne pouvons pas vivre si longtemps. Demain nous serons tout à fait mortes. Mais dis à la petite Ida qu'elle nous enterre dans le jardin, près de la tombe de son canari, alors nous refleurirons l'été prochain et nous serons encore plus belles.
- Non, ne mourez pas, dit Sophie en embrassant les fleurs.
Au même instant la porte de la salle s'ouvrit et une foule de jolies fleurs entrèrent en dansant. Ida ne comprenait pas d'où elles pouvaient venir, c'étaient sûrement toutes les fleurs du château du roi. En tête s'avançaient deux roses magnifiques portant de petites couronnes d'or : c'étaient un roi et une reine. Puis venaient les plus ravissantes giroflées et des œillets qui saluaient de tous côtés. Ils étaient accompagnés de musique : des coquelicots et des pivoines soufflaient dans des cosses de pois à en être cramoisies. Les campanules bleues et les petites nivéoles blanches sonnaient comme si elles avaient eu des clochettes. Venaient ensuite quantité d'autres fleurs, elles dansaient toutes ensemble, les violettes bleues et les pâquerettes rouges, les marguerites et les muguets. Et toutes s'embrassaient, c'était ravissant à voir.
A la fin, les fleurs se souhaitèrent bonne nuit, la petite Ida se glissa aussi dans son lit et elle rêva de tout ce qu'elle avait vu.
Quand elle se leva le lendemain matin, elle courut aussitôt à la table pour voir si les fleurs étaient encore là, et elle tira les rideaux du petit lit ; oui, elles y étaient mais tout à fait fanées, beaucoup plus que la veille.
Sophie était couchée dans le tiroir, elle avait l'air d'avoir très sommeil.
- Te rappelles-tu ce que tu devais me dire ? demanda Ida.
Sophie avait l'air stupide et ne répondit pas un mot.
- Tu n'es pas gentille, dit Ida et pourtant elles ont toutes dansé avec toi.
Elle prit une petite boîte en papier sur laquelle étaient dessinés de jolis oiseaux, l'ouvrit et y déposa les fleurs mortes.
- Ce sera votre cercueil, dit-elle, et quand mes cousins norvégiens viendront, ils assisteront à votre enterrement dans le jardin afin que l'été prochain vous re- poussiez encore plus belles.
Les cousins norvégiens étaient deux garçons pleins de santé s'appelant Jonas et Adolphe. Leur père leur avait fait cadeau de deux arcs, et ils les avaient apportés pour les montrer à Ida. Elle leur raconta l'histoire des pauvres fleurs qui étaient mortes et ils durent les enterrer.

Hans Christian Andersen

bunni


L'Écureuil

Il y avait une fois, au Cazal de Chalabre, une pauvre femme qui gagnait péniblement sa vie. Elle avait un fils qui s'appelait Gros-Jean. Il était beau et paresseux. Elle l'adorait ; elle disait à tout le monde :
– Mon Gros-Jean ne sera pas comme moi, misérable. Je saurais lui trouver un métier qui fait devenir riche.
Mais tout le monde lui riait au nez. Ces gens pauvres et simples pour qui la vie n'était qu'une longue fatigue, ne pensaient qu'il fût possible à des paysans de s'évader de leur misère.
Or, un soir dans la forêt de Sainte-Colombe, notre bonne femme fit rencontre d'un sorcier qui lui dit :
– J'ai ton affaire. Je me charge d'enseigner à ton fils l'art de se changer en toutes sortes d'animaux et de reprendre chaque fois sa forme humaine après six jours. Je le garderais trois ans, et te le rendrai alors, si seulement tu peux le reconnaître. Sinon, il restera à mon service.
– Que je ne reconnaisse pas mon Gros-Jean, s'écria la bonne femme, moi qui lui ai donné la vie, qui l'ai nourri et qui ne l'a jamais quitté !
Elle le laissa sans trop de crainte et, après lui avoir fait ses adieux, retourna au Cazal, soutenue, à présent, par l'espérance que son fils connaîtrait un jour le métier qui fait devenir riche.

Quand les trois ans furent passés, elle prit le chemin de la forêt. Dans une clairière, elle vit le sorcier au milieu d'un grand nombre de vaches.
– Tu viens chercher ton fils ? dit-il. C'est une de ces vaches. Regardes-les. Tu sais mes conditions. Elles n'ont pas changées.
La pauvre femme fut perplexe. Elle fit le tour de la clairière, regarda les vaches l'une après l'autre dans les yeux, et enfin elle dit :
– Celle-là est mon fils !
– Tu as raison, dit le sorcier. J'ai perdu. Emmène-la, elle est à toi.
La bonne femme revient toute heureuse au village. Elle pensait :
– Mon Gros-Jean connaît à présent la magie. Au bout de six jours, il redeviendra un jeune homme. En attendant, j'aurai son lait. Je lui ai donné le mien quand il était petit ; maintenant, c'est lui qui va me nourrir.
En effet, il resta vache pendant six jours, puis redevint Gros-Jean comme devant, mais plus grand et plus beau.
Sa mère l'embrassa, lui fit fête, puis elle lui dit :
– Tous ces jours-ci, mon fils, j'avais ton lait en abondance et j'étais presque riche. Qu'allons-nous devenir à présent ?
– Ne te mets pas en peine, petite mère, dit Gros-Jean. Attendons l'occasion.

Cette année-là, décembre fut splendide. Le ciel était bleu, il faisait doux et tout le monde était dehors. La fille du château, la jolie Nathalie, qui venait juste d'avoir vingt ans, passa par le Cazal ; elle aperçut notre Gros-Jean, et se dit :
– Ce garçon est plus beau que tous mes prétendants ; c'est dommage qu'il ne soit qu'un paysan...
Gros-Jean, lui aussi, avait vu Nathalie et leurs regards s'étaient croisés ; mais jamais il n'aurait osé lui parler. Pensez donc : la fille du château !
Cependant, il ne dormit pas de la nuit, il n'avait qu'elle devant les yeux. Le lendemain matin, il dit à sa mère : je serai absent quelques jours, attends-moi.
Et la mère pensa : Mon Gros-Jean va chercher aventure.
Il partit vers Chalabre. En chemin, il se changea en écureuil, sauta de branche en branche et arriva dans le parc du château. Au pied de l'arbre où il était, il entendit une voix douce qui disait :
– Je voudrais aimer un jeune homme qui soit bon et beau. Tous ceux qui sont venus à moi me déplaisent. Je ne suis cependant pas difficile, et je ne suis pas fière. Ce paysan que j'ai vu hier au Cazal, me plairait : il est plus beau que les fils des seigneurs... Je voudrais aimer et être aimée...
Alors l'écureuil descendit de l'arbre et se posa devant la jeune fille. Elle tendit la main pour le caresser. L'animal se laissa faire.
– Que vous êtes joli, mon petit écureuil, disait-elle. Beaux yeux étincelants, fourrure soyeuse, queue en panache ; que vous êtes joli !
Folle de lui, elle l'emporta au château et le garda constamment auprès d'elle. Tout le jour elle jouait avec lui. Quand il lui caressait avec sa queue les lèvres ou le cou, elle éclatait de rire. Le soir, elle le prenait dans son lit et lui disait : " Bonne nuit, mon petit ami, dormez bien, jusqu'à demain matin. "

Ce beau manège avait duré six jours.
Or la sixième nuit, qui était la nuit de Noël, Nathalie, après avoir assisté à la messe de minuit, et convenablement réveillonné, monta dans sa chambre et coucha, comme les autres soirs, l'écureuil auprès d'elle. Elle vit ses paupières trembler. Elle pensa qu'il avait la fièvre, et le serra contre son cœur.
Or ce n'était pas de fièvre que l'écureuil tremblait. C'était d'inquiétude. Il savait qu'il allait redevenir Gros-Jean cette nuit même, et il se demandait s'il était décent de rester en forme de jeune homme dans le lit de cette jeune fille.
– Bonne nuit, mon petit ami, dormez bien jusqu'à demain matin. L'écureuil ferma les yeux et Nathalie s'endormit tout de suite parce qu'il était très tard.
Bientôt, elle sentit des lèvres qui baissaient les siennes. Elle crut que c'était un rêve que le petit Jésus lui envoyait, un joli rêve de Noël ; et le baiser continuait très long, très doux. Elle n'ouvrit pas les yeux, pour ne pas que le rêve s'envole. Elle se sentait embrassée, caressée, enlacée de plus en plus étroitement.
– Je dors encore, disait-elle, quand je serais tout à fait éveillée, hélas, tout cela s'en ira...
Elle finit bien par se réveiller, et elle vit qu'elle était dans les bras d'un vrai jeune homme, elle eut honte, et voulu se lever et s'enfuire... mais elle se sentit plus faible que l'autre ; et cet autre avait des yeux très beaux et des regards très doux ; à la lueur de la veilleuse rouge, elle le reconnu : c'était le grand jeune homme qu'elle avait admiré au Cazal... Ils restèrent un instant silencieux et inquiets, puis se demandèrent l'un et l'autre pardon. De quoi ? ils ne savaient pas bien, mais ils se pardonnèrent et causèrent gentiment jusqu'au matin.

Et à peine levée, Nathalie alla dire à son père :
– Si vous vouliez me donner pour mari, ce jeune homme, j'en serai très heureuse.
– Pour mari ? ma fille. Il est fort bien, sans doute, et d'agréable mine ; mais qui est-il ? d'où vient-il ? Je ne le connais pas !
– Il n'est encore que Gros-Jean du Cazal, mais il sera comte si vous voulez, puisque de fils, vous n'avez point.
Les noces eurent lieu une semaine après, juste le premier jour de l'an. Gros-Jean alla chercher sa mère, l'installa au château, et tout le monde fut heureux.
Et les paysans disaient entre eux, avec un air malin :
– La mère de Gros-Jean est une fine mouche. Elle a trouvé pour son fils, le métier qui fait devenir riche...

Conte de l'Aude
PIERRE VALMIGÈRE